mardi 28 octobre 2014

Quantum

Quantum : Caisse, somme d'argent. — Latinisme. — « Encore cent mille francs ! il est allé faire une saignée nouvelle à son quantum. » (Ricard.)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

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lundi 27 octobre 2014

Misery : écrire pour survivre — Troisième partie & fin

Chapitres précédents :
Introduction
I. Les livres sacrés

II. « »

III.  Écrire ou mourir

     Dans son ouvrage L'écrit au cinéma, Michel Chion écrit : « les écritures dactylographiées – peu importe si l'on écrit avec dix doigts, deux pouces, ou un index – effacent les traces des gestes qui les ont créées » (p.107). La première image du roman Misery met en scène la machine à écrire de manière frontale. Toute la part d'humanité à disparu. On ne voit plus l'homme derrière la machine, seulement les lettres noires s'incruster sur le papier blanc. La saga des Misery sont des livres de commande de l'éditeur, c'est une écriture sous la contrainte. Cette retenue de la créativité est le fil directeur de toute la relation d'Annie et de Paul. Misery ne doit pas mourir, c'est une loi à ne pas transgresser sous peine de mort dans d'affreuses souffrances. L'écriture devient un chantage, une torture. Dans la maison de sa ravisseuse, le nouveau bureau de Paul est placé à côté de la fenêtre de sa chambre. Enfermé à clé toute la journée dans ce nouvel espace, la solitude, l'angoisse et l'obligation de création côtoient le sentiment de liberté, d'évasion provenant de la montagne enneigée où se situe le chalet.
      Sur l'affiche officielle du film on peut lire : « Paul Sheldon écrivait pour gagner sa vie. Maintenant, il écrit pour rester en vie ». L'épisode de Misery arrive dans la vie de Paul Sheldon au moment où il décide de plus gagner sa vie en écrivant sa fameuse saga, mais en s'orientant vers un autre type d'écrit, plus personnel. C'est donc au moment où il décide de ne plus, d'une certaine manière, gagner sa vie mais plutôt de vivre sa vie, que ses romans deviennent le début de sa fin. L'un des premiers plans met en scène ce mot « fin ». À la dernière page de son roman dactylographié, la main de l'écrivain tenant un crayon à papier entre dans le cadre, et écrit sur la feuille. On constate l'évolution du rapport à l'écriture. De notre perception d'une machine autonome, on a l'introduction d'une part humaine. Cette cohabitation sera le mot d'ordre du processus de création chez Annie. La machine à écrire du chalet n'a plus la lettre « n ». Il faudra les rajouter par la suite. À l'écriture standard s'ajoute l'écriture manuscrite, c'est à dire la variation, le hasard. Même avec des écritures personnelles, toutes nos lettres ne sont pas toujours formées de la même manière. L'écriture formatée semble désigner un destin tout tracé, une mort certaine, tandis que l'apport manuscrit est un pas, une chance de survivre. Et c'est justement sur cette oscillation entre espoir et fatalité que Rob Reiner va jouer dans sa mise en scène globale. Le spectateur est également associé au déroulement de la rédaction du roman. Sur son écran, il peut voir défiler les chapitres (« chapitre 5 », « chapitre 12 »...), et peut attraper au vol quelques mots.
      D'autres indices annoncent l'écriture comme une destruction. En revenant du magasin, Annie rapporte du papier à son écrivain. La fibre fait baver l'encre. C'est une représentation explicite de la perte de sens et d'une histoire qui sera vouée à l'échec avant même d'avoir démarré. À nouveau le doigt de l'écrivain se glisse dans le cadre. Anticipation sur le fait que l'homme sera à l'origine de l'anéantissement : Annie séquestre et torture physiquement Paul, il la tuera psychologiquement dans un premier temps en brûlant son roman sous ses yeux, puis dans un deuxième temps physiquement en utilisant sa machine à écrire pour lui fracasser le crâne à deux reprises.
     Enfin, l'image cinématographique tisse un lien avec l'adaptation de Shining de 1980 par Kubrick. Cette fois le sujet est l'écrivain qui n'écrit plus. Dans un huis clos, un univers qui en somme n'est pas humain dans le sens où il ne respecte pas les droits de l'homme, l'homme se retrouve seul face à lui-même. Paradoxalement, cette rencontre n'est pas fructueuse. L'enfermement laisse place à la folie. Dans Shining, Jack Torrance se laisse embarquer dans une folie meurtrière, tandis que dans Misery, Annie est la réincarnation d'un démon. Cette (dé)possession de l'esprit, influe sur l'acte de création et rend le langage écrit vide et répétitif.    


     Chaque histoire de Stephen King, est marquée par une présence impalpable et omniprésente. Dans Christine, elle rend un adolescent amoureux de sa voiture. Les animaux de Simetierre, reviennent à la vie. Et c'est cette présence qui conduit les gardiens de l'hôtel de Shining à commettre des meurtres. Annie Wilkes est l'incarnation de ce phénomène mystique et maléfique. Elle est d'autant plus effrayante qu'elle semble réelle. Sa relation avec le personnage de fiction Misery la rend humaine et participe à un procédé d'identification avec le spectateur. En effet on a tous été fan d'un personnage de fiction. Cependant cette relation s'évapore dès qu'Annie s'intéresse de plus près au travail de Paul. Le côté psychotique du personnage apparaît. L'écriture sera affectée par cette pathologie et la représentation sera tiraillée entre des plans sur la machine à écrire avec une police formatée, et un côté plus humain avec l'introduction dans le cadre des mains de l'auteur.
     Annie, Paul et Misery forment un trio inséparable. Si le personnage de la fiction littéraire meurt, ceux de la fiction cinématographique meurent également. Paul est brûlé et Annie est anéantie. Rob Reiner réussit à l'écran à recréer ce lien étroit que Stephen King imaginait en 1987. Une autre connexion naît trente ans plus tard et rapproche Annie de N. Tous les deux psychotiques ont des troubles obsessionnels du comportement. Cette démence semble être véhiculée par la lettre « n ». Comme un poison, une maladie héréditaire, il ne serait pas étonnant de la retrouver dans la descendance littéraire de ces deux personnages.



Fiche technique

Titre : Misery
Réalisation : Rob Reiner
Scénario : William Goldman d'adapté un roman de Stephen King
Acteurs : James Caan (Paul Sheldon, Kathy Bates (Annie Wilkes), Lauren Bacall (Marcia Sindell), Richard Farnsworth (Buster), Frances Sternhagen (Virginia)...
Pays : États-Unis
Durée : 1h47 min
Musique : Marc Shaiman
Directeur de la photographie : Barry Sonnefeld
Montage : Robert Leighton
Budget 20 millions de dollars
Genre : Thriller, Horreur, Drame



Sources

http://sitecoles.formiris.org/?WebZoneID=590&ArticleID=1807
Dictionnaire des symboles, J. Chevalier et A. Gheerbrant — Robert Laffont, coll. Bouquins, 1997
La Bible de Jérusalem — Les éditions du Cerf, 1998
L'écrit au cinéma, Michel Chion — Armand colin, 2013
DVD Shining, Stanley Kubrick, 1980
DVD Misery, Robb Reiner, 1990


dimanche 26 octobre 2014

P. (Faire le)

P. (Faire le) : Faire mauvaise mine (Grandval.) V. Pet.

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

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vendredi 24 octobre 2014

Misery : écrire pour survivre — Deuxième partie

II. « »

     Face à la progression de l'écriture du nouveau roman, les réactions d'Annie Wilkes peuvent paraître des plus étranges. Il semblerait que la présence (et l'absence) de la lettre « n » soient la clef de ses troubles du comportement. La représentation de cette lettre n'est pas au centre du film de Rob Reiner, il est cependant intéressant de s'y attarder, car « n » est l'introduction de la présence de Dieu dans la narration. C'est cet aspect qui régit le comportement d'Annie, et donc son rapport à l'écriture ainsi que les choix de plans et de montage cinématographique évoqués notamment dans la première partie.
      « N » is my Name, i'm insane... En 2008, Stephen King publie un recueil de nouvelles, Juste avant le crépuscule. Contrairement aux autres, la huitième est inédite, elle est intitulée N. La nouvelle relate le traitement psychiatrique d'un comptable, photographe amateur, qui est persuadé d'être le gardien d'un portail entre deux mondes situé sur le terrain Ackerman. Après s'être rendu là-bas pour une séance photo, l'homme, par des événements inexplicables en est ressorti complètement névrosé. Durant ses séances, son médecin est de plus en plus intrigué par l'histoire de son patient. Il se rend également à l'emplacement décrit par N. Il est alors affecté des mêmes troubles obsessionnels compulsifs. Leur folie respective les mènera tous les deux au suicide. L'héritage de la folie au centre de cette histoire semble puiser son origine dans Misery. Annie Wilkes souffre de troubles affectifs et dans une certaine mesure de bipolarité. Quotidiennement, elle passe d'un état irrité, colérique, à une joie, une surexcitation exacerbée. Ces symptômes se révèlent dès le début de l'histoire, la première fois que Paul Sheldon l'autorise à lire quelques page de son écrit. L'euphorie laisse vite place à une rage incommensurable quand elle découvre la mort de Misery. Elle se sent personnellement offensée.
Misery appartient au domaine de la fiction et Annie est là pour ressentir les choses à sa place. Reiner multiplie les gros plans sur le visage de l'actrice, ce qui permet aux spectateurs de voir avec précision les variations instantané de ses expressions. La mort de l'héroïne secoue Annie dans son fort intérieur. Comme l'incarnation réelle du personnage, elle se sent étouffée, enterrée vivante, et crie de rage et de douleur pour se faire entendre par Paul.
      Elle peut également passer d'une phase suicidaire à un comportement enfantin et naïf quand elle présente à Paul son cochon nommé Misery. Annie répond à des critères de troubles de la personnalité de type schizophrénique. Elle vit seule bien loin de la ville, elle n'a pas d'amis proches et de relations avec l'extérieur. Elle préfère la compagnie de son cochon à celle des humains. À presque la cinquantaine, elle saute dans tous les sens de manière très enfantine quand elle est heureuse mais redeviens tout de suite plus adulte dès qu'il s'agit d'émotions négatives telle que la frustration. Un autre aspect très important est qu'Annie ne ressent aucune empathie et ne semble en aucun cas avoir de regrets pour son comportement destructeur. Elle pense que Paul est heureux avec elle. Sa perception de la vie et la réalité des relations humaines est en décalage, fantaisiste, certainement du à la relation qu'elle entretient avec Dieu. Elle considère sa rencontre avec Paul divine :
« J'ai demandé à Dieu et Dieu m'a dit je te l'ai amené pour que tu puisses lui montrer le chemin »
À nouveau on pourrait citer comme illustration de cette idée la mise en place de l'autel dédiée à Paul dans son salon.
     La schizophrénie et la présence de Dieu sont également introduites par la lettre « N ». La machine à écrire que Annie apporte à Paul de possède plus de « n ». Dans la mise en scène de Reiner, cet objet « amputé » nous est présenté dans un cadre très serein. Les deux acteurs jouent avec un grand sourire. Pour Annie, c'est le signe que elle et son auteur fétiche devaient se rencontrer. « n » est une réconciliation. L'infirmière parle calmement et se met au service de l'écrivain pour collaborer à l'écriture du roman : elle voudrait rajouter la lettre manquante manuellement. Mais peu importe à qui appartiendrait la main intervenant sur le manuscrit. Cette main ici renverrait à trois personnalité, trois esprits, et ce serait ce « n » qui définirait qui pourrait intervenir sur le manuscrit ou non. On retrouve la lettre dans Paul SheldoN et ANNie. Pourquoi deux « n » dans Annie ? Car elle est possédée. Dieu l'habite. Les gros plans sur son visage illuminé peuvent nous faire penser aux icônes religieuses. Le duo du huis clos évolue alors en un trio humain et divin, comme un manque à combler.
     « N » comme négation... Dans une réflexion plus large, on peut constater que le livre en lui même ne se suffit plus: les romans sont adaptés à l'écran. La nouvelle N. est transposée en bande dessinée. Dans notre société iconophage, où nous avons constamment le besoin de voir les choses, l'apport visuel donne à l’œuvre une crédibilité.
Dans Misery, le « n » est présent pour nous rappeler que toute œuvre n'existerait pas sans l'être créateur. Le « n » manquant de la machine à écrire renvoie à la nécessité de l'acte d'écrire pour l'être humain, et l'invention de toute fiction. Toutes les histoires que nous lisons proviennent de l'imaginaire de quelqu'un. Le « n » des noms des personnages seraient alors la marque que l'homme est la créature de Dieu. Or il faut noter que l'ordre du monde est bouleversé par cette créature qu'est l'être humain. Les paroles saintes sont ou mal interprétées ou transgressées. Dans la Bible, Adam et Ève goûtent au fruit interdit. Dieu les punit :
« Et Yahvé Dieu le renvoya du jardin d’Éden pour cultiver le sol d'où il avait été tiré. Il bannit l'homme et il posta devant le jardin d’Éden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l'arbre de vie. » (Genèse 3, 23-24)
     Dans Misery, Annie pense devoir guider Paul. Il s'agirait de faire renaître par le feu donc, son personnage fétiche, puis se suicider après avoir tiré sur l'écrivain. Il est difficile de trouver une réponse au suicide dans la Bible aux vues de des morts héroïques et autres martyrs. Le terme en lui-même n'existe pas. Cependant dans la première épître aux Corinthiens, il est dit que la vie d'un chrétien ne lui appartient pas, elle appartient à Dieu :
« Si son œuvre est consumée, il en subira la perte ; quand a lui il sera sauvé, mais comme à travers le feu. Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu, et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un détruit de temple de Dieu, celui-là Dieu le détruira. Car le temple de Dieu est sacré, et ce temple, c'est vous » (Corinthiens 3, 15-17)
« Ainsi donc, que nul ne se glorifie dans les hommes ; car vous êtes à vous, Soit Paul, soit Apollos, soit Céphas, soit le monde, soit la vie, soit la mort, soit le présent soit l'avenir. Tout est à vous ; mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (Corinthiens 3, 21-22)
     À l'échelle de la fiction, Annie envisagerait sa mort et celle de Paul comme une révérence. D'un point de vu extérieur, elle est donc dans un acte totalement à l'encontre des pratiques d'un bon chrétien. Mais elle qui est « n », créée par Dieu, devient alors son propre ennemi et celui de son entourage. « N » is your enemy...

lundi 20 octobre 2014

Objectif

Objectif : But. — On a fait un abus incroyable de ce mot depuis 1870, époque où le général Trochu s'en servit fréquemment dans ses rapports militaires. « Napoléon III protesta que son objectif était l'alliance avec l'Angleterre. » (Figaro.)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

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samedi 18 octobre 2014

Misery : écrire pour survivre — Première partie

(Une nouvelle venue sur le blogue, pour le plus grand plaisir des amateurs de cinoche...)
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« L'acte d'écrire peut ouvrir tant de portes, comme si un stylo n'était pas vraiment une plume mais une étrange variété de passe-partout »
 Stephen King, La Ligne Verte
   
     Paul Sheldon est l'auteur de la saga Misery. Après un accident de voiture, il est recueilli par sa plus grande fan, Annie Wilkes, ancienne infirmière. En possession des dernières aventures de son héroïne, il accepte de laisser cette femme lire cet opus. En découvrant la mort de son personnage fétiche, Annie séquestre, torture et oblige Paul à réécrire son livre et à ressusciter le personnage de Misery. Dans ce huis clos infernal, les mois passent. Paul travaille complètement isolé à son nouveau bureau sur une machine sans lettre « n ». Pour éviter toute fuite, Annie brise les jambes de Paul, l'attache à son lit et l'enferme à double tour. La seule issue est d'écrire pour survivre. Entre temps, le shérif de la ville, Buster, apprend la disparition de l'écrivain. Il va enquêter en commençant par se renseigner sur ces romans à succès.
     Quatre ans après l'adaptation de la nouvelle Le corps (The Body) de Stephen King, donnant naissance au film Stand By Me, Rob Reiner s'intéresse à Misery. À l'inverse d'écrivain qui n'écrivent pas comme Barton Fink (Joel et Ethan Coen (1991), Gil Pender dans Minuit à Paris (Woody Allen, 2011), ou bien Hall Baltimore dans Twixt (Francis Ford Coppola, 2011), Paul est un auteur prolifique. Il l'est avant sa rencontre avec Annie, il le reste durant son kidnapping et, à la fin, on devine le succès de son roman relatant son cauchemar. Cependant cette écriture chez sa fan ne se fait pas sans peine. Une atmosphère mystique et divine pèse sur la maison. Elle affectera la relation entre Annie, Paul et leur travail sur l'écriture du nouveau roman. Comment cette ambiance mystique et malsaine va-t-elle s'immiscer dans la représentation de l'écriture à l'écran ? En quoi la relation que les personnages entretiennent avec les romans de Misery va-t-elle les mener à leur propre fin ? Tout d'abord la mise en scène sacralise les objets ayant un rapport avec le thème de l'écriture, puis l'absence de lettre « n » sur la machine nous emmène vers un univers psychotique, enfin le chantage d'Annie impose à Paul un nouvel impératif : écrire ou mourir.

I. Les livres sacrés

     La sacralisation de l'écriture dans le film s'établit à travers trois types d'objet : la photo dédicacée de Paul Sheldon qu'Annie arbore fièrement dans son salon, les livres de la saga Misery, l'album souvenir.



     Les premières fois que le manuscrit du nouveau livre apparaît à l'écran, il est encore dans la sacoche de Paul. Robb Reiner insiste sur cet objet. Durant les sept premières minutes du film, la sacoche est mise en scène quatre fois. Les photogrammes 1 et 2 montrent sont utilisation comme simple moyen de transport, tandis que la représentation 3 nous indique une valeur sentimentale, elle est « une vieille amie », et peut être une confidente à qui il confierait des secrets. La scène se déroule dans le bureau de son éditrice. Une affiche de Misery est placardée en arrière-plan de l'image. La pièce est imprégnée de ce personnage de fiction. Paul dit avoir transporté son premier ouvrage dans cette sacoche. Elle renvoie donc à un avant Misery, ce qui lui permet de l'associer à son métier d'écrivain, à ce qu'il est. Elle devient une extension de Paul lui-même. Enfin, dans la mise en scène 4 se situe juste après le dérapage de la voiture de Paul. On voit Annie le sortir du véhicule, le réanimer, puis la caméra suit son déplacement et le spectateur la voit attraper la sacoche et la ranger à toute vitesse dans son manteau, comme si elle savait déjà ce qu'elle contenait. La sacoche protège son contenu mais également d'une certaine manière son créateur : le livre survit miraculeusement à l'accident et Paul est également vivant. Mais à peine ouverte par Annie, l'auteur est mis à nu, sans défense, il est dépossédé de sa création, et elle peut le manipuler à sa guise.
   
     Le livre devient l'objet de toute convoitise à partir du moment où Annie rencontre Paul. La femme est obsédée par le roman. Pour elle, l'héroïne Misery Chastain est un guide, une complice, une vraie amie. Au retour de sa première excursion en centre ville, elle revient avec un exemplaire de la saga : Misery's Child (l'enfant de Misery). On la voit le brandir fièrement comme un trophée, comme une révélation. Misery est son Messie. La caméra suit la femme avec le livre à la main. Le plan n'est jamais coupé car elle ne peut pas être dissociée de ces romans, il font partie d'elle comme la sacoche de Paul faisait partie de lui.
      Après un début de lecture du nouvel essai de son écrivain préféré, Annie est dévastée par la découverte de la mort de SON personnage. À partir de ce moment, le film sombre dans un thriller psychologique, une folie dévastatrice qui n'aurait pour finalité que la purification par le feu. Ces flammes ont un rôle central dans la représentation de l'écriture dans Misery. Annie est une femme très pieuse. On remarque dans sa maison un autel dédié à Paul Sheldon et à sa saga romanesque. Au centre, un portrait dédicacé. On ne peut que penser à un lieu de recueillement, de confession. Dans la Bible, les flammes sont sources de lumière, de destruction mais également de délivrance, de purification ou de châtiment pour les infidèles. Dans l'Espagne du XVe siècle, à la fin de la Reconquista chrétienne, les tribunaux de l’Inquisition instaurent des exécutions par le feu des hérétiques du pays. Ce feu de colère détruit tout ce qui va à l'encontre de la volonté de Dieu. Ainsi les villes de Sodome et Gomorrhe, où règnent vice et corruption, sont ravagées par les flammes :
    « Au moment où le soleil se levait sur la terre et que Lot entrait à Coar, Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du souffre et du feu venant de Yahvé, depuis le ciel, et il renversa ces villes et toute la Plaine, tous ses habitants et la végétation du sol » (Genèse 19, 23-25)
      Ici le péché est le meurtre du personnage de Misery. Annie refuse qu'un meurtre se déroule sous son toit. Soit Paul accepte de brûler son livre, impie, emprunt de péché et de haine, soit elle carbonise l'homme dans son lit, elle se débarrasse de l'assassin. Le livre sera sacrifié. Cependant, on ne le voit pas totalement se réduire en cendre. La purification n'a pas atteint sa fin, il reste quelque chose de pourri dans cette relation à l'écriture. L'écrivain le démontre à la fin du film, juste avant de dévoiler le grand final du nouvel ouvrage co-écrit avec Annie. Il y met le feu, devant son visage paniquée. La scène se termine dans un excès de violence où il lui fera manger les cendres de l'objet consumé avant de la tuer à coups de machine à écrire. Tous les éléments qui ont servis à ressusciter Misery se retourne contre Annie. Sa prière, son désir de revoir un jour son personnage n'a pas été exécuté dans une logique saine et pieuse, mais plutôt satanique. Elle réanime l'héroïne romanesque après un acte de destruction par les flammes de l'ancien roman. Ce procédé n'est purificateur qu'à la fin, lorsque le nouveau roman et la femme démoniaque qui en est à l'origine, sont tous les deux de retour à l'état de poussière. Le livre se consume et la femme en avale les cendres étendue au sol. Les allumettes et le petit bidon aux inscriptions « allume feu » sont deux objets récurrents dans le film. Dans la scène d'ouverture, juste après avoir rangé son nouvel essai dans sa sacoche, on voit Paul allumer une cigarette. Suite à ces heures et des heures de travail devant sa machine, la cigarette permet une relaxation, une purification en somme. Quant à Annie, elle s'en sert une première fois en menaçant Paul de le brûler si il ne sacrifie pas son livre, et un renversement de situation finale donne à Paul l'opportunité de les utiliser pour mettre fin à son calvaire.
     L'écriture s'inscrit dans une relation de manipulation et d'interdépendance. Celui qui détient le livre a le pouvoir, est possédé. En arrivant chez sa fan, Paul se voit justement dépossédé de son écrit et de sa créativité, d'une part car l'objet écrit est emmené hors de la pièce (on voit dans un plan fixe Annie sortir de la chambre avec la sacoche sous le bras), d'autre part car la nouvelle histoire lui sera imposée. Ce jeu de domination apparaît à plusieurs reprises.
     Annie est le personnage le plus mystique habitée par la fiction. L'écriture progressive la rend tantôt surexcitée comme une enfant attendant ses cadeaux de Noël au pied du sapin, tantôt hors d'elle, violente, telle une rage animée par un démon.
     Un deuxième exemple de cette possession mystique se retrouve vers la fin du film. La scène se concentre sur le travail de Paul face à sa nouvelle obligation. On le voit dans une frénésie, une dynamique créative et physique. Jambes immobilisées dans le plâtre, ses doigts tapent à une vitesse vertigineuse. Il reprend le contrôle de son écrit. La fin du livre signifie le retour à la liberté. Rob Reiner utilise le procédé de l'ellipse pour nous signifier une longue période de travail, seul les temps forts sont présentés à l'écran, menés par un concerto de piano de Tchaïkovski. Le morceau composé en majeur et le tempo allegro ajoutent à la scène une dynamique créatrice et positive. Les lettres tapées défilent à l'écran. Le spectateur est associé à l'écriture, et comme le personnage de Paul, il voit enfin un échappatoire à ce huis clos qui pour le moment n'était source que de destruction. Pour en revenir à la notion d'interdépendance, une phrase permet de tisser un lien entre ce que l'on pourrait nommer une « Trinité Littéraire ».
« Il y a une justice supérieure à celle des hommes, c'est LUI qui me jugera »
     Cette phrase, extraite d'un roman de Misery, apparaît une première fois dans la bouche du Shérif Buster. Le titre exact du roman qu'il est en train de lire est Misery's Trial (Le procès de Misery). Au fil de ses recherches sur la disparition de Paul Sheldon, le shérif redécouvrira dans un article à la bibliothèque, cette phrase, juste en dessous d'un article concernant l'inculpation d'infanticide d'Annie, à l'hôpital où elle travaillait. Elle l'aurait proclamée à la sortie de son procès. Mais à l'origine écrits par Paul Sheldon, ces mots ne devraient appartenir qu'au domaine de la fiction, et pourtant ils ont pour la femme une importance cruciale : la justice « terrestre » l'indiffère, elle ne s'en remet qu'à celle de Dieu. L'album souvenir que Paul feuillette un peu plus tard dans le film, retrace l'ensemble des accusations dont Annie a fait l'objet au cours de sa vie. Elle préserve avec soin le moindre article la concernant. Paul y découvre à la suite, la conservation de tous les reportages en lien avec sa disparition dans la région. Tout cela apparaît comme une trace, un rapport de ses actions, de ses « missions » sur Terre, au vu du Jugement Dernier. Chaque page de son album représente une étape dans son parcours professionnel et personnel. Les articles sont systématiquement associés à des dessins, parfois enfantins, qui refont surgir la dimension religieuse.


     Annie dit que Dieu lui parle, que Dieu lui a envoyé son écrivain fétiche, qu'il les a réunis pour écrire cette nouvelle aventure du personnage de Misery. Dans ce huis clos on en a alors la certitude, la tension ne réside plus entre deux personnages mais bien trois : l'écrivain, Annie et Dieu.

(A suivre)

Nageoir

Nageoir : Poisson. (Vidocq.) — Il nage.

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

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vendredi 17 octobre 2014

Une contrepèterie de George

Proust ne mangeait pas casher (ni hallal, évidemment). À preuve, voici comment il demandait à Céleste de lui mitonner un bon sauté de porc :

« Du sauté de "chez couenne" »

Merde

M ! : Abréviation d'une injure employée déjà par Rabelais. « Merde ! mot ignoble et grossier, dont le bas peuple se sert dans un sens négatif, » écrivait Dhautel en 1808. Ce n'est pas seulement dans le bas peuple que M... est usité, comme on va le voir par le second des textes suivants. Celui-ci est extrait du Temps du 16 août 1872 :

INCIDENT D'AUDIENCE AUX ASSISES
L'accusé Lhermine est un jeune homme de vingt-cinq ans, mais qui paraît à peine âgé de dix-huit ; blond, grêle, court. Sa petite figure blême et vicieuse semble taillée en lame de couteau. Il n'a pas commis moins de quarante-sept vols qualifiés. C'est lui-même qui, au coursz de l'instruction, les a indiqués au magistrat et en a fait vérifier les détails. Il est en outre accusé de coups volontairement portés à sa mère légitime. M. le président se tourne vers l'accusé et, comme il est prescrit par la loi, il l'interroge.
M. le président : Accusé, levez-vous. Vos noms et prénoms ?
L'accusé : Auguste Lhermine
M. le président : Votre âge ?
L'accusé : Merde !
Ce mot ordurier, prononcé à haute voix, est entendu par tout le monde. L'auditoire fait entendre des rumeurs.
M. le président : Accusé, dans votre propre intérêt, je dois vous engager à la circonspection. Vous avez peut-être été victime d'habitudes grossières ou d'un mouvement irréfléchi. Magistrats, nous voulons bien oublier cet outrage qui ne saurait d'ailleurs nous atteindre. Veillez sur vous désormais. Votre défenseur va vous entretenir. Il vous conseillera. Je le répète, c'est dans votre propre intérêt que je parle.
Après un quart d'heure de suspension, les jurés reprennent place, au milieu de l'émotion vive de l'auditoire, et la cour reprend séance.
M. le président : Messieurs les jurés, mon devoir m'oblige à faire subir, avant la prestation de votre serment, un interrogatoire à l'accusé pour constater son identité, je vais le reprendre... Accusé, vos noms et prénoms ?
L'accusé ne répond pas.
M. le président renouvelle sa question.
L'accusé, d'une voix plus décidée : Merde !
Des murmures éclatent dans toute la salle. Sur les réquisition du ministère public, la cour condamne Lhermine à deux ans de prison. C'est le minimum de la peine en cas d'outrage à la cour.
Notre second texte (pris dans la Liberté du 8 septembre) rend compte d'une affaire jugée le 7 septembre 1872, par le tribunal de Pont-l'Évêque. Voici la déposition d'un témoin :
Le troisième témoin, Leprêtre (Auguste-Émile), vingt-quatre ans, douanier à Deauville, est appelé. Lecture est donnée de sa déposition devant le juge d'instruction : « Le 14 août, vers cinq heures, j'étais de service sur la jetée de Deauville, avec mon camarade Ollivier, lorsque je vis entrer une embarcation. des personnes qui s'y trouvaient criaient : « Vive Napoléon ! A bas Thiers ! Vive la France ! Merde pour Thiers ! » Ces cris ont été poussés à plusieurs reprises par quatre personnes. Ils ont continué jusqu'à l'avant-port. Nous laissâmes approcher l'embarcation et pûmes prévenir notre capitaine. Je remarquai surtout une personne criant. » Mis en présence de l'inculpé, le témoin a reconnu M. de V... pour être la personne la plus animée.
M. de V... fut condamné à trois jours de prison, mais la politique s'en mêlant, il vit plaider sa cause par un certain nombre de journaux, dont pas un n'exprima son dégoût pour le mot.

Dire m... : Insulter, emmerder. — « Moi, si j'étais nommé, je monterais à la tribune et je dirais : Merde !... Oui, pas davantage ; c'est mon opinion. » (Zola.)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

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jeudi 16 octobre 2014

Une contrepèterie de George

Conseil d'un vieux loup de mer à Gérard de Musset qui s'escrimait à amarrer sa barque à la berge : 

« On ne boudine pas avec l'amarre »

La (Donner le)

La (Donner le) : Donner le ton. — Allusion musicale. — « Boyards et boyardes donnent le la de l'élégance en ce moment » (Vie parisienne, 66.) — « Quelques articles inspirés donnent le la dans les grandes circonstances. » (J. de Précy.)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

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Un naufrage...

Ah le beau poème patriotard !

Une Revanche


A la pointe du môle, en plein vent, sous les grains,
Maître Hervé, le pilote, entouré de marins
Guette l’horizon noir ! — La mer est démontée !
Il vente du suroît et la vieille jetée
Comme une immense épave oscille lourdement !
Le phare, éclaboussé par le flot écumant,
Dresse son profil clair sur le ciel couleur d’encre ;
Dans les agrès vibrants des bisquines à l’ancre

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La rafale, en tournant, sonne des carillons ;
Les goëlands du large, au gré des tourbillons,
Plus loin que les toits bleus et les falaises vertes
S’en vont, le cou tendu, les ailes grand’ouvertes,
Et les rudes marins, le béret sur les yeux,
Suivent leur vol hâtif d’un regard soucieux !...
 
« Mauvais temps, dit l’ancien, et que Sainte Anne veille
Sur ceux qui sont en mer par une nuit pareille !
Grâce à Dieu, les pêcheurs sont tous rentrés au port
Et les patrons lassés peuvent quitter leur bord…
La place est sûre…, à moins que le quai ne chavire !
N’a-t-on pas signalé, tantôt un grand navire
Qui, les focs amenés et les huniers en bas,
Cherchait à fuir la côte et n’y parvenait pas ?
Nous sommes en marée et la bourrasque augmente !
S’il force le courant et si, dans la tourmente,
Les hommes tiennent bon sous les lourds paquets d’eau,
Ce sont de fameux gars et c’est un fier bateau !
Mais depuis soixante ans, je connais nos parages…
De cet endroit, j’ai vu peut être cent naufrages
Et j’aurais souhaité n’en pas voir un de plus ! »
 
L’ancien se cramponnant avec ses doigts perclus
Aux murs luisants d’embrun, fouille la nuit profonde…

Quand soudain, dominant la tempête qui gronde,
Des cris désespérés, longs comme des sanglots ,
Sortent du gouffre sombre où mugissent les flots !
« Ils sont là, devant nous !... » murmure le bonhomme.
« Ah ! les pauvres garçons ! Aussi vrai qu’on me nomme
Jacques Hervé, le pilote, ils sont perdus… perdus !
Ces cris-là, je les ai bien des fois entendus…
C’est fini ! — L’équipage est à bout d’ énergie…
Tous ont peur, maintenant, et l’homme de vigie
A reconnu d’en haut les écueils du chenal !...
Jamais semblables cris ne m’ont fait tant de mal,
Mais qui donc oserait leur prêter assistance,
D’une mer si mauvaise et d’un tel coup de vent,
Et nous n’aurions pas fait cinq brasses en avant
Que l’embarcation tournerait dans les lames !
Ah ! les pauvres garçons ! Bien sûr, ils ont des femmes
Et des petits enfants, là-bas, dans leur pays,
Et des petites sœurs comme vous, mes amis,
Et des parents âgés qui, les suivant en rêve,
Attendent pour mourir leur retour à la grève !
C’est bien fini ! — Jamais ils ne retourneront ! »
 
Parmi les matelots qui l’écoutaient en rond,
Une très faible voix lui répondit : « peut-être ?... »

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Il se fit un silence et l’on vit apparaître
un mousse de quinze ans, grêle comme un fétu.
L’ancien lui demanda : « Comment t’appelles-tu ?
Parle vite et dis-nous, en deux mots, ton idée ! »
 
« Je m’appelle Gildas ; ma mère est décédée,
Mon père est mort au Banc et je suis orphelin !...
Qu’on attache une amarre au bout d’un long filin
Et j’irai la porter au navire en détresse…
Vous pouvez vous fier, pilote, à mon adresse…
Ma barque s’est perdue, un soir, dans les brisants
Et je m’en suis tiré… Je n’avais pas onze ans !
La bateau, si j’arrive, au milieu de la passe,
Pourra, sur cette amarre, attendre la mer basse ;
C’est convenu, pilote ? »
« — Convenu ! dit le vieux.
Ton audace m’enchante et j’en suis envieux.
C’est dommage, vraiment, que mon épaule tremble ;
Si j’étais moins cassé nous partirions ensemble !...
Petit, que le bon Dieu te garde ! Embrasse-moi ! »
 
Le mousse au bord du quai, lentement, sans émoi,
Déposa ses sabots et son tricot de laine ;
Puis, les jarrets pliés et prenant son haleine,
Il se signa trois fois et lestement plongea

L’ancien parlait encor qu’il était loin déjà !
« Hardi ! lui criait-il… Résiste, petit mousse,
Au jusant qui commence, et nage sans secousse…
Comme un brin de varech, laisse-toi balancer.
Hardi ! Gildas ! Demain, pour te récompenser,
Parce que ton courage est plus grand que ta taille,
Ces messieurs de Paris t’enverront la médaille ! »
 
Le mousse s’en allait au milieu des remous,
Doucement, sans effort des bras ni des genoux ;
Les vagues, tour à tour, l’enlevaient à leurs cimes
Ou, le halant au fond d’insondables abîmes,
Le roulaient, l’aveuglaient et lui tordaient les flancs !
Le tonnerre grondait, et de longs éclairs blancs,
Parfois, illuminaient la grande mer neigeuse !
Et sous les hurlement de la nue orageuse,
Mêlés aux hurlements des mondes sous-marins
Il allait sans frayeur, la corde autour des reins.
 
Tout à coup, éclairé par la foudre, — à dix mètres,
Gildas vit le bateau ! — Son nom, en grosses lettres,
Apparut au bordage : Empereur Frédérick.
Le mousse eut un frisson dans l’eau ! — C’était un brick
Chargé de bois du Nord qui venait d’Allemagne !...

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Or l’aîné des Gildas avait fait la campagne ;
Un matin qu’il était de grand-garde, en plein champs,
Vingt Uhlans qui passaient, de leurs sabres tranchants,
L’avaient mis en morceaux ! — Ah la belle victoire !
Leur mère, très souvent, racontait cette histoire
Afin que le plus jeune, un jour vengeât l’aîné !...
Et voici qu’un navire allemand entraîné
Sur les récifs voisins, va couler sans nul doute
Si lui, Gildas, hésite et s’il s’arrête en route !......
Mais il n’hésita pas, le brave enfant breton ;
Il accosta le brick, rasé comme un ponton
Où les vingt matelots refoulés à l’arrière
Priaient ! — pour que la mort les trouvât en prière !
 
Donc Gildas a sauvé le navire allemand !
Au fond du port il est à quai, tranquillement ;
Il s’est, toute la nuit, maintenu sur l’amarre
Et dans une accalmie il a doublé le phare ;
A l’aube, les pêcheurs l’on entré dans le sas.
Debout, la tête nue, ils attendent Gildas,
Et maître Jacques Hervé, qui pourtant n’est pas tendre,
Sanglote en embrassant le mousse. — Il faut l’entendre :
« Ah que je suis content, petit, si tu savais !
C’est d’un garçon pareil, jadis, que je rêvais !



 
Sur un gars comme toi la mer n’a pas de prise,
Et tu seras patron avant la barbe grise ! »
 
A son tour, humblement et lui tendant la main,
Le commandant du brick s’approche du gamin ;
Gildas, les yeux mouillés, le regarde impassible !
« Non, j’en ai fait assez, dit-il… c’est impossible !
Mon frère étant, un jour de grand’garde, en pleins champs,
Vingt Uhlans l’ont taillé de leurs sabres tranchants,
Tandis qu’à mois tout seul, j’ai sauvé vingt des vôtres !...
 
Nous comprenons ainsi la revanche, nous autres ! »

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Ce monument de kolossale stupidité fut publié en 1889 par un éditeur habitué de ce genre de production : Alphonse Lemerre, également éditeur de François Coppée, qui n'était pas en reste dans la sottise ronflante. Mais que tout cela est frais, qu'est-ce que cela ravigote ! C'est bien avec ce genre de poésie ci-dessus que l'on constate un appauvrissement des forces réactionnaires actuelles qui n'ont même plus le sens du kitsch. Bref, nous vivons une époque assez minable, si vous voulez m'en croire !
Cerise sur le gâteau, on s'avisera que la présente plaquette fut lue in extenso à l'Assemblée générale des Sauveteurs Bretons, ce qui me fait songer que le poète en question, Eugène Le Mouël, fut assez prudent pour se garantir du naufrage que représentait cette lecture.
On trouvera ci-dessous la page de titre (qui équivaut à la couverture, plutôt sale) de cette plaquette, « fleuron » de la bibliothèque personnelle du Tenancier...




On voudra bien excuser les approximation de mise en page du poème, le html se prêtant assez peu à ce genre d'exercice...

mercredi 15 octobre 2014

Une historiette de Béatrice

« QUOI ? 13 euros pour ce petit livre ? »

Guide Joanne des Landes, 1906.

 Cette historiette a été publiée pour la première fois en septembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Kaiserlick

Kaiserlick : Autrichien. — De l'allemand Kaiserlich : impérial. — « Les kaiserlicks on été étourdis du coup. » (Balzac.) — On dit, en altérant, kinzerlitz.

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

(Index)

mardi 14 octobre 2014

A la mémoire de H.M.B. Wharfinger


Parce que Brauquier est inextricablement lié à Marseille et parce que l'ombre de Conrad s'y profila également en des temps à peine plus reculés...


(l'édition originale)

lundi 13 octobre 2014

Jabot

Jabot : Estomac. Comparaison ornithologique. — « Enlevé la miche ! cinq minutes après nous l'avions dans le jabot. » (Comment. de Loriot)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881



Jabot : Estomac. Enfonce-toi ça dans le jabot.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

(Index)

dimanche 12 octobre 2014

Haw haw haw...

Icicaille, Icigo

Icicaille, Icigo : Ici — Adjonction finale. V. Dardant

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881



Icigo : Ici.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

(Index)

vendredi 10 octobre 2014

Morale de l'histoire

Habillé de soie

Habillé de soie : Cochon. — Mot à mot : habillé de soies. Jeu de mots.

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

Une historiette de George

En ce moment je récupère progressivement dans un appartement voisin une bibliothèque de bons poches classiques, pas loin d'un millier, trois cartons à bananes sur un diable à chaque voyage. Tout ça gratuit, juste pour débarrasser.
Je devais y retourner la semaine passée pour un dernier voyage, mais le temps manque.

Enfin… le temps, c'est-à-dire surtout la place : il faut d'abord dégager de l'espace, vider les cartons fraîchement arrivés pour pouvoir en accueillir d'autres, et cela prend du temps (toujours le même problème kantien des conditions a priori de la perception…).
Or si le temps manque, c'est aussi parce que pas un jour ne se passe sans que je ne sois assailli d'appels téléphoniques commerciaux :
— « Bonjour, je suis M. Untel, j'ai d'intéressantes propositions à vous faire en matière de sécurité de vos locaux… »
— « Allô, je me présente : Mme Truc. Savez-vous que vous avez droit à des réductions d'impôts ? »
— « Bonjour Monsieur, nous vous proposons de changez vos fenêtres à des prix très attractifs… »
(alors là, la communication ne dure pas longtemps car il n'y a pas de fenêtre dans la boutique, juste une vitrine).
Je me rappelle avoir répondu un jour à quelqu'un qui me proposait de changer d'opérateur téléphonique que… je n'avais pas le téléphone !

Hier, la mesure était comble : ça n'arrêtait pas de sonner, rien que pour des dérangements intempestifs.
Au cinq ou sixième appel, j'en avais carrément marre, je répond beaucoup plus sèchement :
— « Allô, bonjour, ici Mme Jaeger…
— Hé bien, désolé, nous allons nous quitter immédiatement ! »
Et clac ! je raccroche aussi sec.

Cinq minutes plus tard, le téléphone sonne à nouveau. Grrrmbll !
« Excusez-moi, ici Mme Jaeger, vous savez, la personne chez qui vous deviez venir terminer de vider la bibliothèque… »

Gabegie

Gabegie : Fraude. Du vieux mot gaberie : tromperie — « Assurément, il y a de la gabegie là-dessous. » (Desiys.)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

jeudi 9 octobre 2014

L'hiver

Votre Tenancier a passé la barrière depuis pas mal de temps. Mais, dans sa jeunesse, il contemplait également l’avenir les yeux mi-clos dans la jouissance anticipée de tout ce qui pouvait arriver. Même pas peur ! Il lisait avidement ce qui lui tombait sous la main, allant généralement au plus facile ou alors à ce qui ressortait d’une mystérieuse évidence : une fièvre secrète qui présidait aux images induite par ses lectures et ses visionnages. Images ou textes d’autant plus précieux que cela ne se livrait pas si facilement, que la parcimonie entraînait à la répétition, à la réécoute, au « revisionnage » y compris dans une rêverie entretenue par l’ennui. Cela se passait souvent au seuil de la nuit et se prolongeait jusqu’au basculement vers le sommeil. L’hiver était alors une saison propice à la prorogation de cette errance. Votre Tenancier rêvassait alors à livre refermé et se prélassait longuement dans la limite ténue qui précède le sommeil. Il en a parfois la nostalgie.
Parfois, cela revient : une image, un son. Au lieu de récriminer à cette raréfaction, votre Tenancier, les yeux légèrement clos, revoit cet avenir figé dans une stase, une sorte d’hiver qu’il voudrait voir durer. Et puis il appareille.

http://www.humano.com/assets/CatalogueArticle/35722/GarageColorCover_original.jpg

Une historiette de Béatrice


— « Maman, maman, tu m’achètes un livre ?
— Et pour quoi faire ? Tu ne sais pas encore lire ! »

 Cette historiette a été publiée pour la première fois en septembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Eau d'af, d'aff, d'affe

Eau d'af, d'aff, d'affe : Eau-de-vie. — « As-tu bu l'eau d'af à c'matin ? T'as l'air tout drôle, est-ce que t'es malade, ma mère ? » (Cathéchisme poissard, 44) V. Aff, Paf

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

lundi 6 octobre 2014

Ma sœur

Ma sœur aime et lit du Romain Rolland. Elle possède beaucoup de ses titres dans sa bibliothèque.



Ma soeur a une voix si douce que, lorsqu'elle était libraire, on se demande si elle arrivait à se faire entendre des clients et si elle arrivait à vendre des livres.



J'avais 9 ans. Pendant les vacances, on avait marché sur la Lune. A la rentrée, ma sœur m'a offert ce bouquin qui venait de sortir dans la librairie où elle travaillait.





L'ami de jeunesse de ma sœur est un écrivain assez connu. Quand j'étais môme, il m'avait emmené à Élysée II et m'avait acheté l'épée de Zorro (qui allait s'ajouter au coutelas de Rahan acquis grâce à Pif Gadget...). Je me revois la brandissant par le toit ouvert de sa deuch. Il va écrire de temps en temps chez elle. Ma sœur fait une très brève apparition dans un des ses romans, publié en 1982.
Leur amitié dure encore.



Parfois, les souvenirs autour de ma sœur sont fugaces : ainsi ces photos d’afghans d’une beauté indicible dans le livre de Roland et Sabrina Michaud, un livre à l’italienne, aux éditions du Chêne. Ma sœur avait truffé son exemplaire de quelques photogrammes tirés d’un film, « Les Cavaliers », lui-même tiré du livre de Kessel.
Et puis, elle est partie là-bas, en Afghanistan.
La magie s’est rompue bien après son retour, quinze ans après, à coups de chars et de roquettes. Le livre jaunit doucement quelque part. Le même ouvrage est reparu augmenté d’images de désolations, sans cesse réédité. Mais l'envie d’un ailleurs perdure encore dans sa bibliothèque et dans son désir d'y retourner.





Outre Romain Rolland, ma sœur possède également nombre de livres consacrés au bouddhisme zen et autres choses incompréhensibles pour son mécréant de frère. Plus incompréhensible encore est l’existence de « Jonathan Livingston le goéland » dans ces mêmes rayonnages, aussi incongru qu’une barquette de fromage de tête aux soirées de l’ambassadeur. Faillible à la sagesse en plastique, j’ai bien peur qu'un jour elle ne s’adonne à la lecture des ouvrages de Paulo Coelho. Nous allons brûler quelques cierges et force encens pour qu’elle se ressaisisse.



Pourquoi l'offset est-il un terme lié à ma sœur ? La chose m'est restée longtemps inexplicable avant que je ne me rappelle mes expéditions dans la chambre du fond, là ou elle dormait (parfois, lorsqu'elle devait sans doute se reposer de ses nombreuses conquêtes) alors que j'étais môme. La porte de la chambre donnait tout de suite sur un pan de mur sur lequel il y avait l'affiche de la pièce de théâtre "Je ne veux pas mourir idiot", de Wolinski. Images fugaces. C'est de cette chambre que je sautais par la fenêtre pour rejoindre mes potes. En effet, le rez-de-chaussée était plus bas de ce côté que dans ma chambre. Mes sœurs devaient sans doute faire de même, mais tard dans la nuit. Mais ceci n'est qu'une supposition rétrospective. Moi, je rentrais harassé de mes chevauchées, pistolet à la hanche, elles, rentraient au petit matin sous le regard courroucé de notre père.
C'est sans doute à l'occasion d'une de ces visites - même lorsque l'on n'a que huit ans, les filles sont déjà mystérieuses - que je tombais sur les cahiers de ma sœur. C'était des cahiers de petit format, "Héraclès" (il y avait le fameux archer sur le premier plat de couverture) au papier un peu jaunâtre, à la couverture vert d'eau dans lesquels s'alignait la ronde écriture de ma sœur. C'étaient les cours qu'elle suivait alors au Cercle de la Librairie. Il y avait quelques schémas dont des choses qui tournaient autour de l'offset. Était-ce vraiment à cette époque, plus tard ? Les souvenirs se télescopent-ils, se sont-ils reconstitués au gré d'un besoin informulé ?
Qu'importe. En soixante-huit, ma sœur sentait parfois l'oignon (c'était l'odeur des lacrymos) et elle travaillait en librairie. L'avenir se lisait les yeux mi-clos avec un sourire d'aise...



Curieux, tout de même:
Ma sœur a eu une certaine quantité d'amoureux. C'est qu'elle assez jolie ma sœur. Elle a même vécu avec quelques uns d'entre eux, s'est même mariée. Parmi ses totos on en trouvait parfois qui lisaient.
Mais, jamais, jamais ils ne sont venus dans sa vie avec leur propre bibliothèque.
Cela demeure encore un mystère pour moi...



Ah, mais n'allez pas croire que ma sœur ne possède que des machins ésotériques, ou des trucs de babas comme tout Castaneda, par exemple (elle les possède aussi), dans sa bibliothèque ! Deux livres ont rejailli, comme ça, de ma mémoire. J'en ai lu un. L'autre, il faudra bien que je le lui emprunte, depuis le temps que je le vois dans sa bibliothèque et que je tourne autour. Où alors, il faudra que je m'incruste chez elle, le temps de le lire, ce qui me dispensera de songer à le lui rendre lorsque je l'aurai fini. Qu'on se rassure, je lis relativement vite et je ne serai pas un poids longtemps pour elle. Et puis, elle n'est pas si cool : une soupe au lait...
Le premier, lu avec grand intérêt est un livre de Godfrey Hodgson : Carpetbaggers et Ku-Klux-Klan paru chez Julliard. L'autre est de Rap Brown : Crève, sale nègre crève, chez Grasset. Tous deux furent publiés dans les années soixante.
Bigre ! Ma sœur a donc eu une période "conscientisée" et s'était mise à lire des choses en rapport avec la condition des noirs aux États-Unis. Mais au lieu de la bête autobiographie d'Angela Davis, elle se payait le luxe de lire des textes nettement plus énervés et des essais historiques pointus. En fait, nombre de livres de sa bibliothèque ont été lus par mes soins lorsque j'étais nettement plus jeune. Je me rappelle avoir lu chez elle pour la première fois Crime et Châtiment (dans l'édition du Livre de Poche), Le Tremblement de Terre du Chili de Kleist dans l'édition de La Pléiade (Romantiques Allemands - tome 1 - je l'ai dans ma bibliothèque aussi, maintenant) - curieusement, je fis l'impasse pendant de longues années sur la Marquise d'O jusqu'à ce que mon visionnage du film de Rohmer m'y pousse enfin.... - et puis Walt Whitman, et bien d'autres textes. On reviendra sur quelques lectures de chez elle, un de ces jours.
Tout cela pour vous confirmer une chose que vous savez déjà tous : notre bibliothèque nous révèle presque infailliblement, d'autant que ma sœur - toute révérence gardée - eut pu être Tenancière, car elle travailla également en librairie, autant dire une sorte d'éponge sensible à l'air du temps. Comme l'érosion n'a pas eu prise sur sa bibliothèque, beaucoup de strates sont encore visibles dont celle qui contient le Rap Brown et le livre sur les carpetbaggers. On le sait déjà, c'est une créature tout droit sortie des années 60 et l'ère Jurassique de sa bibliothèque conserve encore quelques beaux specimen de fossiles. Mais son ère quaternaire est également riche quoique plus papillonnant, plus poétique et parfois nettement plus "mainstream"... comme ce livre sur les bandits célèbres.
Sur ce livre-là, Kipling aurait dit : "mais ceci est une autre histoire". Je me contente de vous renvoyer au prochain billet sur ma sœur...



Il y a donc dans la bibliothèque de ma sœur des livres qui ont soit inspiré ma vocation de libraire, soit aidé à la formation du modeste lecteur que je demeure encore. Et puis il existe une autre catégorie de livres, comme cette Histoire de la Pègre aux États-Unis, in-12, dans un cartonnage en skyvertex véritable et néanmoins noirâtre, publié chez Famot, je pense, vers les années 70 ou 80, peu importe du reste, tant ces livres se ressemblent d’un sujet et d’une année à l’autre. Bigre : un tel livre dans la bibliothèque de ma sœur… Allons, qui de vous, lecteurs de ce blog, ne possède pas au moins un livre, un disque, un film qu’il juge inavouable et que, comme par hasard un tiers découvre quasiment en premier dans vos rayonnage ? La chose est banale, c’est une sorte d’aimant à importuns, sauf que les importuns en question ont souvent la couleur des intimes.
C’est comme cela.
A bien regarder, du reste, le livre n’est pas si déshonorant et raconte d’une façon plutôt divertissante les frasques de Bonnie & Clyde, Baby Face Nelson, la chasse de Dillinger par les G-men, l’inévitable Al Capone, etc.
Je n’ai jamais demandé comment ce livre a pu atterrir dans sa bibliothèque et quels sont ses sentiments vis-à-vis de celui-ci. Mais, en somme, la confrontation avec Krishnamurti et Romain Rolland me paraît baroque et néanmoins apaisante pour l’étranger de passage devant cette bibliothèque.
Il va de soi que l’usage de cet ouvrage se pare d’évidence. On pourrait même l’affubler de l’étiquette « d’utilitaire » tant sa destination et son usage vont de pair : la lecture dans les toilettes. Ainsi, le visiteur peu concerné par le contenu de la bibliothèque de ma sœur peut toujours vaincre cette angoisse de la solitude des édicules en compagnie de ce petit ouvrage ni passionnant ni tout à fait nul. On peut déclarer, du reste, qu’à ce stade, l’ouvrage est providentiel, car comment envisager cette brève claustration en compagnie d’un traité de bouddhisme zen ou de « Jean-Christophe », de Romain Rolland, ces lectures ne s’accommodant que peu d’une approche fugace.
En libraire avisé, on recommandera donc à ses lecteurs l’obtention de ce type d’ouvrage : chronique de la pègre, petites histoires amoureuses de la Grande Histoire, biographies de starlettes… On évitera cependant les chroniques autour de la Seconde Guerre Mondiale et autres écrits de cette nature graveleuse, ainsi que les écrits exaltant les vertus militaires, ceux-ci risquant de provoquer quelques troubles guère propices, même dans les édicules destinés à les recevoir. L’hôte soucieux du bien-être de ses invités ferait bien d’y songer.
Certes, nombre de personnes ont déjà prévu une bibliothèque spéciale à cet endroit. Mais il faut songer que le sujet principal de ce billet est ma sœur. Or, celle-ci semble avoir adopté le point de vue d’Henry Miller – autre auteur favori - à propos de la lecture dans les toilettes. On lui saura donc gré de faire preuve d’une certaine tolérance – même si son expression en est inconsciente, vis-à-vis des personnes de passage en passant par-dessus sa réprobation.



On a toujours tendance à rejeter sur un proche les quelques infortunes qui nous assaillent au long de notre existence. Ainsi, je dus ma carrière de libraire à ma sœur qui me donna perversement le goût du livre et non forcément celui de la lecture, que je possédais avant, je présume.
Quoique.
On sait bien du reste que ces choses peuvent être dissociées allègrement. On laissera au lecteur le soin de récapituler lui-même les circonstances où il a pu vérifier la chose. Il est assez curieux par ailleurs que ce goût du livre pour lui-même ne fut point autant partagé par ma sœur. Libraire elle fut et grande lectrice elle reste encore, mais force est de constater que les livres qui ont suivi son existence quelque peu tourmentée se sont parfois retrouvés aussi chiffonnés que quelques amoureux que nous avons pu lui connaître. Précisons que cet état se vérifiait pour l’un et l’autre après lecture attentive, si je puis dire. Dans un autre sens, on peut affirmer que ces plaisirs ne furent point méprisés alors que l’on sait toutes sortes de lectures épuisantes.


Tout Tenancier que nous sommes, nous ne pouvons nous résoudre à l’approximation de l’état de nos spécimens de bibliothèque. Il en est qui cornent et d’autres qui marquent leur pages. Serait-il paradoxal que marquant nos pages, nous en soyons chiffonnés ?
Est une loi réflexive ou transitive ?
Si ma sœur n’aimait pas forcément les livres pour leur matérialité qu’en était-il de ces pauvres humains, objets de ses lectures ?
Nous voici à conclure provisoirement qu’une liaison avec un typographe n’eût posé guère de problème dans le sens où nous aurions su à quel corps elle se vouait.
Il faudrait de toute façon poser la question aux anciens amoureux de ma sœur…



Coup sur coup et dans deux endroits différents je mis la main sur ces deux ouvrages. Cela indifférera nombre d’entre vous, certes, mais voici une occasion d’explorer de visu et par anticipation – puisqu’ils vont partir la rejoindre - un bout de la bibliothèque de ma sœur… Cela fait longtemps que je ne vous avais parlé d’elle. Le sort qui me plaça sur la route de Romain Rolland et de Gandhi était forcément un signe à son endroit. Taïaut, donc, envoyons-lui ces livres !


Je crois bien qu’une partie d'elle n’est jamais revenue de ces Indes-là et j'aurais voulu éternellement revoir, du fond de mon enfance, le jour de son retour, cette créature exotique qui n'était autre que ma sœur.




L’autre fois j’ai eu un long coup de fil avec ma sœur. A cette occasion je lui ai indiqué que je venais d’achever Big Sur de Kerouac. Intriguée par ce titre qu’elle ne connaissait pas, elle crut que je parlais de Miller qui avait fait un titre similaire. Je la détrompais et lui signalais même qu’une certaine Lilian Bos Ross avait commis également un Big Sur dans les années 40, semble-t-il. Un lieu inspirant, indéniablement.
Il y avait comme une sorte de tendresse de la part de ma sœur à découvrir que j’avais lu un auteur qu’elle aimait beaucoup. La discussion roula également sur tout une littérature qui n’est plus beaucoup lue à l’heure actuelle – du moins par rapport à la fréquentation d’antan : Miller, Durrell, Lowry, Kerouac, auteurs que l’on retrouve assez facilement pour quelques uns d’entre eux à vil prix. Cela fait drôle, tout de même. On pense que la littérature est une chose intangible, invariable, bref un truc qui devrait procéder de l’accumulation et non de la substitution. Kerouac était avant vous et existera sans doute bien après… mais certains autres s’évaporent au bout d’une génération. On en trouve les scories dans le rayon des abandonnés, à côté de livres qui n’ont jamais eu de succès. Notre espèce est fort peu sentimentale pour ce qui concerne la littérature, contrairement à nos individualités qui s’accrochent parfois aux primes engouements de la jeunesse. Cela s’appelle aller de l’avant pour la généralité et des regrets pour nous même. En somme, j’ai été une bonne surprise pour ma sœur à mentionner cette lecture, je rentrais ainsi dans cette impalpable cénacle des interlocuteurs, comme un cap dépassé ou mieux : un passage de tropique, sans cérémonie ni Neptune et comme au-delà du langage familiale, un métalangage, en somme. Certes, cela arrive pour chaque rencontre ou les affinités littéraires se révèlent. Le plus curieux, et le plus exotique est que cela se soit passé à l’intérieur du lien familial et d’une façon extrêmement ténue. Mais cela devait bien finir par arriver, à force de ne plus fréquenter aucune nouveauté on en revient à ce que l’on tient d’essentiel et de ce que l’on a vu dans sa carrière et dans les bibliothèques des autres (et sans doute enfoui en lointaine remembrance, dans la mômerie), avec ce sentiment de pouvoir approfondir ce que l’on a guère connu que par la paume des mains ou d’un regard superficiel - même dans la bibliothèque de ma frangine sur laquelle je peux parfois avoir l'air de me moquer.
N’empêche, il y avait cette subtile reconnaissance de ma sœur. Il est des choses pour lesquelles on ne vit pas forcément. Mais c’est un plaisir délicat quand elles arrivent.



Ma sœur est morte.
C'est la vie.