samedi 28 janvier 2017

Un quart d'heure de typographie

[...] « Il accepte de donner à Manuel, non des conseils, mais des indications élémentaires sur la manière dont il faut s’y prendre pour imprimer des livres. La leçon ne dure pas plus d’un quart d’heure. Il débite très vite quelques généralités sur le plomb et l’offset, qualifiant le premier de noble et de tyrannique, le second de cochonnerie de l’avenir. Il montre ses casses, plonge les mains dans les tiroirs et joue avec les caractères : il parle de l’œil et de la graisse. Manuel ne sait pas encore, mais il va apprendre, ce qu’est le plaisir, parfois même le trouble charnel que procure le contact du plomb, son poids, sa douceur, quand il se réchauffe comme un corps vivant et pourtant résistant sous la paume : quand son toucher, insensiblement, devient caresse. FG lui montre des formes, prêtes au tirage, des lignes de linotypie, qu’il a  fait composer à façon pour des livres trop importants dont il ne pouvait assurer seul la composition. Manuel ne sait pas encore, mais il va apprendre, ce qu’est une linotype, cette énorme machine à écrire aux touches innombrables larges comme des dominos, cet orgue de l’écriture où le plomb en fusion circule comme l’air dans les tuyaux de l’instrument de musique pour tomber en lignes brûlantes dans un bruit bref et déchirant d’arc électrique. Il ne sait pas encore que le bon linotypiste, comme l’organiste, connaît des moments de maîtrise et de plénitude, une jouissance incommunicable, qui l’élèvent au-dessus du commun et le rendent, pour le reste, fermé, indulgent et souverain. FG lui explique le registre et la mise, le clichage et le galvano, et les différents types de machines, les presses à plat, à cylindre et à retiration, les formats de papier et pourquoi il y a des demi-jésus et des doubles-raisins ; c’est tout juste s’il ne lui récite pas les dangers du saturnisme.
    Pour finir, il lui lance un catalogue d’imprimeur, comme il existe des milliers, un de ces cahiers de spécimens et où l’on trouve, répétées à chaque page, dans tous les caractères, les corps et les graisses disponibles, la même phrase insipide et tronquée, ainsi qu’un bref mémento des signes de correction dont, pour la majorité, on ne se sert jamais.
    — Avec ce qu’il y a là-dedans, vous en saurez largement assez. Rappelez-vous qu’il n’y a que trois familles de caractères, et pour faire des livres vous n’aurez à en utiliser que deux, les elzévirs et les didots, tout le reste en est plus ou moins dérivé. De toute manière, vous serez bien forcé de prendre les polices que vous trouverez chez votre imprimeur. Il y a peu de caractères vraiment laids, il n’y a que des caractères qui ne vont pas ensemble. Et aussi quelques caractères prétentieux. Rappelez-vous encore que pour les titres, comme pour les affiches, vous aurez à vous défendre de tous les imbéciles que l’on rencontre dans ce métier : ce n’est pas parce que c’est écrit gros que ça se voit.
    » Maintenant, vous en savez autant que moi. Tout le reste est affaire de bon sens personnel, d’habitude et, bien entendu, d’étude attentive des devis des imprimeurs. Vous me les montrerez.
Son sourire tourne à la jubilation farceuse. Muni de ses bonnes paroles, comme d’une bénédiction, Manuel, décontenancé, se retrouve une fois de plus dans le froid de la rue déserte. Aucun de ses conseils ne lui sera d’une quelconque utilité pratique. Mais c’est pourtant à cet instant-là que Manuel devient éditeur. Trois mois plus tard, au printemps commençant, il apporte à FG un exemplaire de son premier livre.
    — Je croyais, dit FG, que vous vouliez éditer de la poésie. »
  François Maspero : Le Figuier (1988)

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