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vendredi 4 août 2023

Mort aux robots !

Illustration de R. Kikuo Johnson

[…] Il parlait sans hésitation, le souffle court, sans rechercher la précision. Apparemment, elle était désormais superflue pour lui.
— Depuis deux cent cinquante ans, la machine a entrepris de remplacer l’Homme en détruisant le travail manuel. La poterie sort de moules et de presses. Les œuvres d’art ont été remplacées par des fac-similés. Appelez cela le progrès si vous voulez! Le domaine de l’artiste est réduit aux abstractions; il est confiné dans le monde des idées. Son esprit conçoit et c’est la machine qui exécute. Pensez-vous que le potier se satisfasse de la seule création mentale? Supposez-vous que l’idée suffise? Qu’il n’existe rien dans le contact de la glaise elle-même, qu’on n’éprouve aucune jouissance à voir l’objet croître sous l’influence conjuguée de la main et de l’esprit? Ne pensez-vous pas que cette croissance même agisse en retour pour modifier et améliorer l’idée?
— Vous n’êtes pas potier, dit le Dr Calvin.
— Je suis un artiste créateur! Je conçois et je construis des articles et des livres. Cela comporte davantage que le choix des mots et leur alignement dans un ordre donné. Si là se bornait notre rôle, notre tâche ne nous procurerait ni plaisir ni récompense.
«Un livre doit prendre forme entre les mains de l’écrivain. Il doit voir effectivement les chapitres croître et se développer. Il doit travailler et retravailler, voir l’œuvre se modifier au-delà du concept original. C’est quelque chose que de tenir les épreuves à la main, de voir le texte imprimé et le remodeler. Il existe des centaines de contacts entre un homme et son œuvre à chaque stade de son élaboration… et ce contact lui-même est générateur de plaisir et paie l’auteur du travail qu’il consacre à sa création plus que ne pourrait le faire aucune autre récompense. C’est de tout cela que votre robot nous dépouillerait.
— Ainsi font une machine à écrire, une presse à imprimer. Proposez-vous de revenir à l’enluminure manuelle des manuscrits?
— Machines à écrire et presses à imprimer nous dépouillent partiellement, mais votre robot nous dépouillerait totalement. Votre robot se charge de la correction des épreuves. Bientôt il s’emparera de la rédaction originale, de la recherche à travers les sources, des vérifications et contre-vérifications de textes, et pourquoi pas des conclusions. Que restera-t-il à l’érudit? Une seule chose : le choix des décisions concernant les ordres à donner au robot pour la suite du travail! Je veux épargner aux futures générations d’universitaires et d’intellectuels de sombrer dans un pareil enfer. Ce souci m’importait davantage que ma propre réputation, et c’est pour cette raison que j’ai entrepris de détruire l’U.S. Robots en employant n’importe quel moyen.
— Vous étiez voué à l’échec, dit Susan Calvin.
— Du moins me fallait-il essayer, dit Simon Ninheimer.
Susan Calvin tourna le dos et quitta la pièce. Elle fit de son mieux pour ne point éprouver un élan de sympathie envers cet homme brisé.
Nous devons à la vérité qu’elle n’y parvint pas entièrement.

Isaac Asimov : Le correcteur (1957)
Traduction de Pierre Billon
(Pour en savoir plus, cliquez ici)

mardi 10 octobre 2017

Une bibliothèque

Trantor avait été une cité de taille planétaire, une cité caparaçonnée de métal. Pelorat en avait lu la description dans les œuvres de Gaal Dornick qui l’avait visitée du temps d’Hari Seldon lui-même. L’ouvrage de Dornick était épuisé et l’exemplaire que détenait Pelorat aurait pu être revendu la moitié du salaire annuel de l’historien. Lequel aurait été horrifié à l’idée qu’il pût s’en dessaisir.
Ce qui sur Trantor intéressait Pelorat, c’était bien évidemment la bibliothèque galactique qui, du temps de l’Empire (c’était alors la bibliothèque impériale), avait été la plus grande de toute la Galaxie. Trantor était la capitale de l’empire le plus vaste et le plus peuplé que l’humanité ait connu. Ville unique recouvrant une planète entière et peuplée de plus de quarante milliards d’habitants, sa bibliothèque avait réuni l’ensemble des œuvres (plus ou moins) créatives de l’humanité, recueilli la somme intégrale de ses connaissance. Le tout numérisé de manière si complexe qu’il fallait des experts en informatique pour en manipuler les ordinateurs.
Qui plus est, cette bibliothèque avait survécu. Pour Pelorat, c’était bien là le plus surprenant de la chose. Lors de la chute et du sac de Trantor, près de deux siècles et demi plus tôt, la planète avait subi d’épouvantables ravages et sa population  souffert au-delà de toute description — et pourtant la bibliothèque avait survécu, protégée (racontait-on) par les étudiants de l’université, équipés d’armes ingénieusement conçues. (D’aucuns pensaient toutefois que la relation de cette défense par les étudiants pouvait bien avoir été entièrement romancée.)
Quoi qu’il en soit, la bibliothèque avait travers » la période de dévastation. C’est dans une bibliothèque intacte, au milieu d’un monde en ruine, qu’avait travaillé Ebling Mis lorsqu’il avait failli localiser la Seconde Fondation (selon la légende à laquelle les fondateurs croyaient encore bien que les historiens l’eussent toujours considérée avec réserve). Les trois génération de Darell — Bayta, Toran et Arkady — étaient chacune, à un moment ou à un autre, allées sur Trantor. Arkady toutefois n’avait pas visité la bibliothèque et, depuis cette époque, ce lieu ne s’était plus immiscé dans l’histoire galactique.
Aucun membre de la Fondation n’était retourné sur Trantor en cent vingt ans mais rien ne permettait de croire que la bibliothèque ne fût pas toujours là. Quelque ne se fût pas fait remarquer était la plus sûre preuve de sa pérennité : sa destruction aurait très certainement fait du bruit.
La bibliothèque de Trantor était archaïque et démodée — elle l’était déjà du temps d’Ebling Mis  — mais ce n’en était que mieux pour Pelorat qui se frottait toujours les mains d’excitation à l’idée d’une bibliothèque à la fois vieille et démodée. Plus elle l’était, vieille et démodée, et plus il aurait de chances d’y trouver ce qu’il cherchait. Dans ses rêves, il se voyait entrer dans l’édifice et demander, haletant d’inquiétude : « La bibliothèque a-t-elle été modernisée ? Avez-vous jeté les vieilles bandes et les anciennes mémoires ? » Et toujours il s’imaginait la réponse d’antiques et poussiéreux bibliothécaires : « Telle qu’elle fut, Professeur, telle vous la trouvez. »
 
Isaac Asimov : Fondation foudroyée (1982)
Traduit de l’américain par Jean Bonnefoy