Affichage des articles dont le libellé est Benayoun (Robert). Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Benayoun (Robert). Afficher tous les articles

jeudi 12 juin 2014

Une défense de Godard

J’avais soumis le texte de Benayoun, reproduit ici, à Jean-François Cassat, philosophe et amateur de Godard. Voici ses brillants commentaires que j’aurais beaucoup regretté de ne pouvoir reproduire. J’ai eu grand plaisir de lire cette contradiction… Elle fait suite à une conversation et à la transmission de l'article de Positif il y a quelques temps, il ne tient par conséquent pas compte de l’actualité et c'est tant mieux. J'ai respecté la typo de l'auteur pour les titres et les noms.
 
Quelques remarques à propos de Godard et des Rhinocéros …
(à partir d’un texte de R. Benayoun paru dans la revue « Positif » en 1966).
 J.F. CASSAT, Décembre 2013.
 
 
1959/1960 : « J’ai oublié ma brosse à dents », dit-elle. Quel début que cette phrase idiote en apparence dans la bouche d’une femme sibylline qui, à peine sortie de la voiture de son amant officiel, vient rendre visite à son fantôme de héros - que d’ailleurs elle a téléphoniquement livré à la Police. Premier Godard connu. Premier meurtre inaugural. Première allusion aux films dits de « série B ».
Parmi ceux que le cinéma concerne, cet énoncé presque terminal d’À bout de souffle, qui précède de peu, dans l’ordre du montage, l’assassinat bâclé qui conclut le film, sonne comme un consternant message prononcé par une Jean Seberg insaisissable à destination d’un Belmondo lippu fraîchement descendu de ses rings de boxe pour traîner sa dégaine dans les sphères du septième art. Volonté subversive ? Mise à l’épreuve de quelque vérité nouvelle ? Désacralisation d’un art capable d’élaborer le mystère dans l’alchimie de l’espace et du temps ? De quoi s’agissait-il donc dès le départ autour de ces silhouettes stériles à peine sorties des limbes : Marionnettes insalubres échappant à l’imagination d’un ethnologue introverti ? Ou bien figures démonstratives annonçant un new âge ? Ces questions pointent l’ambiguïté qui caractérisera toute l’œuvre ultérieure de Godard, qu’il serait pourtant impossible de réduire aux artifices d’une prétention savante, ou de résumer à un ésotérisme décidé.
En ces temps pas si lointains pour certains, une forte fièvre hantait les salles obscures : les règles de la narration évoluaient (montage syncopé, caméra à l’épaule etc.), se reformulaient (par allusions, litotes, citations), ou bien mutaient dans un bouleversement de langage, dont les exemples littéraires avaient ouvert la voie. Cette volonté délibérée de défaire les genres et d’estomper les références au nom de nouvelles exigences, Godard en témoignait d’emblée par sa prétention à réinscrire le cinéma dans le paysage émergeant où les drugstores et les voitures (américaines notamment) devenaient des références centrales de la civilisation urbaine. Dans le même temps, la crédibilité du héros s’étiolait ou s’évaporait.
Cette annonce de radicalité - factice selon les uns, opérante pour les autres - , explique en partie le retentissement considérable du film et sa notoriété qui se traduisait, dès sa sortie, dans l’alternance des panégyriques et des condamnations aux gémonies. Entre éloges et exécration, Godard n’était pas encore ce créateur d’arrière-cour et d’arrière-pensée qu’il deviendrait par la suite dans les cercles cinéphiles. C’était plutôt ce grand oiseau austère perché sur une patte comme en témoigne la photographie où il apparaît en compagnie de G. De Beauregard, son producteur, longtemps affichée dans un cinéma de Saint Germain des Près.
 Il affirmait les droits d’une intellectualité conquérante, et l’on dénonçait déjà ici ou là sa pédanterie d’héritier. Surtout quand il citait Merleau-Ponty et Husserl, pour leurs recherches philosophiques sur le thème de la « foi perceptive ». Mais les snobs des cafés parisiens, pour agités qu’ils fussent, ne l’avaient pas encore transformé en saint, voire en martyre, de la modernité. Il est vrai qu’en dialogue avec les grands maîtres (en Europe : Bergman, Antonioni, Fellini), et avant l’essor médiatique d’aujourd’hui, le nouveau cinéma se développait dans les chapelles et les cryptes. Si bien que le partage esthétique demeurait religieux, tant en séparant qu’en rassemblant. Il y allait de ce que Merleau-Ponty avait, dès 1945, interrogé, entre peinture et cinéma : de la « chair des images » (pour reprendre le titre du récent travail de Mauro Carbone, qui en explore les enjeux ontologiques). Dans un petit monde complaisant à l’égard des sentences germanopratines, mais encore relativement avare d’images, sinon de signes, le cinéma cultivait l’imaginaire, lui donnait corps, et réaffirmait ce qu’il avait toujours été depuis au moins « l’Age d’or » et « Entracte »: un lieu d’exclusion ou de communion, comme l’avait été le théâtre pour la cité grecque. Dans ce contexte de polémique et d’assomption, la passion de Godard pour l’ethnographie (qu’il étudia, un temps, à la Sorbonne), était trop oubliée, ainsi que son intérêt pour D. Vertov ou Jean Rouch. A peu près seul, semble-t-il, Luc Moulet écrivait dans LES CAHIERS d’Avril 1960 : « A bout de souffle, c’est un peu « Moi, un blanc », ou l’histoire de deux «Maîtres fous ». Le travelling devenait-il pour autant une affaire de morale ? Ou bien ces images presque désincarnées et surchargées de références, enfermaient-elles dans un sépulcre intellectualiste le présent qu’elles prétendaient exprimer ?
 
1965 : Même ambiguïté, mêmes célébrations, mêmes anathèmes, pour « Pierrot le fou ». Voici qui nous reconduit à l’écrit de R. Benayoun, étincelante diatribe !
 Même si ce texte, peu argumentatif, précipite les allusions et les métaphores, il semble se développer comme un feu d’artifices dont le bouquet final laisse un peu groggy. C’est un obus festif dont les gerbes partent à l’assaut du ciel noir de la bêtise. Toujours en face, la bêtise, sur le front opposé, et vive l’offensive ! et même l’avant-garde !
Offensive jubilatoire qui semble se développer sur deux lignes en même temps. D’une part, les cas pathologiques : Godard donc. Avec en filigrane pernicieux un certain Céline : maladie collabo. Aragon (le directeur des Lettres Françaises ayant adoubé le cinéaste) : maladie Staline. Plus le cas subliminal de Malraux que Benayoun déteste (sans l’avoir compris, mais peu importe).
 Maladie : De Gaule. Sur ce point, le diagnostic médical est sévère, mais uniquement d’ordre politique. On attend l’ordonnance…
Cependant, et pour aller à l’essentiel, il y a plus encore, et de quoi retenir l’attention éparpillée par tant de brillantes allusions (le public décrié n’en peut mais) : Godard serait aussi atteint de la plus insidieuse de nos maladies morales, de la moins pardonnable de nos infections politiques : il serait sournoisement porteur du virus de l’ « anarchisme de droite »… Or, il ne s’agit pas seulement de contester cette catégorie étiologique, qui fait débat chez les historiens (peu enclins à l’accepter, si l’on en croit un P. Ory qui en a retracé la genèse)…Mais de savoir si possible de quoi on parle. Il se pourrait que l’erreur de diagnostic soit flagrante. Oui, docteur.
Il s’agirait en fait de tout autre chose : et notamment (aujourd’hui) de revenir aux étapes par lesquelles, avant 1968, puis dans les années immédiatement suivantes, Godard affirmera son projet de « faire politiquement du cinéma », ce qu’il avait d’ailleurs commencé dès le départ, mais sans fanfaronner. En effet, il n’a jamais cessé, au grand dam de ses pourfendeurs, de chercher à intégrer certains apports des sciences humaines dans sa dénonciation de la société marchande (et de la prostitution). Dès 1962 par exemple dans un long plan-séquence de Vivre sa Vie, le philosophe Brice Parain, traducteur de Platon, évoque, à demi-mots, dans la lumière oblique d’un bistrot, la problématique du « Sophiste », pour une Anna Karina aérienne et prostituée… Premier café philosophique, ou réduction de la pensée à des propos d’arrière salle ? Ambiguïté, toujours. Cependant cette allusion symptomatique range Godard du côté des sophistes ce qu’il est en effet, puisqu’il s’efforce de travailler sur une certaine lisière, celle des langages, et du côté de ceux qui scrutent la frontière incertaine des images, des signes, et du monde social. A partir de l’exemple précédent, on doit refuser l’hyperbole qui fait de la prostitution le « premier métier du monde », et le symbole de tout travail. C’est la sophistique de Godard. Mais on doit aussi reconnaître l’intelligence d’une démarche qui cherche à interroger autrement le politique, dans les sables mouvants de la relation sociale, du jeu des pouvoirs, l’éclat des gestes et l’essor des paroles, la lumière des visages ou le poids des attitudes. Il est d’abord question de cela chez le Godard cinéaste, monteur, metteur en scène. Ce qui n’est pour certains que parodie et bavardage, relève en fait d’une exploration sensible de la relation humaine et de l’artifice social. Et plus particulièrement, d’un soupçon sur le corps colonisé par le discours : l’art, fût-il simple montage, est une occasion privilégiée, qui nous invite à démonter tous les artifices, à aimer ou à décevoir l’illusion du monde imaginaire pour mieux appréhender notre condition. Ainsi, le langage, verbal et non verbal, désigne autant un destin qu’il qualifie une expérience : dans cette bifurcation signifiante où l’humain s’affirme, et parfois se dissout, la vérité, ne peut que se « mi dire » ( selon l’expression de J.Lacan).
Il serait donc, répétons- le, très faux de faire de Godard le Monsieur Jourdain assumant la prose d’un monde sans esprit, ou le faux prophète ouvrant des livres sans les comprendre (comme Michel Piccoli dans sa baignoire, lisant Elie Faure, cf : Le Mépris). Godard questionne le monde, les apparences, le temps, celui qu’il fait dans les rapports humains, celui qui passe dans une Histoire opaque. Il encourage la pensée critique jusque dans les parodies de narration tantôt allant jusqu’à un fatras informel, tantôt s’égarant à grand renfort de développements discursifs qui échappent aux codes.
Ainsi le texte de Benayoun me semble-t-il simplement « magnifique », mais au sens romain du terme : inspiré par une rare intelligence poétique, porté par une plume étincelante, il a fait date dans l’intéressante polémique entre les Cahiers et Positif. Mais il cède aux facilités du dénigrement et me semble passablement à côté du sujet.
L’erreur de diagnostic apparaît à mon sens beaucoup mieux, presque cinquante ans après ; Godard était bien à la recherche de nouvelles formes d’expression, et, mutatis mutandis, continue de retenir l’attention de bien des jeunes cinéastes. Que son œuvre reste marginale ou minoritaire importe peu : comme l’avaient fait Deleuze et Guattari dans leur éloge de la « littérature minoritaire », il me semble que nous aurions besoin, aujourd’hui, d’un éloge du « cinéma minoritaire «.
Ensuite, parce qu’une œuvre ne peut s’apprécier ni par ses commanditaires, ni par son public, mais en elle-même, dans sa signifiance propre. A ce compte-là Michel Ange et Raphael, mais aussi la plupart des grands peintres, seraient des « collabos » de l’Eglise, du pouvoir, du régime social de leur temps…
Enfin parce que le surréalisme cher à Benayoun, et qu’il propose sur l’ordonnance, a lui-même dérivé vers un académisme de l’image, et après sa période vive, dégénéré en système, s’égarant dans l’esbroufe (Dali) ou le culte du coq à l’âne cher à certains scénaristes, voire publicistes : remède contestable. Ce qui fait que même Bunuel ne peut être exempté des symptômes précédemment décrits : catatonie et régression décourageant l’intelligence, d’autant que son œuvre tardive, sortie des ciné-clubs de professeurs, s’est épanouie « sous latitudes exotiques des Champs Elysée ». Faut-il le regretter ?
 
Mais c’est une autre question que celle, évoquée plus haut, de la « chair des images » : et de ce que Godard par ses innovations me semble avoir ici apporté avec talent, soit qu’il convoque des acteurs désincarnés (JP. Léaud, J. Yanne,) ou des figures de la mode brusquement privées de leur aura médiatique (J. Halliday, J. Dutronc). Soit qu’il explore la pénombre, ou suive un navire qui va (comme dans le bavard mais magnifique : « Film/Socialisme », dernière œuvre, à ma connaissance, à être diffusée dans les salles parisiennes)… où la notion de personnage disparaît presque. Tout est ici à la fois risqué et délibéré. Dans une grande confusion du sublime et du dérisoire.
Il est toujours apparu à un public attentif que Godard détournait les pouvoirs du cinéma vers une forme d’interrogation philosophique. Étrange mixte de la métaphysique et du show biz : nous y sommes. Laissons à Godard le soin de perturber nos récits, d’en inventer les formes.
Adressons lui la question – celle de l’Étranger dans le dialogue de Platon : « De quel côté faut-il tourner sa pensée si l’on veut se faire une idée claire et solide de l’être ? » (Sophiste, 250, d).
A cette aune et pour un lecteur oublieux, la potion serait autre. 
Il pourrait s’agir, par exemple, de découvrir à nouveau, « Je vous salue, Marie ! » (film de JLG, 1985).
 
J. F. C.

Jean-Luc fait (encore) des siennes

Cela faisait longtemps que Jean-Luc Godard ne m'avait pas fait rigoler. Lorsqu'il trouve que Marine Le Pen devrait être premier ministre du Gouvernement Hollande, nous retrouvons ce qui a été pressenti il y a presque cinquante ans par un article à la teneur prémonitoire que je prends la liberté de reproduire ci-dessous. Je ne sais pas pour vous, mais entre la commémoration de Duras, et la saillie quelque peu flaccide de Jean-Luc, je crois que nous sommes dans une configuration astrale exceptionnelle...
  
Pierrot le Fou

Au moment où la critique française, littéralement terrorisée par une rhinocérite aiguë, se roule au sol dans un compromis musical entre la crise de nerfs, le caprice, le pâmoison, le mal de Parkinson, le nirvâna et la colite, nous sommes heureux, à Positif, de posséder, contre cet épuisant fléau, un antidote foudroyant qui est en vente dans nos bureaux pour le prix modique d’un article d’Aragon.
N’en déplaise aux quelques belles dames emperlousées qui s’en viennent parfois, yeux révulsés et les orteils en vilebrequin, me confier brutalement que Jean-Luc Godard, Zarathoustra du mégaphone, leur procure, sans suite fâcheuse, les joies identifiables de la conception, je n’ai pas encore trouvé chez cet auteur, au timbre ferme, l’équivalent de l’éclair fugitif d’intelligence qu’on remarque dans certains états comateux au soixantième jour de sérum.
« Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! », ce résumé glorieux du programme intellectuel de Jean-Luc, ânonné dans Pierrot le Fou par une Karina ramenée au perroquet, devient un Évangile de la régression. Le processus de répétition, de morne plaquage, de mise bout à bout, que quelques très ratatinés bas-bleus on le front d’appeler collage, est devenu l’hilare système de pensée de notre actuel régime castrateur, où le fourre-tout, méthode favorite d’André Malraux, engendre chez nos maîtres à penser une catatonie toute voisine de la momification. Godard, en assemblant un puéril scrapbook de calembours, de réflexions stupides empruntées à ses amis, et de bonnes pages cérébrales, passe pour dominer un matériel qui, en fait, le domine, lui, et devient le lauréat gaulliste d’un cinéma-drugstore, ou self-service, qui représente obstinément la France dans les Festivals internationaux (puisqu’il fabrique désormais un film par festival). Il n’y a plus de choix possible, on nous le dit en toute démagogie : ce sera Godard ou le néant (1).
Personnellement, je ne vois là aucune alternative. Il y Godard (autrement dit le Néant) et il y a, d’autre part, un certain cinéma français qui va de Malle à Cavalier, en passant par Enrico, Jessua, Resnais, Marker, Allio, Gatti et que l’on peut facilement définir comme l’anti-Godard, sur le plan intellectuel comme sur, je m’excuse, le plan moral.
En effet, au moment ou Jean-Luc, après des intermèdes moraviens ou pseudo-dreyeriens, s’en retourne à sa bonne période extrémiste du Petit Soldat ou des Carabiniers, il semble difficile de soutenir, comme l’on fait parfois, que ce Suisse indécrottable souffre d’un complexe d’indifférentisme qui le rend imperméable aux nuances de la politique. Je sais que l’élite papillonnante de notre capitale qui trouve dans le confusionnisme l’échappatoire et le vague exquis une sorte d’excitant, voudrait accréditer la notion d’une sphère irresponsable et avec de délicieux gros mots à flatter son mépris du contenu, et sa peur atroce du signifiant. Serait-il bouché à l’émeri (ce que je ne crois pas entièrement), il lui reste encore des réflexes révélateurs : celui, par exemple, de résoudre tout par l’ascendance de la force brutale : Pierrot et sa compagne traversent la France en dévalisant ou assassinant pratiquement tout le monde. La liberté qu’on vante tant chez lui n’est revendiquée que pour les cadavres, et l’anarchie « de droite » consiste à revendiquer le monde en tant qu’objet, terrain de manœuvres activiste, ou carton de cible. La fascination de Godard pour les armes à feu, les « bang ! bang ! » et le geste éliminateur (pouvant servir de conclusion à pratiquement tout situation donnée) ne traduit pas seulement sa puérilité, mais ce goût destructeur indiscriminé des imaginations stériles, chez lesquelles elle remplace toute activité créatrice réelle, toute générosité.
Ce niveau infantile cultivé artificiellement dans l’ombre de Céline, est à la foi un alibi et une facilité. L’emploi inoffensif des jeux de mots du genre « Allons-y, Alonzo » cache des détournements plus hypocrites. Godard déprécie les bandes dessinées dans le même sens que les tableaux militaristes en « comics » du peintre Roy Lichtenstein(2). Dans son recours aux Pieds-Nickelés, il raye à fort bon compte une image souriante des forces libertaires, au profit de Pierrot, personnage veule, bas, dénué de charme et dont l’inconscience est poussée jusqu’à l’aphasie mentale, même si, par pur snobisme on lui fait lire Elie Faure ou déclamer Lorca. De même l’anecdote poujadiste sur les cosmonautes russo-américains, qui renvoie commodément (comme dans Alphaville) le communisme et le capitalisme dos à dos, l’allusion complaisante aux gaietés de la baignoire, le sketch minable de Belmondo et Karina sur la guerre du Vietnam, se parent des attributs de l’imbécillité, milieu ambiant de Jean-Luc et de ses laudateurs, mais révèlent un certain nombre de nostalgies, certes végétatives, mais qui dépassent de beaucoup le stade de l’embryonnaire.
J’ai parlé de Céline. Dans l’admiration que Godard voue à ce cabot surestimé, il y a le vœu secret de pouvoir faire passer, si j’ose dire, dans le mouvement de déballage pêle-mêle de tout ce qui se présente à lui sur le plateau ou dans les quotidiens, une certaine idée de l’automatisme, bref à fabriquer de la spontanéité, dans un recours filmé au happening dont on sait qu’il est le recours ultime des ratés qui sabotent l’art pour n’avoir pas à l’approcher. Or l’automatisme, les surréalistes l’ont bien prouvé, n’est pas à la portée de tous les inconscients. Pour le pratiquer, il faut être poète, on ne devient pas poète en le pratiquant. Le cinéma de Godard, c’est le cinéma de quelqu’un qui cherche sans trouver (Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. »), et qui remplace l’appréciation de la trouvaille par une jubilation de l’inaccompli et du salopé, laquelle n’existe que chez les partisans de l’ordre, de l’académisme et de l’officiel.
Á ce propos, il faudrait tout de même que l’on explique à Aragon que, dans le vrai « collage », l’image poétique ne se forme qu’à partir de deux réalités distantes, lesquelles se situent l’une l’autre, selon une dialectique secrète inaccessible à un simple manieur de ciseaux. Faire un collage, ce n’est pas coller n’importe quoi, n’importe où. Si on peut parler de collage à propos de la séquence finale de Duck Soup ("Á la Rescousse !"), ou à propos de la carte postale des Champs-Élysées dans La Mort en ce Jardin, on verra dans les deux cas une image-choc reproduire, non par la force du montage, c'est-à-dire de la « collure », mais par le choix de deux, ou plusieurs réalités en totale rupture, et qu’éclaire une vraie conscience de l’absurde et de l’irrationnel. Á l’ère du Traité du Style, Aragon eût pu apprécier ce genre d’illumination poétique, mais l’actuel Aragon est à la mesure du Delacroix que Baudelaire velléitaire, il s’est ridiculement choisi dans une page mémorable et burlesque. Les faveurs d’un grand « diminué » de la littérature ne manquent pas de pathétique, il est bien vrai. Le titre de gloire, en 1965, le vrai certificat d’authenticité intellectuelle, ce serait de n’être pas compris par Aragon.
Á ce jour, les films de Godard représentent une inadéquation complète de l’homme au matériel hétéroclite qu’il prétend manipuler au petit bonheur, une prise de parole basée sur la certitude sereine de n’avoir rien à dire (ce n’est pas en parlant que l’on devient causeur), un désir rétrograde de faire passer l’intelligence et la responsabilité au rang des accessoires ornementaux ou superflus. Godard, qu’il veuille faire du chic et du joli avec de l’incompris et du refoulé, incarne un tripotage particulièrement lamentable des formes expressives, une déchéance du goût, de l’analyse et de la conscience qui pouvait faire croire à une crise de l’entendement, si elle affectait autre chose qu’une coterie gesticulante et démultipliée, celle qu’on catalogue dans le « Tout-Paris » parce qu’elle s’étourdit de son propre bruit, et que l’on peut doter, comme dit Ducasse, d’une notable quantité d’importance nulle. Á Venise, Pierrot le Fou faisait ce qu’on appelle, charitablement, un bide. Les moyens d’intimidation qui fonctionnent sous les latitudes exotiques des Champs-Élysées n’y ont encore conditionné que les cerveaux mous et les défectueux du bout de gras. Il est vrai que ces derniers ont le coup de téléphone plus rapide que la fusée Diamant, et le cri plus strident que le Mystère à réaction. Mais Etaix et Chabrol nous enseignent un sain usage des boules Quiès. Installons-nous tranquillement dans la cybernétique à venir : 3 films par an, 3 festivals, 3 grands prix à dormir debout pour les jurés, 33 articles utilisant 3.333 épithètes dithyrambiques que nous livre Littré, 33 titres interchangeables pour les tableaux que cite Louis Aragon, 333 orgasmes pour Cournot. Qui se lassera le premier ? Je me pose la question avec l’angoisse fébrile, l’œil hagard et le sérieux d’Albert Neumann.
 
PIERROT LE FOU , France, 112 mn, 1965. Réalisation et scénario : Jean-Luc Godard, d’après Lionel White. Chef opérateur : Raoul Coutard (Techniscope et Eastmancolor). Musique : Antoine Duhamel. Montage : Françoise Colin. Interprètes : Anna Karina (Marianne), Jean-Paul Belmondo (Ferdinand), Dirk Sanders (Le Frère), Raymond Devos, Roger Dutoit, Samuel Fuller. Production : G. de Beauregard. Distribution : S.N.C.

Robert Benayoun, in : Positif n° 73, Février 1966
 __________
 
Notes :
 
(1) Le parallèle s’arrête là : il n’y a point de gauche (hors Positif) pour faire face au lauréat d’Etat. On sait que les Lettres Françaises, depuis belle lurette, sont devenues le dernier bastion de la réaction. L’Observateur est devenu l’aile droite des Cahiers du Cinéma et France Nouvelle, pour ne pas chagriner de bon Louis A., censure Casiraghi, son correspondant à Venise, qui éreintait Pierrot le Fou avec une insistance fâcheuse.
 
(2) Ce dernier s’exprime volontiers à la Jean-Luc Godard : « Je ne prends pas très au sérieux les prototypes fascistes, et je les utilise pour des raisons purement formelles. » (Art News, nov. 1963)