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lundi 9 février 2015

L'homme du « Ridère »

Morvan Lebesque est un peu oublié sauf, sans doute, du milieu autonomiste breton, ce qui n’est guère la tasse de thé de votre Tenancier, entre parenthèses. Les quelques lecteurs attentifs l’auront lu récemment dans ce blog à propos de Bécassine. Restent également à redécouvrir certaines chroniques vigoureuses délivrées dans les années 50 au Canard enchaînée, recueillies ensuite en volume. Si certains de ces articles ont vieilli, celui qu’il consacra au Reader’s Digest demeure vivace, ne serait-ce qu’à la lueur de la conclusion et qui déborde, bien évidemment, du lectorat qu’il décrit et de son époque.
 
Ce lecteur qui m’envoie une coupure de presse, je l’en remercie mais le gronde de s’y prendre un peu tard. Ladite coupure de presse date en effet de janvier dernier. Elle ne comporte que cinq lignes, d’ailleurs publicitaires : c’est une réclame ou, comme on dit, un « pavé » destiné à nous aguicher et à nous vendre une marchandise bien connue : la Sélection du Reader’s Digest, en français ridère. Demandez le Ridère, organe officiel de l’Américain moyen en France ! Toute l’actualité mondiale une fois par mois dans le Ridère !
Vous connaissez tous le Ridère. Évangile de nos métros et Bible de nos autobus, à quoi se compare-t-il encore ? Il est notre mythologie portative, notre Légende du Siècle. Il est le coca-cola de la Littérature. Cependant, son plus grand mérite n’est point d’occuper nos loisirs. Il est d’avoir créé un climat à la fois grave et euphorique et d’avoir fait se lever, quelque part aux U.S.A., un tiède alizé de conformisme qui a déferlé jusque chez nous. Il est aussi d’avoir mis au monde une sorte de héros de notre temps, un Tarzan en manches de chemise et en pantoufles, dont les aventures exemplaires se lisent en filigrane des « récits vécus » et des « reportages condensés ».
L’homme du Ridère naquit au début du siècle, dans un village du Middle-west, et sa jeunesse s’écoula entre le Collège-des-Belles-Années qui le fait sourire encore et la Petite-Église-de-Notre-Enfance dont il ne se souvient jamais sans écraser une larme furtive. La providence lui avait donné un père dont il nous entretient assez rarement et que nous ne voyons guère apparaître que dans deux ou trois circonstances historiques, par exemple lorsque l’homme du Ridère s’engage à dix-huit ans dans l’armée et qu’il lui annonce sa décision irrévocable. Alors, le père pose son cigare, demeure un temps silencieux, contemple gravement son fils et lui dit : « Bien, garçon ». Par contre, la mère (Mammy), de notre héros occupe littéralement le devant de la scène. Sans doute a-t-elle été jeune en son temps, comme tout le monde ; mais depuis une bonne quarantaine d’années, c’est une douce petite vieille à cheveux blancs et à lunettes de fer qui chante à mi-voix, conseille les filles du village et reçoit devant sa porte le salut déférent de M. Elias-Robinson, notre-nouveau-pasteur. L’amour et la vénération de l’homme du Ridère pour sa Mammy passe tous ses autres sentiments. Il pense à sa Mammy lorsqu’une impulsion irrésistible lui fait fuir un mauvais lieu où il avait commandé de la bière ; il pense çà elle en choisissant sa femme, la rieuse Maggy qui a tant de peine à apprendre à faire les cakes ; il pense à elle lorsque Maggy accouche pour la première fois et que, dans le couloir de la clinique qu’il arpentait fiévreusement, il tombe à genoux pour remercier Dieu de lui avoir donné un fils ; il pense à elle enfin jusque dans la salle enfumée du Club des Anciens où les amis de collège (dont un est devenu clergyman) se réunissent un fois l’an pour se donner d’affectueuses bourrades. C’est mammy qui a fait de l’homme du Ridère ce qu’il est : un gentleman yankee (ou gentleman-ridère) dont la conscience est pure et qui ne craint rien au monde, sauf Dieu et la mauvaise haleine.
L’homme du Ridère loue Dieu dans son temple et se protège de la mauvaise haleine grâce au dentifrice Colgate. (Maggy semblait distante et refusait ses baisers au clair de lune. « O Harry, lui dit-elle, vous devriez aller voir votre dentiste. ») L’homme du Ridère mûrit tôt et sagement. Il prend du ventre, porte des bretelles à fleurs et se livre à ses péchés mignons. Il apprend le nom des plantes, se tient au courant des derniers bombardements atomiques, des progrès de la chirurgie et de l’infinie variété du vocabulaire. (« que signifie BEGONIA ? Est-ce : 1. un tuyau d’arrosage ; 2. un maréchal de France ; 3. une fleur ; 4. un célèbre cabaret parisien ? Réponse page 37 »). Il s’intéresse passionnément à ses frères humains et se sent la gorge serrée en évoquant l’être le plus extraordinaire qu’il a connu. L’un de ces êtres extraordinaires était un sourd-muet de naissance qui, par un miracle de volonté, est devenu ténor de grand opéra. Mais il y eut aussi la petite fille atteinte de paralysie infantile et sœur aînée de cinq enfants qui, un beau jour, se jeta dans la maison en flamme pour sauver son grand-père. Car le monde de l’homme du Ridère est encombré de deuils et de catastrophes et lui-même n’en est pas à l’abri ; il peut perdre son emploi et il lui arriverait, ainsi éprouvé, de sombrer dans une tristesse vague si, à ce moment précis, le bon docteur aux yeux bleus du village ne lui mettait la main sur l’épaule et ne lui disait qu’il est un homme, que diable ! et qu’il ne doit point se laisser aller pour si peu au découragement.
Ce monde rose et bleu où l’on fait des enfants et des dollars et au bout duquel un ascenseur vous attend pour vous conduire à Dieu sans secousse, l’homme du Ridère en demeure le chef-d’œuvre, le roseau pensant en duralumin. A force de le lire et de voir vivre cet homme, je croyais le connaître intimement. Je me trompais. Un lecteur, donc, m’envoie cette coupure de presse :
« J’étais en train de voir réellement griller un être humain. »
Lisez « Sélection » de Janvier, vous saurez ce que les journaux ne disent pas. Vous croirez assister vous-même à une exécution sur la chaise électrique. Achetez dès aujourd’hui notre « Sélection » de janvier.
Grâces lui soient rendues, à présent je sais. Je connais en sa rêverie la plus intime cet enfant béni de Dieu, l’homme du Ridère. J’ai franchi la dernière porte et je suis entré dans le jardin secret. je l’ai vu à l’heure trouble où il s’offrait sans témoins un spectacle de choix. Une belle fille nue ? O honte, non ! Hosanna au plus haut des cieux, l’homme du Ridère, ce saint des Derniers Jours, occupe ses pieux loisirs à regarder un homme griller vif, par le trou de la serrure.
 
Morvan Lebesque : Chroniques du Canard. (1960)