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jeudi 5 février 2015

Histoire de bonniche — 3

La personnalité infantile de Bécassine dessine en creux le paysage fantasmé de la domesticité au XIXe siècle, celle d’une classe à la limite de la classe dangereuse, une sorte de passerelle, poreuse, facile à traverser pour ceux qui en font partie et une confrontation presque sans risque pour la bourgeoisie. Seul le dévoiement individuel peut opérer une rencontre effective, comme ce qu’il arrive à Georges Randal dans Le Voleur de Georges Darien. Il nous suffit de renverser le moindre caractère de la domestique bretonne pour trouver les craintes et les menaces qui pèsent sur le foyer. L’apparentement de l’état de domestique à la prostitution, même s’il doit beaucoup à une fantasmatique liée à la littérature n’est pas si éloigné que cela. De même l’éventualité d’un débordement ancillaire, allant jusqu’au crime alimente la presse à sensation, comme — certes plus tardivement — le cas des sœurs Papin…
Faut-il alors vouer la lecture de Bécassine à une sorte de bannissement, comme certains ont voulu faire interdire la publication de Tintin au Congo ? Mais pourquoi faire ? Ce serait même l’aveu d’un échec pour ceux qui entreprendraient une telle démarche. La meilleure réponse est très certainement le désintérêt généré par la reconnaissance de ce que recouvrait les histoires de Bécassine, renvoyant tout cela à l’histoire d’un type de narration (la BD) et à une technique (la Ligne claire), parce qu’éliminer un livre, un terme ou une idée de l’espace publique ne les a jamais empêchés d’exister, le désintérêt si.
On ne saurait quitter le sujet sans évoquer de nouveau le destin de nombreuses jeunes femmes atterrissant à Paris et qui se retrouvent rapidement dans les réseaux de prostitution. La pute bretonne est aussi célèbre que la domestique de la même origine, elle ne réside pas qu’à Paris et navigue, comme toutes ses consœurs issues des autres provinces, dans toute la France au fur et à mesure de ses réaffectations dans les bordels. Cette imagerie est véhiculée par Carco, Charles-Louis Philippe et de nombreux autres auteurs, bien éloignée de la description de la prostituée mondaine telle qu’on la retrouve dans Nana de Zola ou Le troupeau de Clarisse de Paul Adam…
Cette prostitution-là revêt des atours tragiques, même si des chansonniers comme Georgius parodient volontiers les goualantes sur les pierreuses (On l’appelait « Fleur des Fortifs »), on la retrouve également dans le même décor — les Fortifs — au cinéma et notamment dans certains passages de Fantômas ou des Vampires, illustrant par ailleurs la perméabilité entre la condition de domestique et de prostituée… A l’image lénifiante de Bécassine, on opposera enfin le destin d’une de ses compatriotes littéraires :
« On l’appelait Marie la Nèfle, parce qu’elle manquait de fraîcheur. Si les surnoms étaient toujours inspirés par la sympathie, on l’aurait nommée Marie la Douce ou Marie Bon-Cœur.
Elle avait le teint plombé, les cernes bistres des noctambules, la bouche très triste, et ses épaules tombaient. Les passants acceptaient volontiers ses offres de bonheurs pervers. A ne réaliser que l’indispensable de ses promesses, elle gagnait de quoi mal se nourrir, payer sa logeuse, renouveler sa jupe brune, son tablier noir et les rubans qui étaient le luxe de sa parure. Elle les choisissait du bleu le plus céleste : celui des bannières de la Vierge au Grand Pardon de Sainte-Anne-la-Palud. Ses yeux d’enfant n’avaient rien contemplé d’égal à leur magnificence. On eût dit que ses yeux de femme en gardaient un reflet dans leur couleur délavée. Malgré les souillures, ils conservaient devant Paris l’expression surprise qu’ont les regards des toutes petites filles en Bretagne.
L’année de sa confirmation, elle avait quitté Douarnenez pour être bonne d’enfant, aux gages de parisiens modestes venus là tremper d’iode et de sel marins les scrofules des jumeaux nés de leur œuvres.
Il y avait peu de joie dans ce ménage. Marie se réveillait en larmes, à l’étroit d’un cabinet sans air où elle étouffait la nuit, rêvant de la baie, des landes, d’espaces dorés par les ajoncs fleuris. Son maître vint la consoler. Il accompagna ses paroles paternelles de gestes qu’elle ne  détourna point, tant elle était ingénue, par effroi du diable dont il avait menacé ses timides résistances. Quand il la laissait, elle priait en breton et elle attendait le sommeil, étonnée un peu qu’il lui fallût contenter les caprices du père après ceux des enfants. Elle remplissait ce devoir étrange avec l’humilité d’une servante naïve encore, comme elle participait aux jeux des petits, lavait le linge ou la vaisselle.
Son incroyable candeur la fit tout avouer à sa maîtresse qu’un doute travaillait. Et elle se trouva sur le pavé de Grenelle, un soir pluvieux de novembre, honteuse pour la première fois d’avoir « obéi à Monsieur », embarrassée du paquet de ses hardes, et riche d’une pièce de cinq francs au lieu du quintuple qu’on lui devait. La tête bourdonnante des invectives, des prophéties, des vœux détestables dont l’épouse trahie l’avait accablée avant de la mettre dehors, — elle restait sous l’averse froide.
Quelqu’un l’emmena. Il en alla de même, le lendemain et ensuite, sauf qu’elle avait loué une chambre d’où elle regardait le puits artésien, les tramways et les gens, du matin au soir. Elle noua des amitiés, parmi les femmes qu’elle rencontrait dans ses promenades. Leurs avis l’armèrent contre la mauvaise foi des hommes et elle acquit de l’assurance. Une « payse » acheva de lui signaler les risques de la profession, et elle lui enseigna la coquetterie agréable aux civils et aux militaires, l’art de les apprivoiser, les parages de bonne chasse, et le goût de boire. Un agent des mœurs, enfin, compléta son éducation ; car la mansuétude d’un État démocratique s’étend aux plus humbles.
Rien ne la rebutait, de cette vie qu’elle n’avait pas désirée ? Elle oubliait la face des inconnus dont les vifs transports ne l’émouvaient guère, et elle semblait toujours les reconnaître, par courtoisie. Pourtant, à voir ses pareilles aimer, toutes, l’élu entre mille, qui les rançonnait et les frappait, un immense besoin de chérir couvait en elle. Il partageait son cœur, avec le regret du port natal et la mémoire des fêtes religieuses. Parfois, dans la puanteur, le tohu-bohu et la désolation d’un cabaret, elle retrouvait des parfums d’encens, l’hymne des cloches et la vision d’un paysage maritime. Elle aspirait à l’amour avec cette passion mystique qui maintenait son âme au-dessus des nécessités malpropres de son existence basse.
Un dimanche, elle marcha tout l’après-midi derrière un quartier-maître de la flotte, fascinée par le béret et le large col bleu, espérant toujours qu’il abandonnerait pour la suivre le vieux couple dont il était flanqué ? Elle manqua défaillir, de demeurer toute seule sur le trottoir, quand ils furent entrés dans une maison qu’elle guetta jusqu’à la nuit close, sans déplacer ses pieds.
Elle se donna à plusieurs, dans l’espoir d’une liaison durable, de violences qui lui permettraient, en les racontant, d’apitoyer ses amies, et augmenteraient la saveur des caresses prochaines. Ils la volaient et ne revenaient plus. La plupart la raillaient durement, si l’occasion d’une rencontre l’amenait à formuler des reproches.
— On t’a assez vue, La Nèfle, disaient-ils.
Ou bien :
— T’es trop moche, la rouquine, pour qu’on y retourne à te faire boum ! C’est bon quand on est sur le sable, fauché de sa largue et dans la mouise, à claquer des dominos à vide !
Néanmoins, elle renouvelait ses tentatives, avec l’obstination de sa race. Le soldat, l’ouvrier, les commis imberbes et des collégiens barbus, luis passaient les taches de rousseur dont elle était masquée, pour l’attrait de sa chevelure fauve où des mèches pâles avivaient les lueurs éclatantes de la masse. Elle connaissait d’ailleurs l’influence de sa peau fine sur la sensibilité des clients et que les moins délicats admiraient la teinte laiteuse de son corps.
[…]
Elle parvint à s’attacher un apprenti, gouailleur et dégingandé, qu’elle détourna facilement de l’atelier où il aidait au raccommodage de bicyclettes. Il l’aima deux longs mois. Ce furent les meilleurs jours de Marie : ses sacrifices à l’ardeur des citoyens avait un but, dans la personne du cher petit homme aux joues roses, pareilles à des pêches. Elle était fière de l’exhiber dans les bals, la kermesse des Invalides et chez les restaurateurs où le cercle de ses relations fréquentaient.
Il la meurtrit de coups, au retour d’une échappée à Clamart, sous prétexte de jalousie, l’accusant de complaisance envers un zouave qu’il avait invité à leur table, par politesse et par amour de la cocarde. Le zouave, après boire, avait galamment assailli la femme et nargué son chevalier dont le rire sonnait faux, parce qu’il se devinait trop faible pour frapper. Il égara l’importun dans le bois et, bousculant Marie, hargneux, muet, il l’avait ramenée jusqu’en leur chambre où des sévices immédiats préludèrent à l’explication qu’elle réclamait depuis des heures :
— Ah ! Rouchie ! te faudrait la carotte d’Afrique et je tourne en poire jaune !... Après le turbin, t’es à moi, mets-toi bien ça dans la citrouille !... Les michetons, faut qu’y gantent... ou tu prendras la pipe !...
Les joues cuisantes, les côtes sensibles, elle l’écoutait en pleurant, et heureuse. Son corset, brisé dans la lutte, lui pinçait les chairs. Elle accueillit cette épreuve nouvelle comme une autre marque du grand amour qu’elle provoquait enfin ! Une tendresse infinie l’alanguissait et jamais elle n’adora autant son maître, que jaloux et brutal. Elle vit avec joie se former des taches violettes ou il l’avait frappée, songeant que leur vue exciterait la pitié de ses amies ; et la certitude d’en être plainte à son tour lui était précieuse et douce.
Mas la fatalité pèse sur quelques êtres avec une invraisemblable persévérance. Une mauvaise toux secoua ce joli amant de cœur et l’emporta en moins de rien, pâle, mince et grave. Ses yeux étincelants de lumière gaie, l’incarnat de ses pommettes plus appétissantes que des cerises, Marie les revoyait sans cesse et elle croyait l’entendre gouailler entre deux quintes ou faire de projets. Retenue par ses sentiments religieux, elle abandonna Grenelle pour Reuilly, au lieu de suivre dans la mort le cher fantôme de ses premiers amours. »
(Charles-Henry Hirsch : Le Tigre et Coquelicot, 1904-1905)


Correspondance amusante, ce roman a également cent dix ans et, pour ma part j’y trouve infiniment plus d’intérêt que le vide installé par Bécassine.  


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mercredi 4 février 2015

Histoire de bonniche — 2

Pourquoi cet acharnement sur Bécassine ? Si l’image de la domestique à la fois sotte et roublarde prête à rire, c’est également la représentation de cette domesticité détachée de son contexte qui pose un véritable problème. Comme je le signalais en préambule, la veille de la Grande Guerre est considérablement inégalitaire — et ne laisse pas de ressembler, cent ans après, à la nôtre — et comme on la vu, « l’ascenseur social » n’existe tout bonnement pas… Certes, Bécassine n’est qu’une histoire pour enfant, publié dans la Semaine de Suzette, dont le lectorat n’est pas vraiment populaire. Cela sous-tend alors que cette représentation populaire n’est pas destinée du tout à la population qu’elle est censée représenter. Ce constat est presque une tautologie, il ne se pose même pas à l’époque de ces publications tant la mentalité de la bourgeoisie ne comprend les interactions avec les classes inférieures que par l’intermédiaire de la domesticité et des métiers qui s’y rapportent et également au travers de « l’égout séminal » de la prostitution. Prostitution opportuniste qui peut franchir parfois le seuil de l’office avec les bouquetières, par exemple, mais également dans l’asservissement sexuel de la domesticité, même si, dans ce cas, elle a une large part fantasmatique. Alain Corbin, dans Les Filles de Noce, modère beaucoup cette imagerie. Certes, Bécassine n’est pas un modèle sexuel, elle représente plutôt un idéal de chasteté et de bienséance — aseptisée, également — auprès des petites lectrices de la revue. La réalité est tout de même différente :
« Une autre époque a déjà subi pareille fascination : la fin du siècle dernier. Jamais on n’a tant parlé du service domestique et du ménage qu’au temps de l’Affaire Dreyfus. Omniprésente dans la littérature que Jean Borie qualifiait naguère de célibataire, la bonne entre dans les austères revues de droit civil, devient sujet dramatique ; le discours psychanalytique lui-même est truffé de références aux femmes domestiques.
Cependant, celles qui font tant parler sont alors condamnées au mutisme le plus total : leur identité perdue, elles se fondent dans les familles qui les emploient et auxquelles elles sont attachées par un lien que Pierre Guiral et Guy Thuillier (La Vie quotidienne des domestiques en France au XIXe siècle, 1978) qualifient de quasi féodal. De toute manière, elles n’auraient pas le temps de se raconter ; ce temps désormais de plus en plus strictement contrôlé à l’aube du taylorisme domestique.
Si le discours bourgeois s’y réfère inlassablement, c’est d’abord parce que la servante rassure ; elle symbolise la permanence de l’ordre social. Sentinelles vigilantes qui défendent le foyer contre la menace extérieure, la bonne et le larbin se trouvent ainsi promus gardiens d’un code qu’ils ont parfaitement assimilé et qu’ils sauront, au besoin, rappeler au maître désinvolte. Vestale bougonne, la « servante-pelican » a pour mission de transmettre ; elle assure le lien entre les générations. Celle qui a fermé les yeux du père manifeste par sa seule présence le maintien des valeurs qui ont assuré la grandeur et la prospérité de la famille.
L’existence de la bonne atteste de la hiérarchie sociale ; l’humilier, c’est affirmer et légitimer tout à la fois le pouvoir petit-bourgeois ; se reposer sur elle, user d’un subtil paternalisme, c’est aussi désamorcer la menace prolétarienne. La servante dévouée est le résultat d’une métamorphose ; elle incarne le peuple dressé, domestiqué par le contact quotidien des maîtres. Il est rassurant de lire Bécassine par-dessus l’épaule des enfants.
Là ne se borne pas l’explication de cette fascination insolite. On ne fait qu’entrevoir aujourd’hui le rôle immense dans la formation des jeunes bourgeois. Substitut partiel de la mère lointaine et mystérieuse, la domestique rompt la belle harmonie du triangle œdipien ; elle transmet à l’enfant une confuse culture somatique, référence conflictuelle qui ne cessera de le hanter. C’est une nourrice morvandelle qui lui a prodigué les premiers soins ; c’est une servante qui soignera sa rougeole ou sa coqueluche, guidera ses jeux au jardin public ; « Du trou de serrure de la salle de bain aux amours cachés et illégales de la bonne, une image sexuée de la femme lui est présentée. »
(Alain Corbin : L’archéologie de la ménagère et les fantasmes bourgeois, in Critique, juin-juillet 1980, repris dans Le temps, le désir et l’horreur, 1991)

Si la domesticité est omniprésente dans le roman bourgeois du XIXe, elle se présente parfois sous des jours moins avenants que la représentation courante du dévouement (dont on retrouve maints exemples dans les romans de Verne, par exemple). Ainsi la menace permanente de la « réappropriation individuelle » par la domesticité règne en permanence dans les mentalités. Le vol vient s’ajouter à la cohorte de fléaux qui pèsent sur le foyer, paramètre primordial  pour la gestion de l’économie domestique par la maîtresse de maison. Si, par ailleurs, Bécassine est la version asexuée de la bonniche destinées aux petites filles des milieux aisés, les lecteurs plus mûrs se souviendront plus assurément  du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau sur lequel il est inutile de faire un résumé, je pense… Le danger représenté par la domesticité a beau est subreptice, il est néanmoins omniprésent, c’est le marchepied des classes dangereuses, illustré par la soubrette faillie à sa sensualité, ainsi dans la représentation littéraire :
« Tandis que Marthe s’efface, la chair pulpeuse de Marie-Madeleine se fait obsédante. La servante s’incarne ; son corps capte le désir masculin. La jeunesse de ses formes sous son tablier accessible engendre le fétichisme. Reléguée dans une chambre de bonne, elle y a gagné en liberté. Dès lors, le sixième étage devient le lieu géométrique des fantasmes du mâle de la bourgeoisie. Espace de voyeurisme et de séduction mais aussi de promiscuité et de crime où s’élabore une confuse sociabilité prolétarienne, il propose l’image effrayante et délicieuse de l’insécurité du sommeil féminin. La tentation ancillaire est devenue l’un des thèmes majeurs du roman ; elle reflète tout à la fois l’obsession du ménage chez le célibataire petit-bourgeois et le désir d’ »amour vénal à domicile qui tenaille l’époux blasé ou l’adolescent boutonneux.
Dans ce long discours masculin, domesticité et prostitution se mêlent inextricablement ; les enquêtes quantitatives ne montrent-elles pas que le personnel de service est un des plus riches viviers de l’amour vénal et que nombreuses sont alors les servantes qui pratiquent une prostitution intermittente ? Une telle marée discursive a-t-elle pu se faire productrice de comportements ?
Question qui nous renvoie au vécu quotidien de la servante et de la prostituée. A l’évidence, les similitudes sont nombreuses. La conscience de ne pas exercer un véritable métier engendre, chez l’une et l’autre, la honte d’avouer sa condition et le désir de s’en évader. Victimes d’un mépris commun — la plupart des congrégations leurs sont fermées au XIXe siècle —, enkystées dans l’espace bourgeois, domestiques et filles publiques ne peuvent alors se définir, élaborer les formes de protestation sans que celles-ci apparaissent insolites, voire dérisoires. Il est révélateur que les surréalistes se soient tant intéressés aux bonnes. Si le législateur du XIXe siècle s’est toujours refusé à traiter de la prostitution comme de la domesticité, c’est guidé par la conviction que, dans les deux cas, une évolution des attitudes impliquait un bouleversement radical de l’ordre social et moral. »
(Alain Corbin : Ibid.)

Que deviendrait donc Bécassine si son aspect physique et mental n’était proche de la néoténie, c’est-à-dire sans les caractères liés à l’enfance ? Perdant cette innocence « originelle », elle rejoindrait immédiatement l’univers menaçant des classes dangereuses, la moindre sottise devenant une menace pour la progéniture dont elle a la garde. Renvoyée du foyer de Mme de Grand-Air, il est fort probable que l’imaginaire l’enverrait immédiatement à la rue, voir à une maison d’abattage, à essorer le permissionnaire… La réalité est plus nuancée, certes. Mais il faut garder à l’esprit ce caractère juvénile, infantilisant, utilisé par la suite envers les autres représentants de l’immigration, tel le nègre grand enfant, le tirailleur Banania que Bécassine ne peut éviter de rencontrer (« Bécassine — Banania, destins croisés », 2 siècles de stéréotypes. Le Havre, octobre 1996). Cette représentation infantilisante se perpétue au-delà du stéréotype de la bonne bretonne, comme par exemple lors des « Trente Glorieuses » où, le tourisme sortant des frontières, on va chercher sa bonniche espagnole ou portugaise comme on le faisait en Bretagne au siècle précédant. Cet exotisme se retrouve dans l’espèce de nostalgie réactionnaire exprimée par Les femmes du 6e étage de Klapisch, dont on ne peut évidemment pas exiger une réflexion aboutie sur la question de la domesticité…

(A suivre...)




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Histoire de bonniche — 1

Il y a trois jour, je tombe sur la page d’accueil de Google avec une illustration (paraît que ça s’appelle un Doodle) représentant le 110e anniversaire de la première publication de Bécassine. Déjà, on est intrigué par le fait que l’on marque une telle commémoration, 110 n’étant pas tout à fait un chiffre rond pour ce genre de rappel. On se doute que si notre interrogation s’arrêtait à ce genre de constat, on ne prendrait même pas la peine d’écrire un seuil mot à ce sujet. On se dirait simplement qu’une entreprise comme Gautier Languereau — si tant est que cet éditeur s’occupe toujours de sa publication — a simplement besoin de relancer les ventes, histoire de protéger des droits qui vont commencer à entrer en dans le domaine public (Pichon, le dessinateur meurt en 1953) dans une dizaine d’années. Peu nous chaut d’ailleurs. Que cette série appartienne au domaine public ou fasse les choux gras de ce qui est devenue depuis belle lurette une filiale d’Hachette nous importe somme toute assez peu.


Ce qui nous gêne, c’est que la représentation de ce personnage et ce qu’elle recouvre continue de ne pas être perçu à sa juste mesure. Tout au plus y voit-on l’image de la gentille provinciale arrivée à Paris et dont le bon sens, la droiture et les maladresses ont fait les beaux jours de la Semaine de Suzette et l’objet de transmissions familiales jusqu’à nos jours. Mais qui est donc Bécassine ? Elle fait partie de cette cohorte de bonniches bretonnes arrivées à Paris à la Belle Époque gare Montparnasse. Bécassine fait exception, puisqu’il semble qu’on soit allé la chercher dans son plou lors d’une villégiature. Elle échappe en partie aux risques inhérents à l’exil des jeunes femmes vers la capitale à l’ouverture des lignes de chemin de fer de l’Ouest, bouleversement qui allait implanter une communauté bretonne dans le même quartier Montparnasse. Elle échappe également aux rabatteurs qui cueille nombre de jeunes filles au sortir du train — l’imaginaire indique des voyages en wagons à bestiaux, on a connu des immigrations ultérieures en pires conditions — pour les vouer à la prostitution. Ces rabatteurs parlent le breton, parfois, disposition rassurante pour quelqu’un jamais sorti d’un milieu rural débarquant soudainement en pleine vie citadine. Nous y reviendrons. Bécassine donc est le produit d’une société où la répartition des richesses, l’accession à la culture est accaparée par une minorité sociale. Cette fin du XIXe est dure pour une population issue du prolétariat ou de la paysannerie et dans un pays comme la Bretagne, bien souvent asservie à l’ordre de la religion — l’expulsion des congrégation en 1880 et la séparation de l’église et de l’État en 1905 sont certes contemporaine de Bécassine, mais il faut compter sur une grande inertie sociale dans les communautés rurales reculées comme certains coins de Bretagne. Cette soumission à un ordre moral et social très rigide provoque d’une part le maintien d’un niveau culturel si bas qu’il revient à néant, à une reproduction en circuit fermé d’un système oppressif (Je compte pour ma part dans cette génération pas moins de quatre religieuses dans une famille de douze enfants parmi mes aïeux, débouché naturel pour les filles sans dot ou sans perspective de mariage et reproduction du système par « endogamie », si l’on peut dire…) et qui provoque une immigration de l’intérieure très importante tant vers Paris que dans certaines autres régions de France. La Bretagne est à ce moment un pays qui souffre d’une arriération sociale dont on fera énormément de représentations dans la littérature populaire — La description du village de Kergario dans La conspiration des milliardaires (1899-1900) de Gustave Le Rouge est édifiante à ce titre :
« Rares étaient les habitants de ce village qui n’y fussent point nés. Jamais un livre ni un journal n’y pénétraient. les pauvres paysans ignoraient même sous quel gouvernement ils vivaient. Ils ne connaissaient rien du restant de l’univers
Une année, des artistes séduit parla sauvage beauté des paysages environnants, essayèrent de s’y installer. Ils durent bientôt partir.
Dès les premiers jours, les enfant leurs avaient jeté des pierres, les femmes les avait injuriés et les paysans les avaient poursuivis armés de fourches et de bâtons. »
 De même, dans le pays des lettres plus « nobles », Remy de Gourmont se gausse des Bretons qui croient à l’influence de la Lune sur les marées. On pardonne volontiers à Gourmont, comme à Le Rouge, tant le préjugé sur l’arriération de la Bretagne et du Breton est prégnante à l’époque et vérifiable parfois (même si Gourmont rate ici, effectivement, son coup !)
Bécassine véhicule les pires clichés sur les Bretonnes à la fin du XIXe siècle et il serait peut être bon à ce sujet d’ouvrir ici des guillemets :
« On croit à tort que les pouvoirs ont toujours souhaité un Breton assimilé. En fait, il faut distinguer deux périodes : avant la société de consommation — et aujourd’hui.
Au cours de la première période, la bourgeoisie fabrique des inférieurs nommés. Elle en est encore au mercenariat artisanal ou domestique qui réclame une soumission motivée : le prolétaire doit se reconnaître dépendant et pour cela, rien de mieux que l’exotisme. Les Madames françaises exigent de leur bonne bretonne qu’elle serve en coiffe. D’abord pour le spectacle, quand on a des invités ; ensuite et surtout, pour que cette fille n’oublie pas ses origines. Elle est servante puisque Bretonne, renier son pays serait refuser sa condition ; nous l’avons ramenée de nos vacances, sans nous elle pataugerait encore dans ses gadoues avec ses cochons, elle nous doit la gratitude ; et puis, sa coiffe répond de ses vertus, tant qu’elle les portera, elle gardera un pied en Bretagne, ne s’émancipera pas, ne nous jouera pas le tour affreux de cesser de croire en Dieu et en nous. La Bretagne garantit le Breton. Il importe même qu’il soit un peu niais, effaré : ce grand enfant se donnera à son patron comme à un père. Toutefois, sa différence ne doit point excéder le pittoresque car alors, il ferait figure d’étranger, donc d’adulte. Il se récupérerait, ne nous appartiendrait plus.
Observez l’immortelle Bécassine : elle ne prononce guère que trois mots de Breton, Ma doue beniguet ; mais ces trois mots suffisent à composer son personnage, la Bretonne risible mais bien-pensante, solide comme un menhir. Tous les attributs de l’indigène apprivoisé, Bécassine les cumule : le servage (mais supérieur, en maison bourgeoise), la naïveté roublarde (on la croit idiote mais elle trompe son monde), la rondeur ébaubie, le dévouement total à ses maîtres, enfin la religion — ça ne nuit jamais. En 1939 des protestation s’élèveront en Bretagne contre un film qui représente cette ilote, et les producteurs éberlués reprendront point par point ce catalogue : « Pourquoi cette indignation ? Bécassine n’incarne-t-elle pas les vertus bretonnes, la piété, le dévouement sans limite, la simplicité rustique ? » Simple, en effet : Bécassine vit hors du temps et du monde, dans le cocon de sa dévotion à Mme de Grand-Air : ce cocon n’est autre que sa Bretagne qu’elle a transportée avec elle et qui la préserve des « tentations ». L’extérieur est pour elle l’enfer, les trains, les bateaux, la grande ville, ma doue beniguet, l’épouvantent ; toute rencontre lui inspire méfiance, elle ferme l’oreille à tout propos qui ne concerne pas son service domestique : quand la guerre de 14 éclate, elle demande à Firmin et à Zidore la signification du mot boche qu’elle n’a jamais entendu.
Caricature ? Soit. Mais sur fond de vérité : car pareil chef-d’œuvre s’usine en Bretagne même — et s’usine en français. Importée de Paris et répandue dans les cinq départements, toute une littérature, Bonne Presse, bulletins paroissiaux, livres de Prix, éduque dès l’enfance le futur prolétaire. Son but est de fabriquer des Bécassins et des Bécassinnes : le huis clos britto-patronal du « bon ouvrier », de la « servante au grand cœur » — la Bretagne elle-même servante exemplaire, sainte Anne de la buanderie. Chaque Breton susceptible de quitter la glèbe se voit ainsi pourvu d’une sorte de dictionnaire-viatique où les mots qu’il risque d’entendre à la ville lui sont d’avance traduits, accompagnés d’un commentaire péjoratif qui exalte contre eux les vertus du terroir. Feuilletons ce florilège : « Qu’est-ce que le socialisme ? C’est simple, ôte-toi de là que je m’y mette. Cet égoïsme-là n’est pas breton » (Bulletin d’Auray, 1907) « Plutôt la mort que la souillure ! noble devise de ta petite patrie ! Oui, plutôt mourir que de souiller son âme par le péché d’envie et de rébellion ! » (La Flamme des Bretons, 1902.) « Jamais Breton ne fit trahison, voilà ce que tu répondras fièrement à ceux qui te pousseront à faire la grève. » (Yannick mon ami, 1905.) Un saint nouveau s’inscrit au calendrier : « Saint Anne protège les Bretons mais saint Dicat les envoie en enfer. » (Bulletin de Sainte-Luce, Loire-Inférieure.) « Tu devras choisir, Maryvonne : Saint Yves qui t’emmène au paradis ou saint Dicat qui t’emmène au bal. » (Le Pèlerin). D’édifiantes « histoires vécues » illustrent cette doctrine, ramenant toutes à la Bretagne en conclusion. Pierre, le mauvais génie de Yannick, se laisse tenter par les meneurs, les suit au cabaret, sombre avec eux dans l’ivrognerie et l’anarchisme et « sa vieille mère en en coiffe » en meurt de chagrin ; pour avoir une seule fois oublié ses pâques, Fanchette la petite Quimpéroise, vole et meurt repentante en prison, « quelle honte pour son village ! » Vers 1920, les jeunes Bretonnes commencent à se lasser du métier de servante, étudient la dactylographie, la mécanographie ; en hâte, un bon abbé Cadic les en dissuade : à quoi bon traîner dans les rues de Paris en quête de situations qui ne se rencontrent jamais ? » « Déjà quelques unes, parmi les plus sages d’entre vous, ont retrouvé le chemin de la domesticité. Faites comme elles. »
(Morvan Lebesque : Comment peut-on être Breton, 1970)

On me pardonnera cette longue parenthèse mais elle prêche par son éloquence quant à la condition des Bretons, et plus spécialement de la femme en Bretagne à cette époque, mais aussi, bien sûr, dans les autres régions de France. On le voit, Bécassine est l’épiphénomène d’une institution bien établie à la Belle Époque et qui ne se borne pas qu’à l’accroissement spectaculaire de la domesticité dans les maisons bourgeoises mais également qui instaure la sujétion de toute une classe sociale fraîchement immigrée dans la capitale.

(A suivre...)




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