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mercredi 11 mai 2016

Sur les routes — IV

A la fin août 1932, je décide d’entreprendre en Allemagne un  grand voyage à pied, sac au dos, selon les rites germaniques. Avec le camarade qui m’accompagnera, nous nous y préparons avec ardeur. Au pied du fort de Romainville, notre voisin, le canal de l’Ourcq étale sa ligne droite. Pour mieux nous entraîner, nous revêtons notre tenue complète de marcheurs à pied, blouson, culotte courte de velours, lourds brodequins et grosses chaussettes de laine : nous chargeons notre rucksack du poids respectable qu’il pèsera effectivement au cours de notre périple. Et, carte en main, nous repérons exactement, sur les berges du canal, une distance de 12 km 500. D’une allure souple et régulière, redressant la tête, creusant les reins, bombant le torse, nous franchissons chaque jour cette distance. Parvenus au point d’arrivée, nous esquissons un demi-tour quasi militaire et repartons en sens inverse, le même kilométrage, indifférents au soleil ou aux intempéries, prêts à tout affronter.
 
Et c’est enfin le départ, le soir du 9 août 1932. Une camionnette qui fait chaque nuit le trajet Paris-Strasbourg a bien voulu nous charger dans son « poids lourd ». L’énorme véhicule saute avec un bruit de ferraille sur le pavé de Pantin. Dans la remorque, entre deux rouleaux de linoléum, à l’imposant diamètre, nous avons, mon compagnon et moi, logé nos corps meurtris, nos sacs bourrés et difformes que surmonte une gamelle. Au volant, dans la cabine où nous les rejoignons de temps à autre pour faire la causette, de grands gars d’Alsace, placides et blonds. Il suffit de soulever la bâche de notre remorque pour prendre connaissance avec le paysage. Mais, le plus souvent, rois fainéants vautrés sur des colis rugueux, nous laissons dérouler le fil des heures. Et quant la nuit venue, les conducteurs, harassés, font halte au bord de la route, nous courons dans un champ voisin d’où nous rapportons, pour arrondir les angles et amortir les chocs, de moelleuses gerbes de blé fraîchement coupé.
 
Au seuil de la Forêt-Noire, je déborde d’un optimisme que les vicissitudes des luttes sociales n’ont pas encore ébranlé et que mon compagnon, petit bourgeois sceptique et insouciant, ne partage guère. Après une si longue période d’inaction stérile, dans un vieux pays dégénéré, je vais peut-être enfin me trouver au cœur de l’action, dans cette Allemagne jeune, moderne et dynamique que, depuis ma jeunesse, je n’ai cessé d’admirer. C’est ici que s’est formée la classe ouvrière la mieux organisées, la plus cultivée du monde. Ici que les contradictions économiques et sociales ont atteint un point de tension extrême. Ici que va sonner l’heure de l’explication décisive entre le bloc formidable du salariat et les mercenaires du grand capital.
 
Et pourtant les germes d’une maladie mortelle minent déjà cette chair en apparence resplendissante. L’atmosphère est lourde, les oiseaux volent bas, comme avant l’orage. Plus je m’enfoncerai au cœur du pays, plus je déchanterai. En vérité, malgré ça et là quelques apparences trompeuses, tout annonce, tout fomente — sans que j’en aie encore une pleine conscience — la victoire du fascisme hitlérien.
 

 
Par une belle fin d’après-midi s’achève notre première étape outre-Rhin. Déjà vingt-cinq kilomètres dans les jambes et, sur les épaules, malgré que nous nous soyons entraînés pour cette distance, les courroies pèsent un peu. Nous traversons un village qui paraît coquet en comparaison des nôtres, avec ses maisonnettes blanches fraîchement repeintes, ses fenêtres garnies de géraniums. Tel le cheval qui sent l’écurie, nous marchons d’un pas plus allègre lorsqu’à la sortie de la petite agglomération, à l’écart et entouré d’arbres, apparaît le gîte que nous cherchions : l’auberge de la jeunesse. Chaque soir, de la même manière, nous nous retrouverons comme chez nous.
 
La salle commune est déjà pleine : jeunes de quinze à vingt ans, cheveux blonds, voix mâles, visages volontaires. Une chemise de sport kaki ou verte, aux manches retroussées, découvre leurs avant-bras bronzés par le soleil. des genoux sculpturaux émergent d’une culotte courte en velours ou en peau que complète souvent une paire de bretelles tyroliennes avec sa large plaque de cuir rectangulaire, formant comme un pont entre les pectoraux. Les jambes sont halées, muscles tendus et durs. De grosses socquettes retombent sur de forts souliers de marbre. certains ont conservé sur la tête, posée crânement, une petite calotte de type ecclésiastique, en feutre gris, découpée dans le fond d’un vieux chapeau.
Nous ne tardons pas à lier connaissance. Notre qualité de français nous vaut un accueil fraternel.
Franzose ? Pas possible ! On voit des Franzosen si rarement.
Puis c’est une volée de questions :
— Chez vous aussi il y a beaucoup de chômage ?
— Est-il vrai, ce qu’on dit, que les Français sont si riches, qu’ils ont tant d’or ?
— Vous avez le service militaire obligatoire ?
— Comment donc nous appelez-vous ? Des…. des… Boches ?
Nous répondons tant bien que mal. Autour de nous, le cercle s’est formé, un cercle au centre duquel je me sens bien. Je lis dans les regards un besoin de communication directe, par-delà les frontières artificielles, les journaux et les discours mensongers, un étonnement de se sentir pareils.
 
Sur une table, un « livre d’or. Chacun est invité à y inscrire son nom, à laisser une trace — pensée, poésie ou dessin — de son passage. Sur le feuillet de garde, ce vain avertissement : « On est prie d’oublier la politique au seuil de ce livre ». Pourtant, quant je le feuillet, je vois la politique sourdre à chaque page. Elle tourmente ces jeunes au point qu’ils ne peuvent, malgré l’ambiance neutre de l’auberge, s’en abstraire. Un main a écrit : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » Mais un autre a biffé l’appel d’un trait de plume rageur. Ailleurs ce sont les trois flèches socialistes qui transpercent la croix gammée. On nous explique que cette passion est plutôt récente.
Quand je décris, en comparaison, la jeunesse française indifférente, ignorante, engourdie par l’opium des journaux sportifs, on me répond qu’il n’y a pas si longtemps la jeunesse allemande s’intéressait plus aux champions et aux stars qu’à Hitler ou à « Teddy » Thalmann. Mais le chômage, la misère, l’entrée en scène tapageuse du national-socialisme ont tout changé. Au fond des regards de mes jeunes compagnons d’un soir, je lis, parce qu’ils ont dix-huit ans, la joie de vivre, mais aussi l’angoisse et la faim. Ces auberges, luxueusement aménagées, dans lesquelles de beaux fourneaux sans emploi contrastent avec les ceintures qui se serrent, suggèrent un monde périssable. La contagion du fanatisme politique a gagné jusqu’aux impubères. Un gamin de treize ans me crie son amour pour le Führer, une fillette m’explique gravement le dernier discours du chancelier von Papen. Peu ou prou de non-engagés. Chacun a pris parti. La salle commune s’est vidée peu à peu. Pourtant aux extrémités opposées, deux groupes demeurent. Dans la pénombre, de petits écoliers tiennent un recueil de chansons à la main. Sous la conduite de leur magister, ils entonnent des airs martiaux où il est question de héros victorieux et d’ennemis en déroute. Trois solides gaillards de Westphalie, prolétaires sans nul doute, les écoutent avec satisfaction puis, avec eux, reprennent en chœur le refrain. A l’autre bout de la salle, d’autres « ajistes », indisposés par cette démonstration, observent, muet, renfrognés. L’un d’eux serre dans ses doigts crispés la Rote Fahne, le quotidien communiste. Et comme j’essaie, en vain, de le faire parler, il me montre, d’un signe de tête, le camp adverse et hausse les épaules. Jusqu’à l’heure réglementaire de l’extinction des feux, nazis et révolutionnaires resteront en face à face, dans un état de veillée d’armes.
 
Un jeune, plus loquace, ou plus lucide, murmure à mon oreille, tandis que nous gagnons nos dortoirs :
— Vois-tu, nous sommes dressés les uns contre les autres. Les passions sont chauffées à blanc au point qu’il nous arrive de nous entre-tuer, mais nous voulons au fond la même chose
— Vraiment ?
— Oui, la même chose, un monde nouveau, radicalement différent de celui d’aujourd’hui, un monde qui ne détruise plus le café et le blé, tandis que des millions d’hommes ont faim, un nouveau système. Mais l’un croit dur comme fer qu’Hitler le lui donnera et l’autre que ce sera Staline. Il n’y a entre nous que cette différence…
Et c’est pourquoi dans la chambrée, avant que les lumières ne s’éteignent, retentira de cinquante coffres sonores, un vieux chant de vagabonds de la route, que le nazi entonne avec autant de conviction que le socialiste ou le communiste :
 
Quand nous cheminons côte à côte
Et chantons les airs anciens
Dont les bois nous renvoient l’écho
Alors, nous le sentons, il faut que cela arrive :
 
Avec nous viennent les temps nouveaux !
Avec nous viennent les temps nouveaux !
Unanimité à peine fêlée par la discordance des trois cris antagonistes, proférés ensemble, tel un bonsoir ou un final défi :
— Heil Hitler !
— Freiheit !
— Rot Front !
Pourtant les dilettantes, les poètes, les rescapés romantiques et littéraires de la Jugendbewegung (« mouvement de jeunesse ») d’avant 1914 n’ont — pas encore — totalement disparu. Témoin ce groupe d’étudiants, que nous rencontrons le lendemain sur la route, vêtus d’un simple short, à peu près nus sous un soleil de plomb. Une invraisemblable vaisselle s’accumule sur leurs échines bronzées. On dirait une caravane de chameaux porteurs de denrées. Ces joyeux lurons s’entêtent à préférer le naturisme aux controverses politiques. Et ils susurrent, en s’accompagnant d’une guitare, ces vers, si pacifiques, d’un poète tombé au front1 :
 
Et mon cœur, mon cœur chante
Un air qui lui aussi monte vers le ciel,
Un air très léger et très doux,
Un air aussi délicat, aussi tendre
Qu’un petit nuage fuyant à travers l’azur
Comme un flocon de duvet dans la brise…


1. Hermann Löhne.

Daniel Guérin : La peste brune — 1954.

samedi 7 mai 2016

Sur les routes — III

Comme nous nous éloignions toujours davantage de la capitale, le trajet de mes envoyés devenait chaque fois plus long. Après cinquante jours de route, l’intervalle entre l’arrivée d’un messager et celle du suivant était devenu sensiblement plus grand : alors qu’au début tous les cinq jours l’un d’eux rejoignait le camp, il fallait désormais attendre vingt cinq jours ; le bruit de ma ville s’affaiblissait de cette sorte toujours davantage ; des semaines entières passaient sans qu’aucune nouvelle me parvînt.
Quand j’en fus au sixième mois de mon voyage — nous avions déjà franchi les monts Fassani — l’intervalle entre l’arrivée de chacun de mes messagers s’accrut à quatre bons mois. Désormais, ils ne m’apportaient que des nouvelles lointaines, ils me tendaient des lettres toutes chiffonnées, roussies par les nuits humides que le messager devait passer à même les prairies.
Nous marchions toujours. Je tentais en vain de me persuader que les nuages qui roulaient au-dessus de ma tête étaient encore ceux-là mêmes de mon enfance, que le ciel de la ville lointaine ne différait en rien de la coupole bleue qui me surplombait, que l’air était semblable et semblable le souffle du vent, et semblable le chant des oiseaux. Les nuages, le ciel, l’air, les vents, les oiseaux m’apparaissaient en réalité comme des choses nouvelles ; et je me sentais étranger.
En avant, en avant ! Des vagabonds rencontrés sur les plaines me disaient que les frontières n’étaient plus loin. J’incitait mes hommes à continuer la route sans répit, faisant mourir sur leurs lèvres les mots désabusés qu’ils s’apprêtaient à dire. Quatre ans avaient passé ; quelle longue fatigue ! La capitale, ma demeure, mon père, étaient curieusement éloignés, je n’y croyais même presque plus. Vingt bons mois de silence et de solitude séparaient désormais les retours successifs des messagers. Ils m’apportaient de curieuses missives jaunies par le temps, dans lesquelles je découvrais des noms oubliés, des tournures de phrases insolites, des sentiments que je ne parvenais pas à comprendre. Et le lendemain matin, après une seule nuit de repos, tandis que nous reprenions notre route, le messager partait dans la direction opposée, portant vers la ville une lettre préparée par moi depuis longtemps.
Mais huit ans et demi ont passé. Ce soir je soupais seul sous ma tente quand est entré Dominique, qui parvenait encore à me sourire malgré cette fatigue qui le terrassait. Je ne l’avais pas revu depuis près de sept ans. Et pendant ces sept ans-là, il n’avait que courir, à travers les prairies, les forêts et les déserts, changeant Dieu sait combien de fois sa monture, pour m’apporter ce paquet d’enveloppes que je n’ai pas encore eu à cette heure l’envie d’ouvrir. Déjà il s’en est allé dormir, il repartira demain matin à l’aube.
Il repartira pour la dernière fois. J’ai calculé sur mon carnet que, si tout va bien, si je continue ma route comme je l’ai fait jusqu’ici et lui la sienne, je ne pourrai revoir Dominique que dans trente-quatre ans. J’en aurais alors soixante-douze. Mais je commence à ressentir ma lassitude et la mort probablement m’aura cueilli avant. Ainsi donc je ne pourrai jamais plus le revoir.
 
Dino Buzzati : Les sept messagers — 1966
Traduit de l’italien par Michel Breitman 
 
 

jeudi 5 mai 2016

Sur les routes — II

Nous quittâmes la maison le jour fixé et nous atteignîmes dans la soirée Malaucène, au pied de la montagne, en direction du nord. Nous y restâmes une journée, et aujourd’hui, enfin, nous avons entrepris, non sans peine, l’ascension, aidés chacun d’un serviteur. La masse du mont, un amoncellement de rochers, est fortement escarpée et presque inaccessible ; mais le poète l’a bien dit, « labeur opiniâtre vient à bout de tout ». La longue journée, la température clémente, l’enthousiasme, la vigueur, l’agilité du corps, tout favorisait notre escalade ; seule faisait obstacle la nature du terrain. Dans une petite vallée, nous rencontrâmes un vieux berger qui tenta de mille manières de nous dissuader de monter, nous racontant que lui aussi, cinquante ans auparavant, poussé par la même ardeur juvénile, il avait fait l’ascension jusqu’au sommet, qu’il n’en avait rapporté que larmes et sueur, le corps et les vêtements déchirés par les pierres et les ronces, et qu’il n’avait jamais entendu dire que d’autres, avant ou après lui, eussent tenté pareille expédition. Mais, ainsi est la jeunesse, sourde à tout conseil, plus il criait pour nous mettre en garde, plus nous sentions croître notre désir de passer outre. Alors, quand le vieillard eut compris que ses efforts étaient vains, s’avançant un petit peu parmi les rochers, il nous montra du doigt un sentier abrupt, tout en réitérant ses avertissements, et il nous en prodiguait encore, que nous lui avions depuis longtemps tourné le dos. Ayant laissé près de lui les vêtements et les objets qui pouvaient gêner notre marche, nous nous apprêtons à monter seuls et nous avançons d’un bon pas. Mais comme il arrive souvent, à un effort violent succède une brusque fatigue, et nous voici contraints de faire halte sur une roche toute proche. Puis nous reprenons notre progression, mais plus lentement ; moi surtout, qui grimpais d’un pas plus lourd, tandis que mon frère, qui coupait en longeant la crête, s’élevait toujours plus. Moi, peinant, je descendais et, quand il m’appelait pour m’indiquer le chemin le plus direct, je lui répondais que j’espérais trouver un sentier plus facile de l’autre côté de la montagne et qu’il ne me déplaisait pas de faire une route plus longue, pourvu qu’elle fut plate. Je prétendais ainsi excuser ma paresse et, alors que mes compagnons étaient déjà au sommet, moi, j’errais par les vallées, sans distinguer nulle part de sentier plus amène ; la route, en réalité, montait, et l’inutile fatigue m’accablait. Las d’errer, je décidai de me diriger directement vers le haut, et quand, épuisé et haletant, j’eus réussi à rejoindre mon frère qu’une longue pause avait ragaillardi, nous fîmes un bout de chemin ensemble. Nous avions à peine quitté ce col que moi, oublieux de mes précédentes errances, je me sens à nouveau tiré vers le bas et, tandis que je traverse à nouveau la vallée à la recherche d’un sentier plat, je me précipite dans de graves difficultés. Je voulais différer la fatigue de la montée, mais la nature ne cède pas à la volonté humaine, et il est impossible pour un corps de gagner les hauteurs en descendant. Bref, en peu de temps, sous les rires de mon frère et dans mon abattement, cela m’arriva trois fois ou plus. Découragé, je m’asseyais souvent dans quelque creux et là, passant rapidement des choses du corps à celles de l’esprit, je me faisais ce genre de réflexions : « Ce que tu as tant de fois tenté aujourd’hui en escaladant cette montagne se répétera pour toi et pour tant d’autres qui veulent toucher à la béatitude ; si les hommes ne s’en rendent pas compte aussi facilement, cela vient du fait que les mouvements du corps sont visibles, tandis que ceux de l’esprit sont invisibles et cachés. La vie que nous appelons heureuse occupe les hauteurs et, comme dit le proverbe, “ étroite est la route qui y mène ”. Nombreux aussi sont les cols qu’il faut passer, de même nous devons avancer par degrés, de vertu en vertu ; sur la cime est la fin de toutes choses, le but vers lequel nous dirigeons nos pas. Tous veulent l’atteindre, mais comme dit Ovide, “vouloir est peu ; il faut, pour parvenir, désirer ”. Toi, bien sûr, si tu ne te trompes pas une fois de plus, non seulement tu veux, mais tu désires. Qu’est-ce donc qui te retient ? Rien d’autre, évidemment que la route plus plate qui passe par les bas plaisirs terrestres et qui semble à première vue plus facile ; mais quand tu auras beaucoup erré, il te faudra monter vers la cime de la béatitude en peinant sous le poids d’une fatigue fâcheusement différée, ou bien tomber d’épuisement dans les vallées de tes péchés ; et si — je frémis à cette pensée — les ténèbres et l’ombre de la mort s’emparent de toi, tu devras vivre une nuit éternelle de perpétuelles tourments ». Je ne puis dire à quel point cette pensée me redonna courage et force pour le reste du chemin. Puissé-je accomplir avec mon âme ce voyage auquel jour et nuit j’aspire, comme je l’ai accompli après avoir surmonté les difficultés avec mon corps ! Et j’ignore si ce que l’âme peut réaliser en un clin d’œil et sans bouger quoi que ce soit, en laissant agir sa nature immortelle, est plus facile que ce que doit accomplir dans le temps un corps promis à la mort et qui croule sous le poids de ses membres.
 
Pétrarque — L’ascension du mont Ventoux — 1353
Traduit du latin par Denis Montebello.

mercredi 27 avril 2016

Sur les routes — I

Donc nous partîmes en avant, au-delà, sans nous soucier de la marée, ni s’il y aurait plus tard un passage pour gagner terre. Nous avions besoin jusqu’au bout d’abuser de notre plaisir et de le savourer sans en rien perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous courions sans fatigue, sans obstacle, une verve de corps nous emportait malgré nous et nous éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements d’une volupté robuste et singulière. Nous secouions nos têtes au vent et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos mains. Aspirant l’odeur des flots, nous humions, nous évoquions à nous tout ce qu’il y avait de couleurs, de rayons, de murmures : le dessin des varechs, la douceur des grains de sable, la dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues, les découpures du rivage, la voix de l’horizon ; et puis, c’était la brise qui passait comme d’invisibles baisers qui nous coulaient sur la figure, le ciel où il y avait des nuages allaient vite, roulant une poudre d’or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous nous roulions l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux ; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les oreilles ; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-mêmes, sans doute à l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous et, s’y assimilait, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus en avant, grâce à cette union plus complexe. A force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous diffusions en elle, elle nous reprenait, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports, on souhaite plus de mains pour palper, plus de lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour aimer ; nous étalant dans la nature dans un ébattement plein de délire et de joies, nous regrettions que nos yeux ne pussent aller jusqu’au sein des rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos oreilles ne pussent entendre graviter dans la terre la fermentation des granits, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l’Océan. Et dans la sympathie de cette effusion contemplative, nous aurions voulu que notre âme, irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours pousser au soleil de l’éternité ses métamorphoses !
Mais l’homme n’est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons, de sentiments, d’idées. Ce qui dépasse la mesure le fatigue ou le grise ; c’est l’idiotisme de l’ivrogne, c’est la folie de l’extatique. Ah ! que notre verre est petit, mon Dieu ! que notre soif est grande ! que notre tête est faible !

Gustave Flaubert : Par les champs et par les grèves. — 1881 

dimanche 23 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — VII

Times Square était un Ellis Island anarchiste. Ces immigrants n’étaient pas des de réfugiés qui avaient fui la terre du tsar. Le Stem était le premier point de chute des étrangers à l’intérieur du pays. On y trouvait des hôtels pas chers où l’on pouvait se reposer sans avoir le souci d’un chez-soi. Suffisamment proche de tous les terminus de bus, c’était un refuge pour les paumés, pour tous ceux qui s’accommodaient de la précarité de leur existence.
Pour le Bottin mondain, Times Square est un pays fantôme, un entr’aperçu du ventre de New York. Il en a toujours été ainsi. Situé aux limites de Hell’s Kitchen, il a d’abord été envahi par les ateliers où les riches faisaient réparer leurs attelages. Puis les théâtres ont surgi qui ont amenés leurs lumières et le sens d’une certaine marginalité car il n’était rien de plus précaire qu’une vie de comédien. Les stations de métro, les grands et petits hôtels sont arrivés par la suite. La légende commença. Broadway s’imagina être le théâtre de l’errance, une cité de la nuit ayant sa clientèle particulière. Runyon, Walter Winchell ; « Bonne soirée, M. et Mme Amérique… »
La fable dura quarante ans. Broadway était un cordon ombilical et un cocon pour les gens du spectacle. ses ménestrels pouvaient défier les conventions. Ils préféraient les lumières de Broadway à toutes les autres. Mais un jour, Al Jolson et Fanny Brice sont allés s’installer en banlieue. Rothstein, le joueur, fut descendu comme un chien. Jimmy Walker, en enfant de Broadway, perdit sa couronne de maire et le cordon ombilical commença à se déchirer. Les cinéma devinrent de gigantesques sanctuaires après l’irruption de la télévision. Broadway n’était plus à la mode. Victime de sa propre anomie, il ne lui restait plus que ses théâtres. Tant et si bien qu’une sorte de guerre éclata entre les « touristes » qui allaient au théâtre et ceux qui venaient traîner dans le quartier. Il n’y avait plus de ciment. Les nouveaux venus étaient les Noirs et les Latinos.
Inutile d’aller chercher Mandrake le magicien pour dire ce qui s’est passé. Harlem avait son Broadway à lui sur la Cent-vingt-cinquième Rue. Mais ses théâtres périclitèrent. Les musiciens noirs allèrent s’installer dowtown ou à Hollywood. Harlem perdit son Strivers Row, creuset de la classe moyenne. Il lui était impossible d’entretenir les lumières de la Cent-vingt-cinquième Rue. Les pauvres durent chercher un autre quartier pour se distraire. Et ce fut Times Square.
En fait, c’est l’immigration des Noirs et des métis qui a favorisé le développement de Times Square. Le quartier a débordé à l’ouest vers la Neuvième Avenue et grignote les frontières de Hell’s Kitchen, désormais appelé Clinton. Il s’était étendu au sud jusqu’à Penn Stations, au nord jusqu’à la Quarante-neuvième Rue. Ses limites orientales sont moins faciles à déceler. Times Square empiète sur un bout de la Sixième Avenue et, à la hauteur de la Quarante-deuxième Rue, descend jusqu’aux escaliers de la Bibliothèque publique à Bryant Park. La moitié de sa population est constituée de clochards, de joueurs de monte (un jeu de cartes d’origine espagnole), de champions d’échecs noirs avec leurs tables portatives et leurs chronomètres, de putains noires et blanches, de maquereaux, de dealers, de femmes et d’homme chargés de gros sacs, de monstres en tous genres, de bandes errantes de jeunes gens, de fous, de solitaires, de paumés. On ne saurait dire qu’ils aient pris possession des rues, en dehors de leur sanctuaire (la Quarante-deuxième Rue, entre la Septième et la Huitième Avenue), seulement, il semblent avoir le don d’ubiquité. Ils ont leurs coins, leurs danses rituelles au milieu des hôtels pour touristes et des appartements d’hommes d’affaires. Sur la Septième Avenue, les vieux self-services son rangés en bon ordre tandis que les boutiques ambulantes où l’on vend du jus d’orange sont disposées n’importe comment.
L’exemple le plus évident du renouveau naissant de Times Square, c’est le déclin de Herald Square. En 1947, lorsque Miracle on 34th Street (« Le miracle de la 34e Rue ») sortit sur les écrans, Macy’s était le plus grand magasin populaire du monde. Il n’est pas surprenant que le personnage de Santa*, interprété par Edmund Gwenn, soit devenu un citoyen de Herald Square. Le film jouait sur la vieille rivalité opposant Macy’s et Gimbel’s, deux archétypes comme Santa lui-même. Mais ils n’ont plus cette aura. Macy’s n’est plus à même de gagner une guerre de l’esturgeon contre Zabar’s, ce vieux magasin appétissant dans l’Upper West Side.
Si Santa revenait, il n’irait pas acheter ses pickles chez Macy’s ou Zabar’s. Il irait chez Bloomingdale’s où les « guppies » (les jeunes cadres supérieurs) vont faire leurs achats et draguer. Il n’émane de l’endroit ni tristesse ni désordre. Même les femmes que l’on voit dans la rue avec leurs gros sacs ont leurs cartes de crédit chez Bloomingdale’s.
Le Times Square Redevelopment Corporation, organisme géré par la Ville et l’État, souhaite précisément créer « une atmosphère à la Bloomingdale’s » dans la Quarante-deuxième Rue. Une fois le centre puant de Times Square rasé, les badauds laisseront la place aux guppies, aux touristes, aux acheteurs de l’extérieur. William J. Stern, directeur de la Société de Développement urbain de l’État, a ainsi déclaré au sujet des marchands de pornographie de Times Square : « Il faut d’abord les éparpiller. Le premier coup de canon suffira, nous les chasserons ensuite. »
Stern a a déjà inventé sa propre légende : « Notre projet fera revivre l’époque de George M. Cohan, lorsque Broadway était véritablement le Great White Way. » C’est un George M. Cohan de son invention. La configuration qu’il propose — toits mansardés, centre commercial et neuf théâtre « rénovés » — n’a rien à voir avec le vieux Times Square. Cela va devenir un Rockfeller Center, sans piste de skate.
Le Times Square de Stern me fait songer au cœur des ténèbres. Un univers de bunkers de granit et de verre. Je ne suis pas le seul « anarchiste » à me méfier de ce projet qui privilégie la notion d’ordre. Le Xanadu de Philip Johnson n’a vraiment pas enchanté beaucoup de gens. Thomas Bender, qui enseigne l’histoire de l’urbanisme à la New York University, estime que Philip Johnson et le promoteur George Klein « ont probablement concocté le seul projet susceptible de rendre le quartier de la Quarante-deuxième Rue et de Times Square plus effrayant qu’il ne l’est actuellement (…). Le projet Klein-Johnson dénie à la rue toute valeur sociale. Il nous propose quatre immense bâtiments dont les murs de granit écraserons la rue. »
L’urbaniste William H. Whyte se demande lui aussi quel avenir on réserve à la rue qui ne saurait être dessinée au bon gré des architectes et des entrepreneurs ou simplement remplie de gens. Il a fallu quatre-vingt ans pour que le paysage de la rue se mette en place dans Times Square. Des coins et des recoins se sont créés, ainsi que des secteurs très particuliers. Mais c’est toujours « la fosse d’aisance du pays dont les New-Yorkais ne peuvent tirer qu’une fierté perverse, tant l’endroit déborde de maquereaux, de travestis, de prostitués hommes et femmes, etc. ». Whyte préférerait que ce trou disparaisse par magie, si possible, ou bien par l’intermédiaire d’un plan de réhabilitation qui respecte la configuration des rues et le point de vue des piétons. Un Times Square pour les gens et pas un Xanadu.
 
* Santa Claus : le Père Noël anglo-saxon
 
Jerome Charyn : Metropolis — 1986
(Trad. Bernard Géniès)

vendredi 21 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — VI

Il me manquait une base. Je m’installai donc dans un hôtel dépourvu d’ascenseur, situé dans les Quarantièmes Rues Ouest, à proximité de Times Square. Dans la chambre voisine logeait une fille à la beauté déchirante. Lush Life était le nom qu’elle avait pris, mais sur les chèques de l’aide sociale elle s’appelait Geraldo Cruz.
C’est Sasha qui la vit le premier. Ou bien elle qui le vit lui. Nous venions de garer le taxi à carreaux. Assise sur le perron de l’hôtel, Lush Life peignait ses ongles en rose passion. Elle portait une robe de soie jaune, brodée de dragons rampant, moulante comme une seconde peau et fendue jusqu’au haut de la cuisse, une allure piratée chez Suzie Wong. Mais son visage (de hautes pommettes à l’espagnole, des yeux noirs dévorants, des cheveux tourbillonnants d’un noir bleuté aussi luisants que l’aile du corbeau) était exactement celui d’Ava Gardner. Et ses jambes, celles de Cyd Charisse.
Sasha fut perdu dès le premier regard. Avant même qu’il soit descendu du taxi, Lush Life avait posé son flacon et traversé la rue en ondulant des hanches comme une danseuse de hula-hoop. Les lèvres rouges encadrées dans sa vitre ouverte elle souffla sur lui, une seule fois, un parfum de cannelle et de clou de girofle.
— Un petit dévergondage ?
Au bout de dix minutes, Saha revint seul. Sur sa joue, la tache en forme de cimeterre était si incandescente qu’elle semblait prête à prendre feu en une combustion spontanée.
— Joli carton ? demandai-je.
Yob Tvoyou Mat ! Révisionniste ! siffla-t-il.
Et, déchargeant toutes mes affaires, il les abandonna en tas sur le trottoir et s’éloigna sans dire au revoir.
L’hôtel était tenu par deux frères grecs, Mike et Petros Kassimatis, tous deux trapus, larges et chauves, des bouches d’incendie sur pieds, dans le style Tony Galento Deux-Tonnes. Tous les poils qui leur manquaient au sommet du crâne poussaient ailleurs en quantité incroyable, comme pour se faire pardonner. D’impénétrables jungles noires jaillissaient de leurs poignets et de leur cou, s’échappaient à la taille de sous leurs sweat-shirts et, comme les vrilles de la vigne, remontaient même sur les jambes de leur pantalon. Mike portait des lunettes et un tas de chaînes en or, Petros avait une verrue sur le nez. Autrement, ils ressemblaient à deux travailleurs à la chaîne.
— Deux pisses dans un même pot, comme disait Sasha.
En remplissant ma fiche, Mike m’examina des pieds à la tête puis de la tête aux pieds et cracha par terre. Mais quand il vit ma machine à écrire, il recula comme le comte Dracula devant un crucifix.
— Vous êtes écrivain ? gronda-t-il. Vous allez écrire des choses sur l’hôtel ?
Je répondis par un grognement prudent.
— Je vous préviens, ne dites pas de mal de l’hôtel, parce que si vous dites du mal de l’hôtel, vous écrirez les mains cassées.
— Non, corrigea Petros. Il n’écrira pas les mains cassées, il n’aura plus de mains du tout.
Comparée au voisinage, ils tenaient un maison impeccable : il y avait un évier et des couvertures dans toutes les chambres, on changeait les serviettes chaque semaine, fumer du crack était laissé à la discrétion de chacun et tout client pris en train de dessiner des graffitis dans les couloirs sortait aussitôt les pieds devant. Cinq étages, vingt-sept chambres, un seul téléphone. CHAMBRES INTIMES POUR LES CONNAISSEURS, disait la note effacée, ronéotée, punaisée contre ma porte.
La mienne, un cellule de deux mètres cinquante sur trois, ne manquait pas de charme. Sous l’ampoule nue, il y avait des fleurs, de petits bouquets bleus et roses s’épanouissaient sur le papier peint et des marguerites montraient timidement le bout de leurs pétales sous les taches du couvre-lit. Certes, ma fenêtre donnait sur une colonne d’aération, un mur de béton et des tuyauteries. Mais en avançant la tête assez loin et en tendant le cou, je parvenais, à force de contorsions, à apercevoir un morceau de ciel.
Dans la mythologie de Times Square, cet endroit était connu sous le nom d’hôtel Moose (Élan). Personne ne savait pourquoi, sinon qu’il y avait aussi un hôtel Elk (Cerf) sur la Huitième Avenue. « Et c’est pas ici. »
 
Nik Cohn : Broadway, La Grande Voie Blanche – 1992
(Trad. Élisabeth Peellaert)

mercredi 19 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — V

La dernière fois que j’étais venu dans la 42e rue, c’était pendant une vague de chaleur. Maintenant il faisait un froid de canard. J’avais les mains dans les poches, mon manteau boutonné jusqu’au ras du cou et je regrettais de n’avoir pas pensé à mettre des gants et un cache-nez. Le ciel était de divers tons de gris, et la neige annoncée par la météo allait certainement finir par tomber.
Malgré tout, la rue ne semblait guère avoir changé. les gamins qui se tenaient par petits groupes sur les trottoirs portaient des vêtements un peu plus épais mais on ne pouvait quand même pas dire que leurs tenues étaient de saison. Ils remuaient sans doute un peu plus, sautillaient sur place pour se réchauffer mais, en dehors de ça, ils étaient a peu près comme avant.
Je parcourus le pâté de maisons dans les deux sens, en marchant d’un côté de la rue, puis de l’autre, et quand un gamin noir me demanda « Envie de fumer ? », au lieu de l’envoyer promener en secouant négativement la tête, j’indiquai du doigt l’entrée d’un immeuble et je m’y rendis. Il m’y suivit aussitôt, et ses lèvres remuèrent à peine quand il me demanda ce que je voulais.
— Je cherche TJ, répondis-je.
— TJ, fit-il. Ben, si j’en avais, c’est sûr que je vous en vendrais. Je vous ferais même un bon prix.
— Tu le connais ?
— Parce que c’est quelqu’un ? je croyais que c’était une marchandise, vous savez.
— Ça ne fait rien, dis-je en me détournant pour m’en aller. Son bras m’arrêta.
— Hé doucement. On est en pleine conversation. Qui c’est ce TJ ? C’est un disc-jockey ? TJ le DJ, c’est pas chouette, ça ?
— Si tu ne le connais pas…
— Quand on parle de TJ, ça me fait penser à ce vieux qui était lanceur de l’équipe des Yankees. Tommy John ? Il a pris sa retraite. Si vous voulez quelque chose de la part de TJ, vous feriez mieux de me le demander.
Je lui donnai ma carte.
— Dis-lui de m’appeler.
— Hé, de quoi j’ai l’air, mec, d’un putain de garçon de course ?
J’eus une demi-douzaine de variantes de cette conversation avec une demi-douzaine d’autres citoyens modèles. Certains me dirent qu’il connaissaient TJ, d’autres qu’ils ne le connaissaient pas, et je n’avais aucune raison de croire les uns ou les autres sur parole. Aucun d’entre eux ne savait avec certitude ce que j’étais vraiment, mais j’étais forcément un exploiteur potentiel ou une éventuelle victime, quelqu’un qui essaierait de les mettre au pas ou quelqu’un qu’ils pourraient faire marcher.
L’idée me vint que je ferais peut-être aussi bien d’engager quelqu’un d’autre, plutôt que de m’efforcer à trouver TJ — qui n’était après tout qu’un autre petit voyou débrouillard puisqu’il s’était débrouillé pour soutirer cinq dollars sans effort à un vieux type aguerri et madré de mon espèce. Si je voulais distribuer des billets de cinq dollars, la rue était pleine de gamins qui seraient ravis de prendre mon argent.
En outre, ils étaient tous plus faciles à trouver que TJ qui pouvait très bien ne pas être libre. Cela faisait six mois que je ne l’avais pas vu, et six mois, ça faisait très longtemps dans ce petit bout de rue. Il avait pu décider d’exercer ses talents dans un autre quartier. Il avait peut être trouvé un emploi. A moins qu’il ne soit en train de faire un séjour en taule.
Il se pouvait aussi qu’il soit mort. Quand cette possibilité m’apparut, j’observai les jeunes dans la rue et je me demandai combien d’entre eux fêteraient leur trente-cinquième anniversaire. La drogue en tuerait certains, la maladie en tuerait d’autres, une bonne partie du restant trouveraient le moyen de s’entre-tuer. Je ne m’attardai pas sur cette pensée qui avait de quoi vous ficher le cafard. La 42e rue était suffisamment déprimante quand on considérait les choses au présent. Y penser au futur était intolérable.
 
Lawrence Block : Une danse aux abattoirs — 1991
(Trad. Rosine Fitzgerald)

lundi 17 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — IV

Pour pouvoir mener de front la multitude de rackets et d’affaires plus ou moins louches dont il s’occupait, il fallait que Rothstein ait de solides appuis politiques. Il était à tu et à toi avec de gros manitous de Tammany Hall tels que Jimmy Hines et Thomas Foley, et son influence s’étendait jusqu’aux sergents de villes et aux agents de la prohibition. A la fin des années vingt, il consacrait le plus clair de ses activités à ses affaires de drogues.
Il entretenait une ancienne actrice, Inez Norton. Sa femme finit par se lasser et demanda le divorce.
Le 4 novembre 1928, Rothstein emmena Inez Norton dîner au Colony. Il la laissa ensuite dans un cinéma et se rendit au Lindy’s. Cette brasserie située sur Broadway entre la Quarante-neuvième et la Cinquantième Rues était le quartier général favori de Rothstein. Assis dans un box devant un verre de jus d’orange, il recevait l’un après l’autre les quémandeurs qui venaient solliciter un prêt, un service ou un conseil. c’est au Lindy’s qu’il accepta de commanditer un homme comme Lucky Luciano… et une opérette comme La Rose Jaune d’Abie. Ce dimanche soir là, il était assis dans son box habituel et bavardait à voix basse avec Meehan. Un peu après dix heures, on le demanda au téléphone. Il alla prendre la communication à la caisse, puis il revint à sa table et tendit à Meehan un calibre 38 en lui disant :
— Garde-moi ça, McManus me demande de passer le voir au Parc Central.
L’hôtel du Parc, qui s’appelle aujourd’hui le Parc Sheraton, se trouvait dans la Cinquante-sixième Rue, pas très loin du Lindy’s. Une demi-heure environ après avoir confié son pistolet à Meehan, Arnold Rothstein était devant la porte de service de l’hôtel avec une balle dans l’estomac. il tenait encore debout et quand un groom voulut l’aider, il lui dit :
— Appelez-moi un taxi, on vient de me tirer dessus.
 
Ron Goulart : Les 13 César — 1967
(Trad. Noël Chassériau)

vendredi 14 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — III

A cette époque, je n’avais pas pris de drogue et il ne m’était pas venu à l’esprit d’y toucher. Je me mis en quête d’un acheteur pour les deux articles et c’est ainsi que je fis la connaissance de Roy et d’Herman. Je connaissais un petit truand natif de New York qui travaillait comme cuistot chez Jarro’s, « histoire de se faire oublier », comme il l’expliquait. Je l’appelai pour lui dire que j’avais quelque chose à fourguer et lui donnai rendez-vous à l’Angle, un bar de la 8e Avenue près de la 42e Rue.
Ce bar était le quartier général des voyous de la 42e Rue, une bande de petits demi-sel. Ils étaient perpétuellement à la recherche d’un « cerveau » capable de monter des coups et de leur dire exactement ce qu’il fallait faire. Comme aucun « professionnel » n’aurait accepter de s’acoquiner avec des types aussi visiblement paumés et ratés, ils s’obstinaient à chercher, tout en racontant d’énormes bobards sur leurs gros coups, se faisant oublier en travaillant comme plongeurs, barmans ou serveurs, tabassant à l’occasion un ivrogne ou un pédé timide, toujours à la recherche du « cerveau » sur une grosse affaire qui leur dirait un jour : « Je t’ai bien observé. Tu es le type dont j’ai besoin pour ce coup. Maintenant, écoute-moi… »
 
William Burroughs : Junkie — 1953
(Trad. Catherine Cullaz et Jean-René Major)

jeudi 13 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — II

Ce qui disparaît de Times Square ne peut être retrouvé nulle part ailleurs. Jusqu’à maintenant, c’était le lieu « où se rejoignaient la pègre et l’élite », où les démunis rencontraient ceux qui avaient un peu, voire beaucoup d’argent. C’était là que les gens qui pouvaient se payer des places à soixante dollars pour les spectacles de Broadway croisaient les jeunes et les pauvres, attirés pour les doubles séances  bon marché des cinémas de seconde exclusivité, et les galeries de jeux vidéo. Times square était un carrefour de classes et de races. Un des seuls endroits ou le South Bronx aux bâtiments calcinés pouvait se frotter à un Manhattan regorgeant de magasins bien approvisionnés.
À l’heure où j’écris, la plupart des immeubles qui bordaient à l’origine l’artère principale de Times Square, la Quarante-deuxième Rue, sont condamnés. Les sex-shops ont été repoussés jusqu’à la Huitième Avenue, et gagnent du temps en attendant un décret municipal prohibant l’étalage de matériel pornographique qui n’en laissera subsister que quelques uns. Un théâtre pour enfants, le Victory, a ouvert la voie, comme si une armée d’enfants pouvait parachever la transformation d’un quartier chaud en ville du souvenir. Cette rénovation fut la première ; Disney ouvrit un magasin géant juste en face et a entamé à présent les travaux du New Amsterdam Theater, grassement subventionnés par la municipalité. À quelques rues de là, dans Broadway, trône le Virgin Megastore, côte à côte avec le All-Star-Café, un restaurant à thème sportif au décor de matière plastique. Une sentimentalité factice, génie des banlieues résidentielles, a envahi Times Square. Rien ne l’illustre mieux peut-être que l’usage fait par les nouveaux établissements des reproductions d’acier et de plastique moulé sous vide de frises et de formes Art déco, servant de coup de chapeau cynique au passé architectural du secteur. On a remplacé le sordide par l’ersatz.
Mes dérives nocturnes dans le Times Square d’il y a quelques années suivaient un itinéraire assez régulier qui commençait par un verre dans un bar de gigolos, se poursuivait dans un autre bar repaire du gang portoricain des Latin Kings à Manhattan, passait par un bouge irlandais fréquenté par des homos noirs et une boîte de travestis appelée La Fiesta, avant de s’achever aux petites heures du jour par un clandé situé plus à l’est, où s’élevait l’escalier intérieur construit lorsque l’établissement n’était encore que le domicile d’un particulier.
Je passe de temps en temps dans une des boîtes les plus anciennes du secteur, Sally’s II, une des dernières taules de Manhattan ou se retrouvent encore les travelos de la vieille école. Noires ou hispaniques pour la plupart, ces créatures parées de leurs plus beaux atours jusqu’à la pointe des seins y déambulent au milieu de voyous boudeurs dans des jeans trop larges. Des hommes d’affaires concupiscents en costumes sombres — qui ressemblent toujours vaguement au père de quelqu’un de proche — s’accrochent à leur verre de bourbon en détaillant les « femelles » qui font commerce de leurs charmes. Aujourd’hui encore, les clients sont entraînés dans le tourbillon —  le tango sulfureux des contraires qui rendait le débordement de vitalité des bars du vieux Times Square si menaçant.
Hier soir, comme presque tous les soirs, le personnel rendait hommage à l’univers hétérosexuel. Deux videurs coriaces et blanchis sous le harnais veillaient au grain d’une main de fer, tandis que les travelos à forte poitrine servaient à boire, à la fois garces et nourricières. Il régnait une atmosphère de familia. Tout le monde s’appelait par son prénom et, bien que pour la grande majorité d’entre eux ils ne les aient pas lus, les habitués savaient tous que j’étais « le type qui écrit des livres sur nous ».
 
Bruce Benderson : Pour un nouvel art dégénéré — 1997
(Trad. Thierry Marignac)

mercredi 12 novembre 2014

Balades dans la Cité de la nuit — I

Times Square était un monde que j’étais certain d’avoir recherché de mon propre gré — je n’avais pas cédé à l’appel de ce monde. Et à cause de cette certitude, sa séduction, pour moi, était beaucoup plus forte.
Je m’y jetais à corps perdu.
La hargne de l’été s’était abattue sur New York avec la violence d’une bête pantelante. L’implacable chaleur des nuits succède aux après-midi torrides. Les trains grinçant dans le purgatoire des tunnels du métro (comprimant férocement la chaleur, tandis que parfois, dans les voitures cahotantes, un groupe de gosses noirs, pleins d’à-propos, dansent au rythme tropical des bongoes) vomissent les foules — venues de partout — à la station de Times Square… Des visages en sueur encombrent les rues.
Le racolage transi d’hiver devient maintenant le racolage facile d’été.
Dès les premiers beaux jours, la police new-yorkaise pressent l’imminent regain d’activité de la rue, et pendant quelque temps, les journaux sont pleins de comptes rendus de rafles : ARRESTATIONS D’INDÉSIRABLES. Les flics nettoient Times Square. Mais à mesure que l’été avance et que la chaleur se fait plus étouffante, les flics se calment, comme si eux aussi s’enlisaient dans la chaleur. Alors ils se contentaient d’arpenter les rues en vous répétant de circuler, circuler.
On finit toujours par se retrouver au même endroit.
En ce qui me concerne, le schéma qui devait guider ma vie dans les rues se dessinait déjà avec netteté.
Ce n’était jamais moi qui parlais le premier. Je me postais aux endroits de retape et attendais d’être accosté — tandis qu’autour de moi, je voyais des escouades d’autres jeunes types aborder avec agressivité ceux qui manifestement attendaient.
 
John Rechy : Cité de la nuit — 1965
(Trad. Maurice Rambaud)