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samedi 4 avril 2015

L'argot en 1874

La langue verte
 
7 mai 1874
 
Nous recevons la lettre suivante :
 
       « Monsieur Bernadille,
 
« Je suis étranger. J’ai appris le français sous un maître excellent, ancien professeur au lycée de Tours, auteur de livres de grammaire qui font autorité. Je me suis perfectionné en lisant Bossuet, Corneille, Racine, Boileau, madame de Sévigné et tous vos auteurs classiques ; puis on m’a conseillé de venir passer six mois à paris, centre du beau langage, pour compléter mon éducation.
« J’y suis depuis le mois de novembre. Je cause avec mon coiffeur, les garçons de l’hôtel et les cochers de fiacre ; j’écoute tout ce qu’on dit dans la rue ; j’assiste à toute vos premières représentations et à toutes vos reprises. J’étais hier à la Vie de bohème, avant-hier à Orphée aux enfers ; il y a trois jours, au Carnaval d’un merle blanc ; il y a quatre jours, à la Petite Marquise, comme au Magot et aux Merveilleuses il y a trois semaines. Le matin, je partage mon temps entre la lecture assidue des bons auteurs et celles des quelques journaux qu’on m’a désignés comme parlant français. Je ne manque pas un feuilleton de M. Paul de Saint-Victor. Je me suis essayé, la sueur au front, à MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville. J’ai acheté tous les dictionnaires, l’Académie, Littré, Bescherelle, Dochez, Dupiney de Vorepierre, Larousse, Boiste, Richelet, Trévoux, Furetière, etc., etc., sans compter les vocabulaires spéciaux et techniques, pour comprendre les oeuvres de M. Théophile Gautier. Je viens de louer au cabinet de lecture le Quatre-vingt-treize de M. Victor Hugo ; je n’en suis qu’à la page 20 : « par exemple, la momignarde qui tette fameusement gouliafre », et je me sens déjà devenir fou.
« Enfin, mardi dernier, j’ouvre le Français, et mon regard tombe sur votre Chronique parisienne. Je lis en tête : « Chez ma tante ! » A la bonne heure, me dis-je, cela est clair, net, sans équivoque, limpide comme de l’eau de roche. Une tante, c’est la soeur du père ou de la mère ; c’est aussi la femme d’un oncle : tous mes dictionnaires sont d’accord là-dessus. J’ai rencontré ce mot-là dans Molière et dans madame de Sévigné : il n’y a pas moyen de s’y méprendre, Chez ma tante ! cela ne peut être qu’une idylle aimable, une bonne et douce causerie de famille, cela me rafraîchira. Eh bien, j’ai lu Chez ma tante, et j’ai vu avec stupeur qu’il n’y est question que du Mont-de-Piété, et que vous n’y parlez pas du tout de madame votre tante1.
« L’autre jour je parcourais le Figaro. Dans le même numéro, j’ai trouvé coup sur coup l’histoire d’un jeune gommeux, la liste des derniers préfets dégommés, et le récit d’une fumisterie jouée jadis par M. Dumas à M. Ponsard. Vite j’ouvre mon Littré : « Fumisterie, art du fumiste, travail du fumiste. » Voyons fumiste : « Fumiste, substantif masculin, celui dont la profession est de construire des cheminées et de les empêcher de fumer. »... Décidément je n’y comprend rien.
1 Je n’ai pas reproduit cette chronique, parce que j’ai réfléchi qu’il n’est pas sans danger pour un journaliste d’écrire sur le Mont-de-Piété. S’il a l’air trop bien informé, le voilà compromis. Ses lecteurs sourient malicieusement, en se disant les uns aux autres : « Oh ! ces journalistes ! » Je trouve plus prudent d’avouer une ignorance profonde sur la physionomie des bureaux, et de renvoyer simplement le lecteur curieux au tableau bien connu d’Alfred Stevens.
  « Partout il en est ainsi. Chaque mot que j’entends me plonge dans des perplexités terribles. Je n’ose plus causer avec mon cocher. J’ai d’abord cru qu’il me parlait une langue inconnue ; on m’a assuré que c’était le plus pur parisien. Je m’en suis bien aperçu d’ailleurs. Ainsi, au moment où je remontais en voiture après la première représentation de Jean de Thommeray, mon cocher m’a dit en clignant de l’oeil : « Eh bien, monsieur, ils viennent de remporter une rude veste ! » Comme je levais la tête d’un air interrogateur, deux hommes décorés sortaient derrière moi en échangeant leurs impressions : « C’est un fameux four, disait le premier au second. — Une veste, vous voyez bien », fit triomphalement mon cocher. Et il m’apprit que ces messieurs étaient deux illustres critiques. Il paraît que les cochers disent veste et les critiques disent four.
« Décidément, monsieur, mon professeur m’a-t-il trompé ? Dois-je croire qu’il ne m’a pas appris le français ? Cependant j’entends à merveille Racine et Boileau. Je suis les séances de réception à l’Académie, et j’ai compris d’un bout à l’autre les discours de M. Saint-René Taillandier et de M. Nisard. Ou bien y a-t-il deux langues françaises ? Éclairez-moi, je vous prie, monsieur, et veuillez me croire, etc. »
Courte réponse du chroniqueur au noble étranger :
Monsieur, votre candeur m’étonne, me désarme et me ravit. Vous ne me dites pas quelle est votre nationalité, mais vous devez être d’un pays grave et naïf, où l’on n’a point l’habitude de plaisanter avec les choses sérieuses, où l’on pratique peu l’argot, et où l’on ignore complètement ce que le Figaro, en vrai journal d’avant-garde, dont le rôle est d’aller toujours au delà, appelle des fumisteries, et ce que nous avons l’habitude d’appeler plus simplement des farces de fumiste. Croyez bien que je suis loin de vous en blâmer.
Oui, il y a deux langues françaises ; il y en a même plus de deux. Il y a la langue de Bossuet, qui ne change pas, et la langue de Commerson, qui change tous les six mois, — heureusement. Il y a la langue de Racine, faite avec les grammaires et les dictionnaires, et celle de Victor Hugo, — le Hugo des Misérables, de l’Homme qui rit, de Quatre-vingt-treize, — qui refait les dictionnaires et les grammaires. Il y a la langue de l’Académie et la langue de la rue ; la langue du salon et celle de l’antichambre ; la langue des classiques et celle des journaux. Il ne suffit pas d’avoir étudié l’une pour connaître l’autre. Votre professeur et vos livres vous ont appris la première ; la fréquentation des cochers de fiacre, des garçons d’hôtel, du Tintammarre, des vaudevillistes et même des chroniqueurs pourra seule vous apprendre la dernière, si vous avez la faiblesse d’y tenir.
Votre étonnement, mon cher étranger, me rappelle l’histoire bien connue de ce fils d’Albion qui écrivait de paris à sa femme : « Ma bonne amie, je me perfectionne beaucoup dans la langue française. J’apprends maintenant les verbes irréguliers, qui sont très-nombreux et très-difficiles. Ainsi, pour vous en donner un exemple, croiriez-vous que le verbe s’en aller se conjugue ainsi à l’indicatif présent : « Je m’en vas, — tu pars, — il file, — nous nous poussons de l’air, — vous vous esbignez, — ils se la cassent. »
Ce brave Anglais eût pu ajouter divers autres spécimens non moins caractéristiques : « J’ai de l’argent, — tu as de la braise, — il a le sac, — nous avons des monarques, — vous avez des balles, — ils ont des roues du derrière. Imparfait : J’avais du quibus, — tu avais de l’os, — il avait des monacos, — nous avions de la mitraille, — vous aviez de la douille (que les lecteurs délicats me pardonnent !), — ils avaient des noyaux. » Ou bien tout le contraire : « Je suis dans la débine, — tu es dans la panne, — il est dans la dèche... « Ou encore : Je suis ivre, — tu es gris, — il est dans les vignes... » Je m’arrête. Celui-là pourrait se conjuguer aisément ainsi à tous les temps et à toutes les personnes. Mais les académiciens qui me lisent ne me pardonneraient pas d’aller jusqu’à l’infinitif.
Le Mont-de-Piété, particulièrement, a donné naissance à une foule de ces locutions familières. Le peuple ne hait pas le Mont-de-Piété. Au contraire, ce temple de la Reconnaissance, comme l’appelait Roger de Beauvoir, obtient celle des gens qu’il gruge légalement, mais qui le trouve commode. On a pour lui des égards du dissipateur pour l’usurier qui lui permet de se ruiner joyeusement. On a inventé à son usage toute une série de gais synonymes, de petits mots d’amitié, de pseudonymes ingénieux : mettre en plan, mettre au clou (avec les dérivés clouer, surclouer, déclouer), porter chez ma tante... Le poëte a dit un vers célèbre :
 
Un oncle est un caissier donné par la nature.
 
Je comprendrais donc qu’on appelât le Mont-de-Piété mon oncle, puisqu’il est du genre masculin. Pourquoi ma tante ?... Mystère ! A moins que ce ne soit pour exprimer une nuance plus affectueuse encore. En tout cas, le mot prouve bien que l’homme du peuple considère cet ami dangereux de ses mauvais jours comme étant de la famille.
Il existe encore d’autres locutions non moins pittoresques :
— Quelle heure as-tu ? dit un étudiant à son ami.
— Ne me le demande pas, répond celui-ci en tirant de son gousset un cordon veuf de toute espèce de savonnette. Ma montre retarde de vingt-cinq francs.
Vous ne trouverez pas cela non plus dans Bossuet.
Que voulez-vous ? Une langue est une matière toujours en mouvement, toujours en formation, en transformation et en déformation. Il se produit sans cesse des bouillonnement, des écumes et des scories à la surface. Ou, si vous voulez changer de métaphore, sur ce vieux tronc immuable poussent des multitudes de branches folles, des végétations bizarres, des excroissances parasites. Les idées nouvelles ; moins que cela : les besoins nouveaux ; moins que cela encore : les habitudes, les caprices, les modes créent des images, des tournures, des mots qui naissent et meurent avec eux. Chacun greffe à l’envi et fait sa petite bouture sur le tronc. A l’automne, tout cela tombe, s’envole ou s’entasse au pied de l’arbre comme des couches de feuilles mortes. Le gommeux succède au petit crevé, qui avait succédé au gandin, qui avait succédé au fashionable, qui avait succédé au lion, qui avait succédé au dandy, qui avait succédé au freluquet, qui avait succédé au merveilleux, à l’incroyable, au muscadin, qui avait succédé au petit maître, etc., etc. S’il fallait vous expliquer l’étymologie et les procédés de formation de ces mots naissant comme des champignons dans le ruisseau, poussant comme des moisissures sur la muraille ou comme des fleurs sur le fumier, grouillant comme des myriades d’insectes éclos en vertu d’une génération plus ou moins spontanée dans un liquide en fermentation, nous n’en finirions pas, et cette réponse, mon cher étranger, se changerait en in-folio.
Le peuple est pour beaucoup dans cette continuelle éruption de la langue qui se couvre à la surface de boutons, de rougeurs et de pustules ; les journalistes y sont bien pour quelque chose aussi, étant, hélas ! des gens pressés, qui n’ont pas toujours le temps d’être suffisamment difficiles en fait de beau langage, et condamnés d’ailleurs, par état, à parler la langue du jour à des lecteurs d’un jour. les meilleurs s’efforcent, tout en suivant le courant, de ne pas se laisser entraîner, et même de le remonter quelquefois pour se retremper à la source ; les autres vont en avant, travaillent des pieds et des mains pour en élargir le lit, et y vident de pleins tonneaux de termes frelatés pour en grossir le cours. En dehors des journalistes, les grands écrivains eux-mêmes se mettent de la partie, non pas seulement par l’argot, mais par l’emphase, la boursouflure, l’envie d’éblouir, le besoin de créer ; Vous vous êtes arrêté à la momignarde de Victor Hugo, page 20 ; poursuivez jusqu’à la page 62, vous aurez la colère de l’inanimé, l’inattendu de la houle, les coups de coude de l’éclair, le combliau, la braque fixe, le vaigrage, et cette chose farouche, terrasser la colère, colleter l’éclair. Argot pour argot, quel est le pire ? Vous voyez qu’on peut être un homme de génie et parler argot.
Tout ceci, mon cher étranger, sans même en excepter peut-être « le fragile se colletant avec l’invulnérable », appartient à la langue verte, — encore un terme d’argot que vous ne comprenez pas, bien qu’il s’explique de soi. La langue verte, c’est la langue en décomposition, — mais une décomposition qui s’épanouit en fleurs, comme celle qu’a chantée le poëte Baudelaire. C’est à la fois une corruption et un raffinement : une langue faisandée et bourrée de truffes, — pareille à ces perdreaux qui soulèvent l’estomac des hommes de la nature, mais qui réveillent les palais blasés. Heureux ceux qui ne le comprennent ni ne la parlent ! Tenez-vous-en, mon cher étranger, à la langue de Bossuet : c’est la meilleure. Seulement, retournez chez vous, renoncez aux boulevards et ne lisez plus (on peut vivre sans cela) ni Quatre-vingt-treize, ni M. Commerson, ni même les chroniques de Bernadille.


Esquisses et croquis parisiens — Petite chronique du temps présent, par Bernadille
E. Plon et Cie — 1876



Bernadille est le pseudonyme de Victor Fournel.

Victor FOURNEL (1829 —), publiciste et littérateur, né à Cheppy, près Varennes (Meuse). Écrivain d’une activité extrême, qui lui permet de figurer dans dix journaux à la fois, et de publier volumes sur volumes, toujours avec un même succès, on lui doit les Contemporains de Molière, 1859 ; Du rôle des coups de bâtons dans la vie littéraire, 1858 ; Curiosités théâtrales, 1859, etc. Son premier ouvrage : Ce qu’on voit dans les rues de Paris, 1858, livre plein d’humour et écrit avec une verve bouffonne, est un tableau fidèle du côté excentrique de l’ancienne capitale, et brille autant par le pittoresque du style que par l’exactitude de l’observation.
M. Victor Fournel collabore à la Gazette de France, à l’Universel, à l’Union de l’Ouest, au Contemporain, etc.
(Colonel Staaff : La littérature française — 1877)