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mercredi 1 septembre 2021

Le livre de l'entre-deux-guerres — III (et fin)

Voici le mécanisme de la hausses des « premières » éditions : un livre nouveau, épuisé en originale chez l’éditeur, n’est pas forcément épuisé chez tous les libraires. Une maison qui a souscrit cent grands papiers les écoule moins vite qu’une maison qui s’en est fait réserver cinq ou six. D’où résultent, presque à la sortie, pour les livres à succès, des différences de prix entre les détaillants. Si vous vous adressez à un libraire qui a souscrit un gros paquet, il a encore de nombreux exemplaires sur ses rayons et vous vend le volume au prix de l’édition. Si vous commandez à son voisin, qui n’a pas eu confiance et a passé ses commandes sur vente assurée, celui-ci est obligé de rechercher votre volume, c'est-à-dire de le racheter à un confrère ou à un amateur. Le confrère qui, lui, a couru le risque de souscrire en quantité, vendra l’ouvrage au prix fort, et l’amateur entendra réaliser lui aussi un bénéfice. D’où l’inévitable majoration et hausse instantanée du libre demandé. La Musique intérieure de Maurras, en « cahier vert » fut vendue, à la sortie, 80 francs au lieu de 10.
Certains s’imaginent assez naïvement que le métier de libraire de luxe est facile : « Le commerçant, se disent-ils, achète à l’éditeur de beaux livres avec une remise ; il les revend au prix fort et empoche la différence ; ou bien il met “en cave” les auteurs qui doivent “monter” et, les ressortant (après un délai normal) au double ou au triple du prix marqué, réalise à coup sûr des bénéfices considérables. »
La réalité est un peu différente. En effet, tout libre numéroté est vendu à « compte ferme », c'est-à-dire sans possibilité de retour des invendus. Or aucun libraire ne peut savoir d’avance le nombre d’exemplaires qu’il écoulera. Les nouveautés d’auteurs cotés étant — au dire des éditeurs — entièrement souscrites le jour même où elles sont annoncées, le détaillant doit obligatoirement passer sa commande ferme avant d’avoir pris connaissance de l’œuvre nouvelle, de connaître la critique et d’avoir reçu aucun ordre de ses clients. Qu’arrive-t-il ? Ou le libraire est prudent et il s’engage au minimum, c'est-à-dire qu’il souscrit approximativement le nombre de volume correspondants à la demande habituelle. En ce cas, sitôt servis ses principaux clients, il manquera la vente pour tous les retardataires. Ou le libraire, audacieux, souscrit une quantité supérieure à son débit assuré, et si le livre n’est pas un succès, il lui restera une quantité d’invendus qui mettront des mois à s’écouler ou qui resteront pour compte alors qu’ils ont été payés cash à l’éditeur. Un des principaux libraires de luxe de Paris disait : « Nous réalisons un chiffre d’affaires très important, mais le bénéfice n’existe jamais en espèces, notre bénéfices, ce sont les livres qui nous restent. » Et il ajoutait : « Habituellement invendables ».
Aux amateurs qui, d’autre part, sont persuadés que tous les libraires de luxe spéculent en mettant « en cave » des milliers de volumes, je révélerai que le cas est peu fréquent, parce que cette méthode exige un coup d’œil presque infaillible, un goût du risque peu répandu et qu’elle nécessite des investissements considérables.
L’attribution des prix littéraires n’a qu’une influence temporaire sur la cote des livres. Il y a d’ailleurs dans ces opérations une cuisine assez bizarre : académies et jurys s’efforcent de faire le plus d’heureux possibles. Il y a donc ce qu’on appelle « les coups de chapeau » : les jurés, après s’être mis d’accord sur un nom, organisent en toute tranquillité des tours prétendus « précédents » pour distribuer aux divers postulants mentions honorables et accessits.
L’influence du Goncourt varie suivant les titres et les auteurs. Il a imposé au grand public Proust, qui ne pouvait espérer qu’une audience restreinte, donné des beaux tirages à Béraud et à Constantin-Weyer, mais on n’a jamais révélé les tirages de Lucien Fabre, de Maurice Bedel ou de Thierry Sandre. Et, en général, le prix ne fait vendre qu’un titre, pas un auteur.
Le plus curieux c’est que, sans aucun prix, certains livres d’inconnus sont lancés en quelques jours par la publicité orale : ce fut le cas du fameux Hôtel du Nord d’Eugène Dabit.
Une catégorie de spéculateurs disparut assez rapidement : tous les profanes qui, vers 1926, achetaient par tonnes des beaux papiers sans s’inquiéter des valeurs littéraires, les fervents de « poésie pure » et les gros malins qui entassaient Bazin sur japon ou Valéry sur héliotrope. Lorsqu’ils désirèrent « réaliser » ces amateurs s’adressèrent aux libraires, leur offrant leurs pannes au double de la valeur d’achat. En vain. Les amateurs baissèrent leurs prétentions, mais, même à moitié de la valeur d’achat, les libraires ne se laissèrent pas tenter. Alors, les stockeurs imprudents s’avouèrent vaincus et disparurent du marché, à la satisfaction générale, se retirant dans leur « Cimetière marin » ou à l’ombre de leur « Garçonne » sur papier hygiénique.
La librairie de luxe retrouva alors sa véritable clientèle, celle des amateurs de belles œuvres bien présentées, qu’ils retiennent à l’avance ou recherchent patiemment, sans fébrilité ni surenchère inutile. Les bibliophiles authentiques se retrouvèrent entre eux, enfin débarrassés des spéculateurs à la petite semaine. Tout se tassa. On fit la révision des valeurs et l’on se félicita de ne pas s’être laissé entraîner par contagion dans tel ou tel passager coup de bourse.
[…]

Jean Galtier-Boissière : Mémoires d'un Parisien, tome II (1961)
Chapitre XVII : Souvenirs de mon commerce

samedi 28 août 2021

Le livre dans l'entre-deux-guerres — II

Le développement de l’édition sur beau papier fur la conséquence des conditions économiques d’après-guerre. Si boulangers, bouchers et pompes funèbres n’hésitèrent pas à quintupler leur prix, sûrs qu’on achèterait toujours du pain, du bifteck et des cercueils, les éditeurs craignirent de perdre leur clientèle en suivant l’indice normal des prix, leur marchandise ne paraissant pas indispensable. Le livre courant vendu avant la guerre 3,50 fut timidement poussé à 6,75 ou 7,50, puis en 1926 à 12 francs. Il résulta te cette pusillanimité que les éditeurs durent imprimer leurs nouveautés sur des papiers de plus en plus médiocres. Or, toute une classe de Français a, par tradition, un goût de la bibliothèque qui se transmet de génération en génération. Sans être entiché de papiers extraordinaires ou de reliures de grand luxe, un sincère amateur de livres ne pouvait plus constituer de bibliothèque convenable avec les livres d’édition courante, dont le papier équivalait au torche-cul des livraisons populaires d’avant-guerre et ne manquerait pas d’être réduit en poussière au bout de quelques années. D’où l’habitude prise par un grand nombre de gens d’acheter leurs auteurs préférés en édition sur un papier supérieur, quitte si leur budget était restreint à n’acquérir que deux volumes au lieu de trois.
Avant la guerre, il était tiré pour de très rares amateurs trois Chine, cinq Japon et dix Hollande de certains ouvrages. Seules de grandes vedettes, tels Rostand, Loti ou France, connurent quelques tirages importants sur papier de luxe. Après la guerre, il devint normal de tirer certains ouvrages à plusieurs milliers d’exemplaires sur bon papier, destinés — non point comme certains l’ont cru — à des maniaques ou à des spéculateurs, mais à tout amateur désireux de conserver ses livres, l’édition courante devant être désormais réservée aux gens qui, dans le métro, coupent les livres avec leurs doigts ou les jettent par la fenêtre des trains après les avoir parcourus.
Le prodigieux développement de l’édition dans l’après-guerre, d’autre part, modifia la situation des éditeurs vis-à-vis des dépositaires de leurs marchandises. Jadis, le libraire, pour exercer son commerce, était trop heureux de recevoir des nouveautés. Du jour où, dans une véritable lutte au couteau, ils entreprirent de rivaliser dans le lancement de leurs « cracks », les éditeurs dépendirent beaucoup plus du détaillant, dont il fallait s’assurer à tout pris le concours. D’où assaut d’amabilités, surenchère de remises et de délais de règlement. Avec le succès de l’édition de luxe, le rôle du libraire devint capital. La clientèle, en effet, ne dispose pas de ressources illimitées. Un grand libraire sait exactement le budget que chacun de ses clients s’alloue par an pour sa bibliothèque. Ce budget n’étant pas extensible, le client qui achète telle grosse pièce n’achètera pas telle autre. D’où l’importance de plus en plus grande du libraire, sinon du commis qui conseille l’acheteur ; et handicap forcé de toute nouvelle firme qui, en naissant, n’augmente nullement la capacité générale d’achat de la clientèle, mais réclame simplement, avec une assez candide inconscience, un nouveau partage du gâteau. 
La baisse du franc et la ruée des acheteurs sur toutes sortes de marchandises eut une autre conséquence sur l’édition de luxe, qui parut devoir procurer très rapidement de gros bénéfices. Quantité d’individus complètement ignares se lancèrent dans l’édition tandis que certains écrivains, grisés par le succès, s’efforçaient de tirer parti avec un complet cynisme de la vogue du moment.
Côté éditeur, aurai-je la cruauté de citer certaines firmes montées en quinze jours pour éditer n’importe quoi sur n’importe quel papier, avec n’importe quelle typographie… mais pas à n’importer quel prix ?
Côté auteur, certains écrivains, après avoir rédigé en sept semaine un roman comportant sept chapitres, firent paraître de mois en mois, dans des maisons différentes, chaque chapitre en plaquette de luxe, illustrée ou non, puis rassemblèrent ensuite en un volume — avec de nombreux grands papiers — les sept chapitres de leur roman, déjà édités séparément.
C’étaient d’assez fâcheux procédés.
Bernard Grasset, qui dans La Chose littéraire a tracé une sorte de panorama de la librairie pleins d’aperçus ingénieux et avec un détachement apparent des contingences commerciales, déclare que les deux facteurs du succès de l’édition furent :
1° L’esprit de spéculation :
« Les Français, écrit-il, imaginèrent de monnayer en quelques sorte la postérité, en attribuant à tel ou tel livre, dès sa publication, une valeur qu’il aurait acquise, suivant la logique des choses, que deux ou trois cents ans après… »
Il oublie de dire que c’est lui-même qui organisa la spéculation chez les petits avec le lancement de ses fameux Cahiers verts à 5 francs l’édition originale tirée à 7 000 exemplaires.
2° Le snobisme :
« Dieu merci ! on n’achète pas seulement des livres pour les revendre : certains en achètent pour les montrer ! Et ici nous reconnaissons un autre trait de notre époque, la forme littéraire du snobisme. »

Jean Galtier-Boissière : Mémoires d'un Parisien, tome II (1961)
Chapitre XVII : Souvenirs de mon commerce

lundi 23 août 2021

Le livre dans l'entre-deux-guerres — I

La guerre avait appris à lire aux Français. Cinq années s’étaient passées à attendre : les uns attendaient de partir au front ou d’être relevés des tranchés ; les autres attendaient le retour des premiers. Pour tromper le temps, on lisait au front La Vie parisienne et des romans tristement gais, et à l’arrière des récits de guerre plus ou moins frelatés.
Lorsque la paix éclata, une multitude de quasi-illettrés avaient pris l’habitude de lire et la demande de papier imprimé, immédiatement, dépassa l’offre. Or le nombre de faiseurs de livres n’avait pas augmenté dans la même proportion que celui des amateurs de lecture, les nouveaux auteurs de la guerre remplaçant tout juste les tués de la corporation.
Certains éditeurs comprirent qu’avec l’appui d’une de ces publicités massives réservées jusque-là au lancement des spécialités pharmaceutiques, il devenait possible de rassembler sur leur seul nom un nombre immense de lecteurs. Alors que les maîtres de l’école naturaliste — Zola, par exemple — n’étaient arrivés en trente ans qu’à quelques tirages de 100 000 exemplaires, un Albin Michel, avec le coup de tam-tam approprié — « Regardez cet homme, il sera demain célèbre ! » — pur répandre les premiers romans d’aventure de Pierre Benoit à plusieurs centaine de mille. Et dans la suite, Maurice Dekobra surpassa sans doute Benoit.
Il est à remarquer que le nombre des acheteurs de livres est beaucoup plus grand en Allemagne qu’en France. Trois livres de Bonsels — dont le fameux Voyage aux Indes — furent tirés en langue allemande à plus de 800 000 exemplaires, et Tomas Mann à peur près les mêmes chiffres. Certains livres de guerre ont connu outre-Rhin, des tirages considérables : Classe 22, d’Ernst Glaeser, 800 000 ; Krieg (« Guerre ») de Ludwig Renn, 150 000 ; Le Débat au sujet du sergent Grischa, d’Arnold Zweig, 300 000 ; enfin l’œuvre d’Erich Maria Remarque, Im Westen nichts Neues (« À l’Ouest rien de nouveau ») a battu tous les records du monde avec 975 000 exemplaires vendus en Allemagne seulement (et 3 ou 4 millions en traductions).
Cet accroissement imprévu du nombre des acheteurs de livres en France explique les rapports nouveaux qui s’établirent entre auteurs, éditeurs et libraires.
Avant la guerre, le jeune écrivain faisait longuement antichambre chez l’éditeur. S’il avait quelques disponibilités, on lui proposait gentiment de l’imprimer à compte d’auteur. Proust, Mauriac, Maurois, et tant d’autres, commencèrent de la sorte. Si le débutant était pauvre, il fallait que le tout-puissant éditeur lui trouvât des qualités exceptionnelles pour le lancer à ses risques et périls.
Du jour ou, au lendemain de la guerre, la demande dépassa l’offre, la situation se trouva renversée. L’auteur ne se présenta plus en solliciteur honteux. C’est au contraire l’éditeur qui se mit à rechercher fébrilement tous les noircisseurs de papier capables de lui fournir la matière première de son commerce en plein essor.
Bien entendu, ce ne furent pas les « vieux lutteurs » blanchis sous le harnois qui profitèrent du changement d’atmosphère, mais les jeunes qui, ignorant les usages d’avant-guerre, posèrent leurs conditions. Parmi les éditeurs, les uns, discernant la capacité d’absorption sans cesse accrue du grand public, se plaignaient de ne pas trouver assez de copie à imprimer ; les autres étaient pris d’une terreur panique de se laisser chiper par quelque rival l’un de ces nouveaux génies en mesure de faire la fortune d’une maison.
L’affolement fut tel quel la trésorerie des principales maisons dut être totalement remaniée. Alors que jadis l’éditeur payait aux auteurs leurs droits une fois l’an après inventaire, toute maison « à la page », pour s’attacher les écrivains à succès, dut leur faire non seulement des avances, mais de véritables pensions. Ce fut surtout le cas des « poulains » de la N.R.F. (Drieu La Rochelle) et de Grasset (Radiguet). 
[…]

Jean Galtier-Boissière : Mémoires d'un Parisien, tome II (1961)
Chapitre XVII : Souvenirs de mon commerce

lundi 15 février 2021

Jouez donc plutôt aux courses

— J’ai toutes les originales d’Anatole France sur japon, me disait un jour un grand bibliophile.
… et il ajoutait avec une émotion non feinte, l’œil exorbité, la dextre levée et en enflant la voix :
— ET NON COUPÉES !
Car il y a deux sortes de bibliophiles : ceux qui achètent des beaux livres parce qu’ils les aiment, et ceux qui n’achètent des bouquins que pour les mettre en portefeuille ainsi que des valeurs en Bourse, et les vendre au plus haut.
Il serait plaisant de faire l’apologie des seconds qui, dans une œuvre de l’esprit n’apprécient que la qualité de la matière. Mais, sincèrement, je crois que ces gens-là sont dans l’erreur.
Je connais bon nombre de libraires spécialistes parfaitement avertis,, qui se sont lourdement trompés et ont bu, comme on dit vulgairement, de sérieux bouillons. Comment l’amateur qui possède beaucoup moins de recoupements, réussirait-il où le professionnel échoue ?
Je trouve absurde le quidam qui espère gagner des ors en faisant le commerce illicite du livre. C’est un fait que le livre de luxe fait figure de monnaie d’échange et troc pour beaucoup de gens. Telle personne jetterait à la porte le malotru qui proposerait de lui acheter le vaisselier de la salle à manger ou la bergère de son salon mais qui se montre grandement flatté que le même individu lui offre une somme importante pour tel volume de sa bibliothèque.
Il y a cependant cent autres manières de devenir millionnaire et avec beaucoup moins de risques : pourquoi tenter la spéculation hasardeuse sur les bouquins de luxe alors qu’on peut, par exemple, s’installer boucher détaillant ou marchand de cercueils avec une certitude de remise et de gain que ne vous donnera jamais le livre ?
Peut-être les spéculateurs du livre me diront-ils qu’ils ont le goût du risque ? Alors plutôt que d’acheter des livres pour les revendre, pourquoi ne jouent-ils pas tout bonnement aux courses ?
Les ignorants déclarent qu’on perd toujours aux courses, mais les imbéciles après avoir gagné une ou deux fois se persuadent qu’ils vont gagner perpétuellement : ils remettent leur chance en jeu une fois de trop et, bien entendu, reperdent ce qu’ils avaient gagné, et même un peu plus.
Il est cependant des gens qui ont gagné aux courses, et qui, leur gain réalisé, se sont retirés du turf et n’ont jamais remis les pieds sur une pelouse. Moi, par exemple.
J’aurais même l’extrême gentillesse, puisque l’occasion s’en présente, de vous indiquer comment j’ai gagné aux courses.
Peut-être personne avant moi n’y avait-il pensé : l’idée m’est venue tout simplement de lire tous les jours, pendant une semaine les pronostics des courses et de lire également les lendemains les résultats. Cette lecture m’a éclairé : je me suis aperçu que neuf sur dix des chevaux recommandés par les journaux n’étaient pas ceux qui arrivaient au poteau.
Quelques minutes de réflexion m’ont alors permis de comprendre que si les chevaux, dits favoris, n’arrivaient presque jamais, c’était que personne — sauf les idiots qui les jouent — n’avait intérêt à ce qu’ils arrivassent ; à savoir : ni les journalistes sportifs qui ne seraient tout de même pas assez gourdes lorsqu’ils ont un bon tuyau pour le communiquer bénévolement à des milliers sinon des millions de lecteurs à seule fin de faire tomber la cote ; ni les book qui préfèrent évidemment payer une fois par hasard un fou les 400 pour dix d’un tocquard plutôt que 4000 fois les dix franc de prime d’un favori ; ni les propriétaires, les entraîneurs et les jockeys des favoris qui ont assez de modestie et de jugement pour jouer à coup sûr leurs rivaux.
D’où je conclus que la seule façon de jouer aux courses était de prendre uniquement les chevaux absolument contre indiqués.
Ayant raisonné de la sorte, je m’amusai à lire le matin des grandes épreuves, tous les journaux donnant les pronostics et à jouer gagnant les deux ou trois chevaux qui non seulement ne figuraient jamais dans les « Études » et les « Pronostics », mais n’étaient point cités ; ou même, dont la présence dans ces grandes épreuves était accueillie par les spécialistes comme une sorte de défi au bon sens, sinon à la plus élémentaire pudeur. Je prévoyais Lindbergh…
Je jouai ainsi pendant un mois sans transiger sur mes principes, et mes gains me permirent par la suite de figurer assez honorablement dans la Grande Vie Parisienne.
Quittons les chevaux et revenons vivement à nos moutons. S’il me paraît démontré qu’il est normal de gagner aux courses, rien ne me paraît moins probable que de pouvoir réaliser d’importants bénéfices en achetant au prix fort des livres et en les revendant.
Peut-être n’y a-t-il là qu’un quiproquo. Dans un temps où les Français n’avaient plus aucune confiance en eux-mêmes, les économistes distingués conseillèrent au menu peuple d’acquérir n’importe quelle marchandise et d’aucuns eurent l’idée d’acheter des livres, alors que d’autres accumulaient des complets-vestons ou des mobiliers art-moderne. L’année suivante, nul de ces Français moyens (qui n’auraient eu qu’à garder des billets de Banque pour doubler leur capital contrairement aux conseils des crétins d’économistes) ne pensèrent à revendre avec bénéfice leurs complets-vestons ni leur mobilier art-moderne, tandis que les acheteurs de livres voulurent se persuader que leurs bouquins — achetés d’ailleurs sans aucun discernement — avaient pris, par suite de stabilisation monétaire, une valeur considérable.
… Tant pis si les réalités ne correspondirent pas à leurs désirs et si bon nombre de spéculateurs « à la noix » se trouvèrent ruinés.
Disons-le en toute sincérité : le plaisir du bibliophile consiste non pas à vendre mais à acheter. Acheter quand on a « de quoi » et encore plus quand il faut se priver du nécessaire pour s’accorder du superflu, voilà où réside le vrai bonheur.
L’agrément du bibliophile authentique, c’est de désirer un livre rarissime, de le rechercher, de fouiner, de dépouiller des catalogues, et, le jour ou l’oiseau rare est enfin annoncé à l’horizon, de se précipiter dès potron-minet chez le marchand, le cœur battant, avec la crainte qu’un autre amateur se soit levé plus matin et ne l’ait enlevé ; de le trouver — Dieu merci ! — sur son rayon, de le prendre en main, de l’examiner, de l’échanger contre une poignée de petits billets crasseux, de rentrer chez lui en le tenant sur son cœur, et, seul avec lui, de le palper, de l’ausculter, de lui dénicher un place d’honneur dans la bibliothèque déjà comble et d’essuyer un reproche amer de la cher épouse qui eût préféré un renard argenté…
Jean Galtier-Boissière : Jouez donc plutôt aux courses,
préface à Conseil aux bibliophiles, par Yvonne Périer (1930)

vendredi 15 mai 2015

Vercors le révélé


Curieux destin, celui de ce Jean Bruller, qui pendant quinze ans pasticha, non sans esprit, Gus Bofa. Et voilà que pendant l'occupation, ce charmant dessinateur qui n'avait qu'un défaut, être la doublure d'un grand artiste, se met à écrire, du premier coup se hausse au premier rang et devient célèbre, sous le nom de Vercors avec Silence de la mer et la Marche à l'étoile.
Cette semaine, dans Carrefour, Vercors publie sur le thème de la honte, de l'impuissance et de l'injustice, les pages les plus fortes et les plus émouvantes qu'un français ait écrites depuis cinq ans : Souffrances de mon pays.

2 décembre 1944
Jean Galtier-Boissière : Mon journal depuis la Libération (1945)