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mardi 21 août 2018

Épaulé et jeté

J’en causais à Béa, qui s’inquiétait du fait que j’étais retenu à la maison, pensant que je souffrais du dos. Oui, j’aurais pu, à l’époque où, salarié en librairie, je soulevais des cartons de livres pas tout le temps légers. Seulement, la sagesse de nos aînés est infinie et grâce à eux je n’ai jamais eu mal de cette manière. Comment ? Eh bien en étant initié à l’haltérophilie lors de mon passage à l’école des métiers de l’alimentation de la rue Ferrandi à Paris. Eh oui, le pédigrée du libraire est parfois surprenant, et son savoir ne l’est pas moins, surtout lorsque l’on a connu la silhouette du Tenancier à l’époque, lorsqu'il jouait au serveur de restaurant. Tout ça pour dire... et vous vous en moquez. Je ne saurais vous donner tort.

dimanche 4 mars 2018

Un colloque

Publié en deux partie en juin 2009 sur le blog Feuilles d'automne, ce colloque reste encore valable à l’heure actuelle, même si quelques références paraissent déjà vieillottes... Nous avons pris le parti de le présenter en un seul billet.



La librairie a son université d'été. Le Tenancier s'est déplacé récemment dans la région toulousaine et a rencontré Otto Naume pour deviser sur le livre et le métier de libraire. Le travail fut pénible et harassant et à ce titre les images qui accompagnent de loin en loin cette discussion peuvent choquer un public délicat. 


Le Tenancier : Cher Otto, je vous ai accompagné avant mon séjour toulousain à une librairie de neuf. Vous deviez y faire quelques emplettes. Vous aviez sur vous une liste d'ouvrages que l'on vous avait conseillés. Ce qui m'a un peu intrigué, c'est que vous sembliez entrer dans cet endroit avec la certitude que vous alliez trouver ce que vous cherchiez. C'est peut-être une impression que vous infirmerez volontiers... En tout cas, vous m'avez semblé dépité en sortant de la libraire : deux ouvrages fournis sur la liste, sur cinq. Par ailleurs vous avez acheté d'autres ouvrages.

Otto : Vous avez bien vu, cher ami Tenancier. Vous m'amenâtes dans une librairie située sur le Bld Saint-Germain, de grandes dimensions, apparemment bien approvisionnée. Dès lors, pour moi, il était presque évident que je trouverai assez facilement mon bonheur en ces lieux. Disons qu'un petit 4 trouvés sur 5 cherchés m'aurait semblé normal, d'autant que les livres que j'avais sur ma liste avaient été chroniqués les semaines précédentes dans diverses revues et n'étaient donc pas, a priori, d'obscurs écrits totalement improbables. Et, effectivement, j'étais un peu déçu en sortant de n'avoir trouvé que deux des cinq ouvrages cherchés. Dépité également, je vous l'avais dit sur le moment, de l'attitude des libraires rencontrées : aimables, certes, mais visiblement peu au fait de certaines choses littéraires (je ne pensais pas que Lucien de Samosate était si peu connu…) et, surtout, bien peu commerçantes. Ni l'une ni l'autre des libraires consultées ne m'a proposé de commander les ouvrages cherchés ! Ou proposé des ouvrages similaires à ceux que je cherchais. Alors, oui, j'ai acheté d'autres ouvrages, certains parce qu'ils m'ont tenté (il ne faut pas que j'entre dans une librairie…), d'autres parce que vous me les avez conseillés, et que j'écoute souvent vos conseils. Mais, quelque part, une petite voix me disait « t'as vu, tous ces bouquins, t'as pu les repérer sur un site de vente en ligne y'a deux heures, t'aurais pu les commander sans te taper les bouchons et en plus un peu moins cher » (les fameux 5%). Bon, je ne vais pas agir de la sorte, je vais plutôt aller commander mes bouquins à ma librairie favorite de Toulouse (plutôt spécialisée polar, SF, mangas et BD, mais ils sont pas « exclusifs »). Mais pour un qui agira comme moi, combien se reporteront sur Alazone ou sur Amapag ?



Otto Naume (a g.), le Tenancier, (a dr.) en plein travaux


Le Tenancier : Cher Otto, vous cédez ici à un fantasme bien courant, ce qui m’étonne de vous. En effet, on a toujours tendance à penser qu’une bonne librairie vous fournira tout ce que vous désirez. On est forcément loin du compte si, de plus, l’on y entre avec une liste. C’est que, de plus en plus, la librairie est considérée comme un lieu de stockage et non un lieu de découverte. Votre liste, en partie le démontre. Il y a, de prime, un obstacle. Si grande soit-elle, la librairie ne peut héberger tous les ouvrages parus. Rappelons qu’il y en a au bas mot 3000 par mois, tous genres confondus, certes, mais aussi un fonds d’ouvrage disponibles en France qui est énorme. Deux ouvrages ? Estimez-vous heureux, presque. Je ne pense pas que vous auriez fait un meilleur score ailleurs.
Ensuite, je suis bien d’accord avec vous. Si l’accueil fut on ne peut plus correct, il semble que ces vendeuses étaient découragées à l’avance sur le fait de commander les ouvrages. Ce pourrait sans doute être le fruit d’une certaine incompétence. Je crois qu’il faut considérer également le fait que les gros distributeurs sur le net font une concurrence sévère sur ce plan. En effet, même si la transmission des commandes se fait électroniquement, désormais, il y a des délais incompressibles, que sont le traitement des commandes par le distributeur et l’acheminement jusqu’à la librairie. Ces délais sont considérablement raccourcis chez les prestataires du net qui ont là une logique industrielle dans la chaîne de traitement des commandes. Le pli a sans doute été pris sous la menace d’une réplique attendue : « Ça ira plus vite sur le net ». Je nuancerai moins, en revanche, votre appréciation sur le manque de ressort de ces deux vendeuses qui, si elles ont su vous orienter efficacement vers certains rayons, n’ont pas paru très dégourdies pour vous orienter vers des ouvrages de votre goût, voire de vous sonder à ce propos. Ce qui devrait encore faire la force des quelques librairies de neuf qui existent encore, réside dans le fait qu’elle est occupée par des êtres humains qui ont dû lire quelques ouvrages dans leur vie. Je vous sais assez curieux pour vagabonder ailleurs que dans votre liste. Le fait même que, devant elles, vous regardiez autre chose eût pu les stimuler. Ce ne fut pas le cas. Aucun dialogue n’a été entamé. Au lieu de vous entraîner devant les rayons pour chercher les livres que vous désiriez, elles se sont plantées devant un ordinateur. Cela démontre le manque endémique de formation de la plupart des libraires en matière de vente. En réalité, il me semblait avoir affaire à deux bibliothécaires. On rentre tout à fait dans la perspective de la librairie française actuelle : le manque de vendeurs réellement qualifiés à cause d’une sous-rémunération due à une activité de peu de rapport. Pourtant, c’est bel et bien là que se trouverait la solution pour les libraires de neuf : garder des vendeurs expérimentés et avec de la bouteille. Cher Otto, avez-vous souvent rencontré des vendeurs en librairie qui ont plus de 40 ans qui ne soient pas à la tête du magasin ?
Pour votre librairie spécialisée, ce ne devrait pas être une gêne de vous commander des livres hors de sa spécialité : elle a accès aux mêmes réseaux que tout le monde.

Otto : Cher Tenancier, j'entends bien vos remarques, je ne confonds pas librairie et entrepôt, ni ne demande à l'une d'elles, aussi importante soit-elle, de ressembler aux rayons présumés quasi-exhaustifs (on peut toujours présumer, hein…) de certaines chaînes de distribution auto-proclamées « agitatrices » (c'est à la mode, de s'agiter. Agir, en revanche…). Mais l'on en revient à ce qui semblerait devoir être la vocation, je dirais même la justification, d'une librairie de neuf ayant pignon sur rue de nos jours : le conseil. Ce qui passe, en premier lieu, par le fait de lire, pas forcément tous les livres, il y a évidemment impossibilité, mais au moins les chroniques des quelques magazines et pages de journaux pouvant encore prétendre au rang de référence en matière de critique littéraire. Si Machin parle en bien de l'ouvrage Truc, cela devrait titiller l'œil du libraire et le pousser à commander la chose. Mais il semble que le seul ouvrage commandé ces derniers temps soit La princesse de Clèves, ce qui, malgré les probables charmes de l'ouvrage (jamais lu), n'augure rien de bon pour la littérature actuelle. Et permet de comprendre le niveau des aimables boutiquiers à qui l'on peut s'adresser. Et il est vrai qu'à ce niveau, comme à bien d'autres, c'est d'avoir des vendeurs quelque peu expérimentés qui apparaît comme la solution. Pour en revenir à ma librairie toulousaine (Album pour la nommer), l'on m'y suggère régulièrement des auteurs que je ne connais pas – certes, je suis bon public, et bon acheteur, donc plus intéressant que le mec qui achète son polar à 12 euros et se barre. Et l'on s'aperçoit vite que les divers vendeurs (qui sont les mêmes depuis que je fréquente l'endroit, 3 ans environ) ont des connaissances sur ce qu'ils vendent, qu'ils ont des passions et qu'ils les font partager. L'humain, quoi. Et cela donne forcément plus envie d'aller acheter chez eux qu'ailleurs. Mais c'est vrai qu'en province, on prend plus le temps de discuter. Et que la personne derrière vous dans la queue ne se met pas à râler parce que le vendeur est en train de parler avec vous. Au pire, il viendra même partager ses connaissances sur la discussion.
Quant à acheter un livre sur le Net, cela ne me viendrait pas à l'idée. D'abord parce que je trouve la totalité des sites de ce type mal foutus et plutôt décourageants pour l'acheteur. Ensuite parce que je n'ai que foutre de leurs suggestions à la noix de type « les autres lecteurs qui ont acheté cet ouvrage ont aussi aimé… » : l'avis du libraire peut m'intéresser, celui des autres acheteurs, ben… Rien d'élitiste là-dedans, mais je vois mal comment un programme informatique peut voir quoi que ce soit de qui je suis, de ce qui m'intéresse dans un ouvrage, des affinités que je peux avoir. D'autant que ces « suggestions » sont très limitatives. J'aime le rigolard Westlake et le très sombre Jim Thompson. Avec ça, il me suggère quoi, le programme ?
Par ailleurs, une boutique en ligne ne peut pas remplacer un vrai magasin, avec tous ses trésors entassés dans des rayons, que l'on prend plaisir à sortir de leur cachette pour les découvrir, souvent les rejeter après lecture de la quatrième de couverture, parfois les garder. Parce que le titre ou la couverture vous a attiré (comme celle de ce récit d'un aventurier capturé par les indiens Patagon sur lequel j'ai craqué lors de cette incursion germanopratine), parce que l'argumentaire au dos vous a séduit, bref parce que vous venez de faire une trouvaille. Que vous n'auriez jamais faite sur le Ouèbe : sur le Net, tous les livres de la Terre sont présents mais vous ne les voyez pas ; dans une librairie, les x milliers d'ouvrages présents sont là, sous vos yeux, attendant d'être découverts. Une histoire de sentiers battus, en quelque sorte…

Le Tenancier : Effectivement le travail de conseil est crucial. Ce qui est particulièrement curieux, c’est que le libraire met de plus en plus d’obstacles entre son conseil et le client qui vient lui rendre visite. Il semble qu’il y ait une étrange rupture de dialogue entre les deux. Ainsi, on voit des papillons manuscrits égayer les rayonnages et les étals, prétendant constituer une accroche pour le chaland. La parodie serait facile qui commenterait « Ainsi parlait Zarathoustra » de la même façon. On imagine : « Philosophe un peu difficile mais qui dit des choses justes ». Plus anciennement, et j’y ai déjà fait allusion sur ce blog, il y avait les Tables Apostrophes, qui mettaient en évidence les livres passés à l’émission dans la semaine. Imaginez que c’était plutôt la cata quand le sujet de l’émission n’était pas vendeur… Par ailleurs, énormément de clients, la majorité, en fait, n’ose plus en passer par le libraire, sûrement jugé comme « intellectuel » et donc incapable de se mettre à niveau. En réalité, ce métier a tellement été sacralisé que l’on en a oublié qu’il était assuré par des gens normaux qui avaient pour mission de satisfaire des clients. Cet abandon, volontaire ou non, du rôle de prescripteur a des effets en retour catastrophiques. On entre dans une librairie parce que l’on a parlé de ce livre à la téloche, et l’on vitupère si l’on ne le trouve pas parce qu’un présentateur a déclaré qu’on pouvait le trouver dans TOUTES les librairies. De là, une image faussée et perverse de la librairie de neuf : dépôt de livre qui fait vivre une bande d’intellectuels ratés qui n’ont pas su faire autre chose de leur vie, et qui sont infoutus de faire correctement leur travail. Et cette description, entendue parfois, est à peine une caricature. Il semble bien, au final que tout le monde a peur de dialoguer, de se tromper, alors on remet cette compétence à d’autres : presse, télévision (qui selon moi tient du spectacle et non de l’information…) ou même publicité. La faute en incombe essentiellement au libraire qui – je l’ai vu parfois – se retenait de défaire quelques illusions sur son activité et en a renforcé d’autres par paresse et même par mégalomanie personnelle. Il faut que vous sachiez, Otto, que nombre de libraires ont inventé ce métier et qu’ils sont à l’origine de rééditions cruciales, de redécouvertes d’auteurs indispensables… et autres fariboles émises par des personnes aimables au demeurant mais qui n’ont jamais quitté leur comptoir.
Attention, tous ne sont pas comme ça. Il reste également des amateurs de librairie qui viennent discuter avec les vendeurs. Il reste encore des libraires qui savent lire et qui se mettent au courant de ce qu’il paraît. Mais la manifestation de ce fait devient rare. Quand cela arrive, une relation spéciale se développe, connaissant vos goûts, le bon pro saura aller dans votre sens mais également vous fera déraper parfois vers des choses que vous ne soupçonniez pas. En retour, le client fera de même. Je dois une partie de ma bibliothèque à toutes les personnes avec qui j’ai dialogué lors de l’exercice de mon travail. Détruisons un mythe : un bon libraire n’a pas le temps de lire pendant son travail. Trop occupé à autre chose. Mais il emporte du travail à la maison. Et il a de la mémoire. Celle-ci se bonifie avec le temps. Et il la met à votre disposition.
Il reste, Otto, que votre recherche de livres partait d’un autre type de prescription : le conseil amical, il est parfois difficile à satisfaire s’il concerne un livre épuisé…


Otto préparant son intervention...

Otto : Certes, je suis et resterai toujours difficile à satisfaire, même par les mains calleuses d'un libraire qui a « pour mission de satisfaire des clients ». Pour ce qui concerne l'aspect « dialogue », il y a du vrai dans ce que vous dites, l'on cherche – et pas seulement en librairie – à s'affranchir de cette horrible perte de temps que constitue l'échange d'idées avec l'impétrant qui a l'audace de vouloir réfléchir plutôt que de dégainer sa carte bancaire avec la grâce du pistolero de bande dessinée. Il est vrai que dans mes lointaines contrées, ce travers est, heureusement, moins marqué. L'on peut échanger des idées sur la littérature dans sa librairie préférée comme papoter de la pluie et du beau temps avec la caissière du supermarché sans se faire insulter par ceux qui vous suivent dans la queue. Mais, en ville, il faut aller vite. Et c'est aussi pour cela que vendeurs comme acquéreurs potentiels foncent à ce qu'ils considèrent comme l'essentiel. Et inclinent vers le pré mâché, voire le prédigéré. Que ce soient ces fameux papillons dont vous parlez (et effectivement d'une incommensurable vacuité) ou ces ouvrages « recommandés » au JT ou à une quelconque émission littéraire, ils sont, entre autres, la convergence vers le « fast book », qui conduira forcément à ce que l'acheteur s'affranchisse du libraire : pourquoi s'emm… à se déplacer alors qu'on obtient strictement le même non-service sur Internet ?
Ayant été moi-même libraire il y a fort longtemps et pendant un court laps de temps (j'emmenai du travail à la maison, comme vous dites, mais oubliais un peu souvent de le ramener… Mais ce n'est pas cela qui m'a amené à quitter l'établissement, je le précise…), j'ai vu une sorte de résumé de ces divers aspects : les petites dames très gentilles et très âgées qui se ruaient sur l'étal des Harleq… le jour de leur sortie, prenant les six nouveaux titres du mois sans même en lire la couverture, réflexe conditionné ; les fameuses et si vraies tables Apostrophe, avec leur public tout aussi pavlovien ; leur équivalent « nécro » : incroyable ce qu'un mort peut vendre mieux que de son vivant, surtout si c'est tout frais ; les amateurs qui viennent parce qu'ils savent qu'ils trouveront ce qui les intéresse et que vous pourrez leur donner des conseils.
En parlant de conseil, il est vrai que celui des amis n'est pas forcément le plus opportun, le risque n'étant pas nul qu'un ouvrage soit épuisé. Mais l'avantage de l'amitié, c'est que l'on peut prêter l'œuvre en question. Et qu'un peu de frustration n'est pas forcément mauvais pour le teint. Et, cher Tenancier, quelle autre source de conseil pourrait-on accréditer ?

Le Tenancier : Mon Otto, toute personne sachant lire est une source de conseil, bien sûr ! Je ne botte pas particulièrement en touche en vous annonçant cela. J’estime que le livre est encore le véhicule d’une certaine convivialité. Si un livre est épuisé, c’est là qu’interviennent plus efficacement les libraires d’occasion dont je fais partie et dont j’espère dire deux mots un peu plus tard.
Pour ce qui est du prescripteur spécialisé, il est évident que nombre de libraires de neuf ont renoncé à ce rôle par la force des choses ou par désillusion, comme nous venons de l’entrevoir. Il existe par ailleurs tout un réseau élaboré de promotion du livre… mais est-ce encore en rapport avec le fameux conseil que vous semblez tant solliciter ? Le Critique Littéraire fait partie de ce réseau. Comme le journalisme dont il fait partie, il est désormais difficile de faire la part de son indépendance et de la sujétion dont il peut être parfois victime, ou acteur consentant. Comment faire des critiques dans un journal qui fait partie d’un grand groupe de communication et qui englobe à la fois les secteurs de la presse et de l’édition ? Comment ne pas se poser la question de la mansuétude de rubriqueurs devant les merdes épouvantables qui paraissent à un rythme régulier dans l’édition française ? On passera sur les complicités et les renvois d’ascenseur systématiques qui ne défrayent même plus les chroniques (car ce style de dénonciation est tout aussi parfaitement intégré à cette même machinerie) pour se poser la question de l’enjeu économique de la publication d’un livre.
En effet, publier un « best-seller » est un enjeu industriel considérable.
Tout commence avec la commande du papier, son acheminement à l’imprimeur qui, lui, veille à ce que ses machines tournent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le livre, une fois imprimé, est acheminé dans les différents centres régionaux du distributeur. En amont de tout cela, alors que le livre est encore à l’état d’épreuve, l’éditeur, ou son diffuseur, envoi ses représentant vers tous les points de vente du livre pour engranger les « mises en place ». En réalité, il s’agit de faire parvenir un certain nombre d’ouvrages sur les points de vente le jour officiel de la parution avec un léger stock qui permettrait de faire le pont avec une éventuelle réimpression sans qu’il y ait réelle rupture. Comment, à partir de ces colossales manœuvres, les sommes investies, ne pas comprendre que l’éditeur ne fera pas tout pour que la promotion de son livre réussisse ? Et, à partir de ce constat, comment ne pas estimer que le critique littéraire est considéré comment un élément du plan de promotion de ce dit éditeur ? Le sont-ils tous ? Certes non. Vous avez le droit et même le devoir de vous interroger sur les raisons que la critique d’un journal féminin s’extasie sur le dernier Musso ou le dernier Marc Lévy, vous avez raison de ne pas être dupe du chroniqueur de ce newsmagazine qui entre en pâmoison à propos du récent BHL ou de « l’essai » d’Alain Minc. Leur point commun ? Pas besoin de lire ces critiques, on pourrait les écrire soi-même. Mais, dans un autre sens, les articles que je lis dans des journaux comme La Quinzaine Littéraire m’ont fait découvrir des choses considérables… C’est que l’on assiste désormais à une course à deux vitesse qui différencie certaines catégories de vendeurs de livres, d’éditeurs, d’écrivains (Les Annuels, comme j’appelle ces derniers : ceux qui sont tenus contractuellement à écrire un livre par an : Pennac et Picouly, par exemple… mais il y en a d’autres types) et puis les autres pour qui ses considérations sont inenvisageables, faute de moyens et également par goût. Parce qu’un éditeur de poésie ou de sciences humaines – par exemple - ne fait pas du livre-kleenex en général…
Je parlais de la mise en place des livres chez les libraires, entre autres. Il faut que je vous remémore une chose à propos de votre déconvenue dans cette librairie. Si vous ne trouvez pas forcément un endroit qui correspond à vos critères littéraires, il faut que vous vous rappeliez que le fonds d’une librairie de neuf contemporaine est la résultante d’un choix dont le libraire n’est presque plus du tout maître, fait qui renforce le phénomène promotionnel dont je vous parlais à l’instant.
Depuis très longtemps, une pratique a cours dans la librairie de neuf, pratique sollicitée par le libraire lui-même à l’origine. Il s’agit de l’Office.
A l’origine, le commerce de la libraire était relativement simple. Maître à bord, le libraire commandait ses livres en fonction de ses espérances de vente et de ses goûts, bref, de ceux qu’il estimait pouvoir défendre sans problèmes aucun. Seulement, beaucoup de nouveautés échappaient ainsi au professionnel, incapable d’investir dans le flot de nouveautés croissantes au sortir de la guerre. La solution résida dans un accord passé avec les distributeurs du livre. Tous les mois – ou dans un intervalle plus rapproché – le libraire recevrait d’office – d’où le nom – une certaine quantité de livres nouveaux selon une grille préétablie entre le libraire et le représentant. Avec le temps, ces grilles s’affinèrent, les conditions financières s’ajustèrent en fonction de la nature de la libraire, des livres, etc. Mais, cet arrangement n’a strictement rien à voir avec le dépôt. Cette dernière disposition permet au libraire de payer l’éditeur une fois que le livre a été vendu. Dans le système de l’Office, le libraire paye le colis qu’il vient de recevoir… Quel intérêt alors ?
Eh bien, vous avez la possibilité de retourner ces ouvrages en cas de mévente jusqu’à une échéance d’un an. Dans ce cas, ils ne vous sont pas remboursés mais crédités sur votre compte chez le distributeur ou l’éditeur. Ce système ingénieux avait tout pour plaire au départ… Seulement, les temps ont changé.
L’arrivée de l’édition-kleenex a accéléré la mise en place des offices avec des contenus dont la finalité est non de vendre des nouveautés mais de faire de la trésorerie au profit des producteurs du livre (Dans les colis, il y a eu souvent du n’importe quoi ! J’ai connu des libraires qui avaient un employé qui ne s’occupait que de confectionner les retours vers l’éditeur…) La masse financière immobilisée ne se dirige plus vers les petites structures, qui sont incapables de gérer le monstrueux mécanisme des offices (certains petits distributeurs ont sombré corps et bien face à un taux de retour phénoménal et des éditeurs incapables de faire face à celui-ci…) Enfin, le choix à la disposition de la clientèle de la librairie se standardise : 90% du fonds de la majorité des librairies – et c’est une évaluation optimiste – est issu de ce système des Offices. Cela veut dire que vous allez retrouver grosso modo les mêmes ouvrages partout. Cela veut dire que si un éditeur met le paquet sur un auteur dont il est assuré de la vente, vous retrouverez ce livre PARTOUT ! Cela veut dire encore que le libraire – parfois à son corps défendant – n’est plus qu’un élément impersonnel de ce dispositif de production du livre. Rien de plus. Certes, certains s’expriment sur d’autres ouvrages. Mais se sont souvent des nouveautés qui sont également inscrites dans la grille d’Office. En réalité, nombre de ces confrères sont enferrés dans un système dont il est extrêmement délicat de sortir. Ayant abandonné par ailleurs leur rôle de prescripteurs, comment peuvent-il s’abstraire de ce mécanisme pervers sans risquer la survie de leur entreprise ?
Il en résulte également que le libraire est de plus en plus vu comme un relais incommode de la distribution finale du livre. Internet est la panacée pour les grands groupes, en attendant la dématérialisation du livre. Ce que les thuriféraires de cette dématérialisation (quelqu’un comme François Bon, par exemple) n’ont pas l’air de percevoir, c’est que tout ceci n’est guère que l’illustration d’une doctrine économique post-industrielle et non une révolution technologique. Le libraire de neuf, certains critiques littéraires – je veux parler des vrais, cette fois-ci – appartiennent au vieux monde. C’est à eux de réagir et de créer les conditions de leur pérennité en prenant la tangente. En tout cas, il y a une sévère remise en question d’une certaine économie du livre à faire.
Et c’est urgent.

samedi 17 juin 2017

Un été épicé

Lorsque le Tenancier travaillait encore en librairie de neuf, il lui arrivait de rencontrer quantité d'objets promotionnels. Le plus prestigieux était évidemment l'Album de la Pléiade, ou bien l'agenda... Et puis, la maison 10/18 s'est mise également à produire des objets plus ou moins amusants : faux livres contenant des mouchoirs, par exemple. Le plus sympa était sans doute cette boîte à épices de 1997, que les acheteurs de la collection n'ont pas dû beaucoup rencontrer. On soupçonne les libraires de les avoir détournés à leur usage. Il fut un temps (votre Tenancier n'était pas encore du métier) où les éditeurs pensaient à récompenser les libraires en fin d'année. Ainsi, a-t-on entendu parler de caisses de cognac de la part des éditions du Seuil... Est-ce une légende urbaine ? 
Cette amusant « madeleine » a été envoyée par Didier Pemerle, que l'on remercie ici.

mardi 18 octobre 2016

Fin de carrière

Certains sites de vente de livres transmettent parfois les offres et les demandes de renseignements des visiteurs : demandes d'estimations (qui ont peu de chances d'être satisfaites), recherches d'ouvrages, offres de ventes aux termes desquels le encoure une affligeante désillusion. En l'occurrence ce que l'on croyait une rareté n'est guère qu'une bondieuserie invendable dont personne ne voudra s'encombrer. Autant d'ouvrages qui s'afficheront en vain sur des sites de ventes aux enchères : encyclopédies aux reliures en pur plastique, authentique vie de Rama Krishna par M. Paul Vishnou de l'Institut des Études Quasi orientales de Saint-Locdu-Le-Vieux... des annonces déprimantes, des livres inutiles, obsolètes sur lesquels le vendeur a fondé quelque espoir et dont le libraire découragé ne pourra donner un avis ou une offre, tant il y en a.
Et puis, il arrive que des annonces vous touchent un peu plus, soudainement, comme celle de cet artisan qui vend une trentaine d'ouvrages concernant son métier. Il l'a exercé une vingtaine d'années, est contraint de l'abandonner pour raison de santé. Alors, voilà, il connaît la valeur de ses livres, certains sont anciens, il n'a pas envie de les vendre pour rien, mais il y a cette phrase, celle que l'on trouve si rarement dans les propositions de vente :
« Pouvez-vous me dire si vous seriez d'accord pour examiner l'achat de ces livres ?
Si je suis conscient de la valeur de certains de ces bouquins je ne néglige pas la rémunération de votre expertise...
Je suis à la recherche d'un compromis équitable... »
Je ne cherche pas ici à m'étonner de cette disposition d'esprit. Seulement, je note avec plaisir cette justesse de vue, voire cette humilité, alors que cet homme cède une partie de ce que fut son existence, un métier d'artisan — un métier d'art, même, mais c'est tout ce que m'autorise à vous dire la discrétion de ma profession — une partie de sa vie. Ce message annonce un renoncement, un accident de l'existence au terme duquel il faudra passer à autre chose, se séparer de la plupart de ses outils et de ses livres. L'annonce ne s'adressait pas à moi particulièrement. A vrai dire, j'aurai éprouvé les pires difficultés à aborder cette acquisition sans avoir l'impression d'entériner une sorte de défaite.
Entendons-nous bien : je suis acheteur de bibliothèques, parfois, lorsque l'occasion se présente et lorsque ces livres représentent un intérêt pour moi. Il arrive que ces achats se fassent à la suite du décès du propriétaire ou dans le meilleur des cas pour un déménagement (Il est d'autres raisons, dont certaines philosophiques, qui, pour autant qu'elles soient intrigantes, se justifient pleinement). Je pense que la crise économique que nous traversons va occasionner quelques ventes déchirantes pour des bibliophiles ou des bibliomanes... Mais tout cela ne concerne en somme que les bibliothèques de loisir, de celles que l'on constitue peu à peu au gré du goût et du hasard. La faim ou les incendies pourraient en avoir raison, mais la mémoire du lecteur, de l'amateur demeure et il lui sera loisible de la reconstituer en tout, ou en parties, s'il est encore vivant, bien sûr. Acquérir ces bibliothèques est affaire de consentement.
Bien différente est la bibliothèque professionnelle. Souvent — surtout lorsqu'il s'agit d'artisanat — ces ouvrages sont rares et fragiles du fait de leur ancienneté. Peux d'éditeurs envisagent des réimpressions parce que leur lectorat est réduit. Il s'agit là de rayonnages dont la moindre dispersion peut être fatale à la somme des connaissances qui y sont enfermées. Et puis, il y a ce dialogue désormais en péril entre le créateur et ses sources... cette soudaine séparation est une façon de larguer définitivement les amarres, de dire adieux.
Imaginez : la calèche est en bas, on vient chercher les orphelins. On ne saura comment ils seront traités dans l'institution et s'ils seront séparés au bout du compte.
Temps de dire adieu... du Dickens.

Ce billet — légèrement remanié — a été publié sur le blog Feuilles d’automne, au temps où le Tenancier était encore libraire, en janvier 2009.

jeudi 21 avril 2016

Un p'tit coup de madame Soleil

Le tenancier aime bien que l'on se mêle de ses affaires, surtout lorsqu'elles regardent le livre. C'est ainsi que vous allez découvrir ci-dessous un texte d'Otto Naumme qui, dans la vraie vie, est plutôt concerné par le présent article puisqu'il a longtemps été journaliste - et encore un peu - dans le domaine de l'informatique. De quoi ouvrir un débat copieux, on l'espère...

Et voilà ce que c'est de traîner…
Il paraît que la procrastination peut devenir un art, le grand Oscar Wilde ne disait-il du reste pas : "je ne remets jamais au lendemain ce qui pourrait être fait le surlendemain !" ?
Mais bon, il est des circonstances où, à force de remettre, l'on finit par se faire doubler. Je ne compte ainsi même plus le nombre de semaines depuis que j'ai promis pour la première fois à l'auguste Tenancier de ce blog de lui pondre un petit texte sur les livres électroniques et ce que pouvait m'inspirer la "vogue" de ces ersatz de culture lyophilisée, qui sont au "vrai" livre ce que les cola états-uniens sont au champagne…
Bref. A force de traîner, voilà donc que j'ai été lâchement débordé par un très sympathique article de Jean-Luc Porquet dans le Canard Enchaîné de ce jour, intitulé "Coucou, rev'là l'ibouque !". Où il est mis le doigt sur toutes sortes de "tares" de ces gadgets électroniques. Ainsi, après avoir relevé dans la pub de l'un de ces outils cet argument-massue : "(il) aura deux boutons de navigation situés à droite de l'écran pour les droitiers et deux autres à gauche pour les gauchers", l'auteur se fait cette limpide réflexion : "Dire que jusqu'ici, pour feuilleter un bouquin, on n'avait même pas besoin d'un seul bouton !". Je n'aurai pas dit mieux pas plus que je n'aurai mieux exprimé nombre d'opinions habilement étayées du sieur Porquet.
Honte à moi donc d'avoir traîné… Mais puisque me voilà enfin devant "l'œuvre", qui plus est avec le "poids" de cet article à ne pas répéter, autant évoquer ce fameux livre électronique et soumettre quelques idées à son sujet. Avec, en premier lieu, une certitude, qui n'a rien de "bien" ou de "mal", n'est juste qu'un fait : le livre électronique va se développer et se répandre de par le monde. Demain ou dans dix ans, je n'en ai pas la moindre idée. Mais, un jour ou l'autre, une immense part des écrits produits par écrivains, essayistes, biographes et même, euh, comment dire, noircisseurs de papier (un terme qui sera alors galvaudé…) ne sera plus mise à la disposition du public sous forme de support papier imprimé mais uniquement électronique. L'on pourra télécharger un roman comme aujourd'hui un album de musique ou un film. Avec les mêmes possibilités : légalement ou non… Le "piratage" de livres électroniques tiendra surtout au prix des ouvrages : si le roman "dématérialisé" est vendu aussi cher que sur papier, ou avec un trop faible différentiel de prix, l'on sait d'avance ce qui se produira. Un autre problème à soulever, c'est l'existence actuelle (amenée très certainement à perdurer) de plusieurs formats de lecture, bien évidemment incompatibles entre-eux : on ne peut lire avec "l'e-book" Machin le roman "Truc" prévu pour être lu sur le lecteur Chose. Donc, de petits malins se chargeront de transposer le fichier d'un format vers l'autre et de le proposer gratuitement sur le Ouaibe…
L'on en viendra par ailleurs à l'impression à la demande. C'est déjà le cas pour l'auto-édition voire, je crois que l'un des habitués de ce blog en sait quelque chose, de certains éditeurs, loin d'être les pires. Un "contenu" (roman, essai, etc.) sera disponible à un prix plus ou moins élevé, voire gratuitement, en téléchargement ; pour ceux qui le souhaiteront, une impression sera possible. Mais c'est plus cher ! Et il ne s'agira pas, dans l'immense majorité des cas, d'ouvrages de bibliophilie, destinés à durer. L'on parle là d'impression numérique laser sur papier d'entrée de gamme, façonné au moindre coût. Evidemment bien plus destiné au roman de gare (aussi respectable soit-il) qu'au livre d'art. Et l'on oubliera bien évidemment les velin et reliures pleine peau : même si cela devenait possible, les coûts d'impression à l'unité de tels ouvrages seraient probablement exorbitants.
Bon. Donc, le livre électronique, porteur d'autant de défauts qu'on puisse en trouver, va s'imposer, qu'on le veuille ou non. Au détriment du livre papier ? Oui et non. Bien sûr, nous aurons droit au couplet "vert" sur l'économie de papier et les arbres "sauvés" – en oubliant juste au passage les moyens particulièrement "écologiques" servant à produire de l'électricité (charbon, pétrole ou nucléaire). Bien sûr également, les aspects "pratiques" du livre électronique – la possibilité de pouvoir trimballer 15 ou 20 ouvrages sur son livre en permanence, avec en sus un accès à Internet pour télécharger d'autres œuvres – ne manqueront pas de faire en partie pencher la balance vers ces nouveaux supports. Mais le livre tel que nous le connaissons aujourd'hui ne risque pas plus de disparaître que le papier n'a disparu de nos bureaux suite à l'avènement de la micro-informatique. Tout simplement parce qu'il ne répond pas aux mêmes besoins.
Le roman de gare, le "best seller de l'été", le livre de recettes, la biographie de Tartempion de la StarAc ou la nième profession de foi de tel escroc politique (pléonasme) peut bien être dématérialisé, cela n'a aucune importance. C'est le fast-food de la littérature, des "trucs" que l'on peut avoir envie de lire mais qui n'ont aucune valeur matérielle : rares sont les personnes qui auront envie de conserver ces ouvrages pour leur contenant (même si les collectionneurs "fous" du Fleuve Noir Anticipation ou de la Série Noire sont l'exacte antithèse de ce propos…). De fait, qu'ils soient sur papier ou sur écran importe peu.
De l'autre côté, il y a tout ce qui fait l'attrait d'un livre "papier", que je ne ferai pas l'affront de détailler aux lecteurs de ce blog, ils savent bien mieux que moi pourquoi ils aiment et, pour certains, produisent de tels ouvrages. Mais l'on évoquera tout de même des raisons "logiques" : un livre d'art, un ouvrage mêlant texte et photos ou même faisant appel à une mise en page originale (pensons à Queneau et ses Cent mille milliards de poèmes), voilà qui n'est pas prêt de pouvoir être praticable sur un écran de "livre électronique", quand bien même ces écrans s'agrandiraient et gagneraient en souplesse d'utilisation.
Pour les éditeurs, le papier est aussi, s'ils se montrent moins obtus que leurs confrères du disque et du cinéma, un bon moyen de différenciation et de marge. Un roman électronique, c'est un roman, point. Le même sur papier, cela peut être l'opportunité d'apporter des "bonus", par le biais d'une mise en page, d'éléments ajoutés, bref de tout un tas de petites choses qui permettent de commercialiser le livre plus cher tout en titillant chez le lecteur le besoin d'appréhender, de posséder, de conserver. Le côté sensuel du livre, en quelque sorte (face à l'électronique, le papier est effectivement le régime sensuel…).
Reste à déterminer ce que va devenir le métier de libraire dans un tel contexte. Si 80 % ou plus de la production est dématérialisée, comment existera-t-il ? Dans l'ancien, tel que le pratique notre cher Tenancier, l'évolution ne se ressentira probablement pas. Après tout, il commercialise d'ores et déjà ses livres du XIXè siècle via Internet. Et ces ouvrages attireront toujours des collectionneurs tant qu'ils existeront (ah, l'acidité du papier…). Pour le libraire de neuf, en revanche, la situation risque d'évoluer. Vers une activité à mi-chemin entre le libraire actuel et l'éditeur à façon ? Peut-être. Mais forcément avec une ouverture sur Internet, par où il fera preuve de sa capacité de conseil et diffusera des ouvrages à télécharger. Mais aussi via sa boutique traditionnelle, pour présenter et écouler les livres sur papier qui continueront à être produits. Mais les mutations du métier risquent d'être lourdes, et aussi difficiles à digérer pour les "vrais" libraires que le fût l'arrivée sur leur marché des grandes surfaces puis des marchands (de tapis) en ligne.
Bref (si l'on peut dire vu la taille du poulet…), voilà une prospective qui tient tout à fait de madame Soleil (quand même plus sexye qu'Elisabeth Teissier, non ?). Pas plus étayé, pas plus sûr. Et puis bon, on verra bien, hein ?

Otto Naumme

(Texte paru en décembre 2008 sur le blog Feuilles d'automne)

dimanche 14 février 2016

On a dit « Pas le physique »...

Régulièrement sortent les conneries des hommes (et femmes — la connerie transcende les genres) politiques sous forme de livre. Non une anthologie de leurs mensonges et de leurs turpitudes passés, plutôt un florilège de leurs futures incompétences. Charles Dantzig (je cite de chic, n’ayant pas son volume sous les yeux) estime que cela indiquerait l’importance du livre au yeux du personnel politique. Soit. Pour notre part, nous en doutons, mais ce n’est pas ici le sujet. Ces livres inutiles arrivent parfois en rangs serrés selon les échéances électorales ou la stratégie des dits cadors. Mais tout cela, à moins d’avoir été troglodyte pendant cinquante ans, vous le savez déjà.
Récemment est sorti un livre du nègre de Nicolas Sarkozy. Il a fait l’objet d’une mise en place pléthorique chez les libraires avec des quantités sans rapport avec l’écoulement normal de ces livres chez eux. Rappelons que ces mises en place sont, selon le systèmes des « offices » (on rééditera notre billet là-dessus un de ces jours), réglés par le libraire et font l’objet d’un avoir une fois retournés. C’est donc de la trésorerie immobilisée pour un livre qui se vendra peu voire pas du tout. Certains doutent même qu’il atteigne son seuil de rentabilité. Mais cela, c’est la cuisine de l’éditeur.
Il s’est trouvé des libraires pour récriminer sur cette pratique, ce qui n’est pas du tout injustifié, et pas mal de personnes leur ont emboîté le pas. Et de parler en mal du petit trépigneur au prétexte qu’il mépriserait la Librairie Indépendante (cela vaut bien des majuscules…) Au risque de décevoir, je doute fort que l’homoncule en question ait un quelconque pouvoir dans le service commercial des éditions Plon. C’est là que s’est vraisemblablement décidé d’envoyer des quantités d’ouvrages à des points de vente qui ne savent qu’en faire. Il se peut que les pourfendeurs du petit (je sais… on a dit « Pas le physique ») aient trouvé là un terrain propice à exercer leur verve et si je ne saurais leur donner tort, j’aimerais bien que cette ironie se porte la totalité de ces merdes polluantes qui envahissent les rayonnages. On est loin du compte, la volonté de changer de paradigme s’accommode mal de l’esprit petitement partisan. Or, le nombre de merdouilles publiées autant à droite qu’à gauche est à peu près égal…
Mais revenons un instant à cette idée romantique de librairie indépendante. Si ces libraires ont reçu cet ouvrage sans en maîtriser la quantité, c’est qu’ils avaient passé un contrat avec l’éditeur selon lequel il recevraient — comme mentionné dans leur « grille d’office » — certains livres « politiques ». Je note que la plupart ne conteste pas l’existence de tel livres. Ils se plaignent en revanche de ces offices sauvages, ce qui n’est pas neuf dans la pratique des distributeurs de livres. Je note que ces libraires, au-delà de cette acceptation d’un office spécialisé ou non, acceptent en général de ne pas maîtriser les flux arrivant dans leurs boutiques, ce qui fait d’eux non des commerçants classiques mais des dépositaires de livres, rejoignant en cela la gestion des marchands de journaux et dépendant ainsi d’un système de distribution régnant sur leurs arrivages. A partir de là, où s’opère le choix de ces libraires ? Sont-ils fondés à se déclarer plus « indépendants » qu’une chaîne ou la boutique Kulture du supermarché du coin ?
J’en doute.
Après tout, peut-être qu’ils le méritent, ce bouquin de Sarko…

lundi 16 mars 2015

Je ne vend(ai)s pas de livres anciens

Le Tenancier n'est plus libraire. Fini, a plus ! N'empêche il ne l'a pas été pendant 35 ans pour rien. Donc il a encore raison de remettre ce billet qui fut publié sur le blogue Feuilles d'automne en juin 2012...

— « Bon, on s'résume : vous vendez des livres anciens ?
— Euh... non.
— Vous vendez des livres neufs alors ?
— Non plus. Je vends des livres modernes.»
A ce stade, certains interlocuteurs ont déjà décroché. Pour la plupart, le livre ancien est une chose qui n'est plus disponible.
Un point, c'est tout.
Mais, ce genre de généralisation finit toujours par froisser quelqu'un, parce que vraiment pas conforme à la réalité du commerce de livres en France. Comme nous sommes emplis de cette longanimité qui fait les grands buveurs ou les grands mystiques, nous allons vous débroussailler un peu tout cela. Notons, pour les puristes, que nous allons travailler à la hache, instrument qui résoud les conflits dynastiques en Angleterre, les déviances trotskistes au Mexique et fait très bonne figure dans Shining. On le voit, c'est un outil dialectique puissant mais guère nuancé.
Charge, donc, à ces puristes de finir aux ciseaux de couture ce que nous aurons déjà essarté.
Qu'est-ce qu'un livre ancien ?
Eh bien, c'est un livre qui présente quelques singularités, dont la principale est d'avoir été imprimé avant la Révolution, ce qui représente tout de même une période extrêmement longue. Pour autant, on ne peut confondre les premiers livres imprimés (dénommés "incunables" pour tout ce qui précède 1500) et les oeuvres du Marquis de Saint Evremond publiées en 1714 à Londres, par exemple : différence de formats, de techniques et de contenus, bien évidemment. Et donc, différence de valeur. Le commerce de livres anciens ne s'improvise pas. Il faut une solide culture classique, la maîtrise du latin est la bienvenue. On travaille assez souvent sur des pièces plutôt exceptionnelles. La raison en incombe au temps qui décime les rangs des tirages, à ces mêmes tirages assez réduits (à raison de l'alphabétisation des époques concernées, et des techniques d’impression). Même dans le livre ancien, il existe des spécialités bien déterminées, liées aux périodes : incunables et un peu après, ouvrages du XVIIe et XVIIIe, ouvrages scientifiques (pensons à l'Encyclopédie, à Buffon, à Linné, etc., ouvrages souvent superbement illustrés, du reste !), ouvrages reliés "aux armes", etc.
Précisons brièvement que ces armes constituent en quelque sorte le blason que le propriétaire fait apposer sur ses ouvrages. A défaut de connaissances approfondies, le libraire concerné se devra de posséder nombre d'ouvrages d'héraldique pour identifier tel ou tel ouvrage. Du reste, certains de ces ouvrages ont un pedigree, une "traçabilité", pour parler comme les cadres de l'agroalimentaire, qui permet de retracer leur pérégrination de propriétaire en propriétaire. Souvent, devenus précieux - encore plus précieux qu'ils ne le furent à l'origine pour quelques-uns - ils ont figuré dans les inventaires d'héritages, de dispersions, dans les catalogues de vente. On devine donc le caractère chaque fois exceptionnel de ce type d'ouvrage et l’on comprend qu'il fasse l'objet de la plus grande attention des bibliophiles concernés, la valeur ajoutée étant dans ces cas précis le fait que ces ouvrages furent en possession de personnes connues, voire célèbres.
Il est tout de même encore possible d'accéder à des livres anciens à des prix raisonnables, à ces petits in-16° modestes et cependant curieux et attachants. L'état de ces livres, hélas, n'est pas souvent de la première fraîcheur. Il reste cette sensation du toucher du papier ancien, de la façon dont le livre même s'ouvre sous nos yeux, et le texte, cela va de soi !
La période révolutionnaire va bouleverser l’ancien monde et aussi apporter quelques changements au livre. On assiste aux premières tentatives d'impression à bon marché et en quantité avec des techniques telles que la stéréotypie. Les reliures vont changer d'aspect, les ornements et l'architecture des reliures va évoluer. Peut-on parler encore de livres anciens ? Pré-modernes ? « Anté-romantiques »? Voici une question à laquelle j'aimerais avoir un éclaircissement satisfaisant. Si quelqu'un parmi vous... Bien sûr, je répercuterai la réponse !
Pour brève que fut cette période intermédiaire, elle va être une période de mutations intenses : quelques dynasties de libraires (en ce temps-là, la notion d'éditeur n'existe pas vraiment, c'est le libraire qui se charge de la publication des livres) vont développer une véritable politique de production, telle la dynastie des Lebel pour des ouvrages religieux, par exemple.
En matière de livre, tout est pratiquement en place pour une révolution industrielle : essor de l'alphabétisation, mobilisation de capitaux importants pour des entreprises de presse ou d'édition et enfin la capacité technique sous la forme de presses à vapeur (Koenig et Bauer en 1813)
Ainsi, cet essor technique qui allait favoriser la presse populaire des deux côtés de l'océan (Greeley et Gordon Bennett à New York, Girardin à Paris) va provoquer la naissance de plusieurs phénomène éditoriaux :
La naissance du feuilleton dans la presse, bien sûr.
L'individuation (1) de la notion d'auteur - La société des gens de lettres est un paraphénomène de ce changement de statut.
L'apparition de dynasties d'éditeurs : Mame à Tour, Hachette, Firmin Didot à Paris, etc.
On abandonne la reliure en cuir traditionnelle pour l'emploi de cartonnages polychromes illustrés - souvent des récits édifiants pour ce qui concerne les ouvrages de chez Mame.
Cette période du Livre Romantique va également connaître les débuts ou la systématisation de nombreux procédés de reproductions graphiques : gravures sur acier, eaux-fortes, etc., favorisant ainsi la diffusion des images.
Arrive enfin le livre moderne. Datons sa naissance vers 1848. A ce moment, l'univers éditorial se met en place. Nous voyons la disparition progressive du libraire comme commanditaire d'édition, la notion de droit d'auteur est amplifiée, l'édition devient un métier à part entière. A côté de Didot et Hachette, l'on voit apparaître ou bien se confirmer des noms qui vont perdurer très longtemps : Hetzel, Calmann-Lévy, etc. Le livre se diversifie, l'ouvrage broché - avec une couverture papier - remplace de plus en plus la reliure destinée désormais aux ouvrages de luxe sur les étals de librairies.
Le livre moderne, sa disparité, son abondance, va aussi galvaniser la création littéraire. C'est l'impression en masse à un coût relativement réduit qui va favoriser l'essor de jeunes écoles littéraires et de créations marginales. C'est aussi cette production de masse qui va favoriser l'apparition du "Best Seller", de l'auteur comme "Monstre Sacré" et de son ombre, qu'est "l'Écrivain Maudit". C'est aussi l'essor de la production bibliophilique qui va créer des essais originaux qui perdurent avec quelque éclat de nos jours en matière de création de livres. Cette explosion du livre pourrait être, par analogie, comparée à l'explosion du Cambrien, commentée par Stephen Jay Gould...
Evidemment, dans le Livre Moderne, il n'est pratiquement pas de frein à celui qui voudrait se spécialiser : Histoire, Philosophie, Littérature, Sciences, Belles Lettres, Illustrés, etc.
Ces spécialités feront l'objet d'une autre blogueuse promenade.
On résume :
Livres Anciens : avant la Révolution
Livres Romantiques : Avant 1848
Livres Modernes : Après 1848.
Les amateurs éclairés constateront plusieurs lacunes et imprécisions. N'ayant en aucune manière prétention à tout connaître de son métier (2), le soussigné serait enchanté qu'on lui communique précisions et corrections.
En tout cas, je ne vends pas de livres anciens. Où alors, qu'exceptionnellement.
Vous voilà prévenus.

(1) - Ce terme est utilisé notamment par Sartre à propos de Baudelaire...
(2) - Pour corriger toutes les sottises que j'ai pu proférer, le lecteur qui voudra en savoir plus et qui a du temps devant lui consultera avec bonheur l'Histoire de l'édition française en quatre volumes publiée par Fayard et le Cercle de la Librairie. Il existe d'autres ouvrages plus spécialisés et plus précis encore. On les citera à l'occasion.

jeudi 29 janvier 2015

Quand le Tenancier emballait comme une bête...

Du temps où votre serviteur était encore en pleine activité pour sa librairie, il faisait des paquets quotidiennement, ou presque. Voici un billet exhumé du feu blog Feuilles d'automne qui date du mois d'août 2008. Une occasion pour chacun de faire des travaux pratiques. On voudra bien noter que le chat est encore là et qu'il est toujours aussi collant !

Ah la la ! Si vous imaginez que gagner sa croûte de libraire en chambre, c’est facile tous les jours… Moi aussi, je fais ma comptabilité et toutes ces menues choses qui font le délice du petit commerçant. Rassurez-vous, tout de même, je ne vais pas vous faire le couplet « Ah mon bon Monsieur, c’est ben difficile de nos jours, allez ! ».
Non, aujourd’hui, je vais vous montrer des travaux pratiques : l’art de faire les paquets à la librairie Feuilles d’automne (bonsoir, quelle librairie !).
L’emballage des livres est le passage obligatoire pour mon activité. Quelques envois sont expédiés sous « enveloppe-bulle », mais les trois-quarts le sont selon la méthode que je vais vous décrire ci dessous, pour ma plus grande délectation…


Tout d'abord, il faut bien vérifier que l'ouvrage que vous allez emballer est bien celui que vous destiniez à votre client. Au bout d'une dizaine de paquets, il arrive que l'on s'emmêle quelque peu. La facture et les documents doivent être insérés à cheval sur la couverture pour que la personne qui les reçoit ne les rate pas. (Argol, pousse-toi, le chat !)


Ensuite, vous découpez un morceau de papier kraft aux dimensions de l'ouvrage, ici un in-12° assez facile à emballer, ma foi. (Bon, le chat, t'es gentil, mais tu vas ailleurs, hein ?)


Emballage du livre... (Pff...)


Ne pleurons pas sur le ruban adhésif. Ce n'est pas qu'une question d'esthétique. (La vache, y'a des morceaux de poils de chats coincés dans le scotch, maintenant, purée !)


On passe ensuite à la deuxième couche. Le kraft sert essentiellement à protéger le livre de l'encre du papier journal. Le journal, lui, va servir à rembourrer et rigidifier le paquet. (Un quart de table pour ma pomme et le reste pour le greffier, oh !)


Suite de l'opération...


Découpage d'un morceau de carton aux dimensions du livre emballé. Pour plus de précision, on le fera avec une solide paire de ciseaux et non un cutter dont la coupe est assez erratique et peut toujours taillader vos belles mains d'artistes. (Moi, c'est pas le cutter, c'est les griffes de chats)


Toujours faire en sorte que le crénelage du carton soit dans le sens du pli. Cela permet de plier plus facilement le bout de carton et de l'ajuster au livre. (Pousse-toi, Argol !)


On maintient le carton par de l'adhésif brun. Choisissez une marque assez solide et, si possible, équipez vous d'un dévidoir comme le modèle ci-dessus, qui permet quelques économies, notamment en énervements. (C'est le chat qui a repris le flambeau...)


Consolidation des extrémités. A noter que pour les paquets importants, on peut glisser un bout de carton plié dans cet espace et ensuite le consolider avec de l'adhésif. Les paquets doivent résister aux chocs. La taille du livre implique ipso facto une plus grande proportion de carton et de bourrage. Ainsi, un dictionnaire sera emballé avec du carton à double crénelage et le journal sera remplacé par des feuilles plastiques à bulles. En fait, la quantité de matériel utilisé pour un fort in-4° n'est pas proportionnelle à ce que vous utiliseriez pour un in-12°.


Avant-dernière opération : on recouvre (si le chat veut bien...) le tout d'une autre feuille de kraft, elle aussi découpée sur mesure.


Suite de l'opération...


Un coup d'adhésif pour fermer la feuille. (C'est une impression, ou il prend de plus en plus de place ?)


Idem pour fermer les extrémités...


Il n'y a plus qu'a coller l'étiquette. (Bon, maintenant, c'est le bâton de colle blanche qui est plein de poils de chat. C'est plus un bâton, c'est un bonnet à poils !)


Le paquet est terminé. Il n'y a plus qu'à remplir le bordereau d'expédition qui sera collé par le vaillant guichetier de la Poste à la réception de mes colis.
L'opération peut sembler longue et elle est à déconseiller lorsque l'on expédie des livres de poche ou de peu de valeur. Mais la plupart des livres que je vends ont besoin de cette protection. Il est parfois dommage que, sous prétexte d'économie - cela se joue parfois sur 2,00 € - on renonce à ce type d'emballage et que l'on fasse courir des risques aux livres que l'on a commandé. Il me faut en moyenne un quart d'heure pour traiter une commande, entre la sortie du bordereau et le collage de l'étiquette d'expédition. Il va de soi que mes confrères qui s'occupent de livres de poche ou d'ouvrages courants aient recours aux enveloppes-bulles ou bien aux emballages tout-prêts... La vitesse d'exécution et d'expédition est importante.
Mais, par ailleurs, j'ai la faiblesse de tenir encore à ce type d'emballage qui est un lien entre vous et moi, une manière de vous passer un message, puisque je ne suis qu'un "libraire virtuel" : "merci", et "continuez d'aimer les livres comme je les aime". J'ai remarqué que l'on appréciait.

Euh...

Ah oui ! Si vous trouvez un jour un chartreux dans votre paquet, soyez gentils, renvoyez le. C'est que j'aurais été à la bourre, ce jour là.

lundi 10 novembre 2014

Presse clandestine

Avant Internet, il y avait les catalogues. Ce qui était vrai pour les 3 Suisses l'était également pour les libraires de tout poil, du libraire d’ancien le plus huppé au pourvoyeur de ballots pornographiques. Tout le monde rédigeait, annotait, collationnait, amendait, fichait, etc.
Voici, en gros comment cela se déroulait avant les ordinateurs :
Le premier stade du catalogue, c’est la fiche. Et là, point de norme propre au bibliothécaire, chacun faisait comme bon lui semblait. Mais ces fiches avaient un minimum de points communs : Auteur, titre, sous titre, date et lieu d’édition, description physique, commentaire, référence bibliographique lorsqu’il y avait lieu, etc. A ce stade, il y avait déjà une indication de prix, lequel serait éventuellement révisé pendant la rédaction de la liste. A l’évidence, on travaillait avec ces fiches pour des commodités de tri mais également comme trace d’une vente passée. Ainsi, le libraire en faisant des fiches, forgeait également sa propre bibliographie et ses cotes.
Ensuite, le libraire se mettait devant sa machine à écrire et commençait à transcrire le contenu de ses fiches dûment triées.
Après, cela partait chez l’imprimeur…
C’est tout ?
J’ai d’autres souvenirs.
Liés à ma propre expérience, cela va de soi, dans une librairie, qui éditait des catalogues.
Précisons que cela se passait au milieu des années 80...
Le fameux catalogue était donc tapé — par une machine mécanique, s’il vous plaît — mais pas sur une feuille de papier. Cela ressemblait plutôt à des stencils qui étaient utilisés sur des duplicateurs à alcool. C’étaient, en quelque sorte des matrices pour offset de bureau. Ainsi, nanti de cette matrice, je descendais dans le sous-sol frais de la librairie, au milieu des éditions originales et m’attelais à ce méchant cube vert sapin et orange qu’était l’offset de bureau. Il fallait fixer cette matrice sur le cylindre, faire un tour avec celui-ci à l’aide de la manivelle, retirer la feuille de papier glacé qui la protégeait, remettre un coup de manivelle en engageant une feuille format 21 X 27 cm. — Eh oui, ce n’est pas une erreur de ma part. Il ne s’agissait pas de format A4… — Une fois la première impression faite, il suffisait de pousser l’interrupteur électrique et veiller à alimenter la machine en papier. Opération qui se renouvelait autant qu’il y avait de pages au catalogue. Le tirage était approximativement de 450 exemplaires et avait une quarantaine de pages.
Venait, une fois l’ensemble tiré, le tri des feuilles pour constituer le catalogue, utiliser toute la surface du sous-sol et tourner dedans en classant les feuilles… j’en ai encore le tournis. Il ne fallait pas oublier la couverture, imprimée, elle, en véritable offset et portant la mention : "Vente à prix marqués" et puis les écussons du SLAM (Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne), etc.
Ensuite, il fallait constituer des paquets d’une trentaine de catalogues et les enfermer dans une presse à main, en grecquer ce qui allait être le dos à l’aide d’un vieux coupe-papier, le recouvrir de colle plastique et attendre que ça sèche. Alors, armé d’un couteau de cuisine, je séparais chaque catalogue en tranchant les dos un par un, tel un boucher impitoyable.
Ensuite, venait l’affranchissement. Seule concession à la modernité, une machine à affranchir permettait de reposer les papilles surmenées par l’atmosphère sèche du sous-sol. Seulement, il fallait alimenter la machine à la main, point de tapis roulant ou autre alimentation automatique, vous rêvez, vous… J’avais donc établi un système un peu ergonomique, à base de boîte en carton et de siège autour de la table où se tenait la machine. De plus, il était nécessaire d’affranchir avant de mettre les catalogues car cette machine refusait les plis trop épais. Ensuite venait « l’ensachage », la fermeture des enveloppes, leur « liassage » et leur « portage » jusqu’à la Poste dans mes petits bras musclés… Près de 14 000 feuilles de papier partaient ainsi dans la nature, l’univers entier et ses abords immédiats.
Deux ou trois jours après, le téléphone n’arrêtait pas de sonner. Mais ceci est une autre histoire, comme disait Rudyard, que je vous conterai dans un article prochain.
J’ai le regret de signaler que le progrès fit rage dans cette librairie au début des années 90. Tout d’abord, l’on passa du format 21 X 27 au format A4. C’était le début de la fin. Après ce fut l’acquisition d’une IBM à boule qui procura une frappe plus régulière et donc un catalogue un peu plus lisible. Puis, ce fut l’abandon de l’offset de bureau et des heures passionnantes passées dans le sous-sol à lire tout en surveillant la machine. Celle-ci partit dans l’antre des éditions Fornax, où il m’est arrivé de croiser sa présence sournoise. Le catalogue contracta un format A5 et la seule chose qui le différencia de ses congénère fut la couverture verte…
La librairie ferma vers 2000, avant le saut fatal vers les ordinateurs de type 286, voire 386 ce qui eût permis d’envisager des catalogues avec des mises en pages sophistiquées. Si cela avait continué, je sens que – la révolution étant en marche – nous aurions été, à l’heure actuelle, à la veille d’acquérir notre premier ordinateur doté de Windows 3.1
Nous l’avons échappé belle !
Je ne peux même pas vous montrer ces catalogues. Bêtement, je n’en ai pas gardé un seul ! J’en ai une belle quantité, mais point ceux-là.
Alors, à l’occasion, si vous retrouvez des catalogues (21 X 27, de préférence !) de la Librairie Delatte. Ne le jetez pas, siouplaît !
Pensez à moi.
Je suis un nostalgique.

Ce billet est paru en juillet 2008 sur le blog Feuilles d'automne.