dimanche 22 juin 2014

Annie Le Brun sur Jarry



Conférence d'Annie Le Brun sur Alfred Jarry au Banquet de Lagrasse le 11 novembre 2012

Hongre

Hongre : Homme châtré.

Marie-François Le Pennec : Petit glossaire du langage érotique aux XVIIe et XVIIIe siècles (1979)

The Strongest of the Strange



On peut trouver le texte du poème ici,
et la traduction .

Rouleur

Rouleur, s. m. Ouvrier typographe qui roule d'imprimerie en imprimerie sans rester dans aucune, et qui, par suite de son inconduite et de sa paresse, est plutôt un mendiant qu'un ouvrier. Aucune corporation, croyons-nous, ne possède un type aussi fertile en singularités que celui dont nous allons essayer d'esquisser les principaux traits. Les rouleurs sont les juifs errants de la typographie, ou plutôt ils constituent cet ordre mendiant qui, ennemi juré de tout travail, trouve que vivre aux crochets d'autrui est la chose la plus naturelle du monde. Il en est même qui considèrent comme leur étant due la caristade que leur alloue la commisération. Nous ne leur assimilons pas, bien entendu, les camarades besogneux dont le dénuement ne peut être attribué à leur faute : à ceux-ci, chacun a le devoir de venir en aide, dignes qu'ils sont du plus grand intérêt.
Les rouleurs peuvent se diviser en deux catégories : ceux qui travaillent rarement, et ceux qui ne travaillent jamais. Des premiers nous dirons peu de chose : leur tempérament ne saurait leur permettre un long séjour dans la même maison; mais enfin ils ne cherchent pas de préférence, pour offrir leurs services, les imprimeries où ils sont certains de ne pas être embauchés. Si l'on a besoin de monde là où ils se présentent, c'est une déveine, mais ils subissent la malchance sans trop récriminer. De plus, détail caractéristique, ils ont un saint-jean, ils sont possesseurs d'un peu de linge et comptent jusqu'à deux ou trois mouchoirs de rechange. Afin que leur bagage ne soit pour eux un trop grand embarras dans leurs pérégrinations réitérées, ils le portent sur le dos au moyen de ficelles, quelquefois renfermée dans ce sac de soldat qui, en style imagé, s'appelle azor ou as de carreau. Un des plus industrieux avait imaginé de se servir d'un tabouret qui, retenu aux reins par des bretelles, lui permettait d'accomplir allègrement les itinéraires qu'il s'imposait. Ce tabouret, s'il ne portait pas César, portait du moins sa fortune.
Mais passons à la seconde catégorie. Ceux-là ont une horreur telle du travail, que les imprimeries où ils soupçonnent qu'ils en trouveront peu ou prou leur font l'effet d'établissements pestilentiels ; aussi s'en éloignent-ils avec effroi, bien à tort souvent ; car le dehors de quelques-uns est de nature à préserver les protes de toute velléité d'embauchage à leur endroit. D'ailleurs, si les premiers ne se présentent pas souvent en toilette de cérémonie, les seconds, en revanche, exposent aux regards l'accoutrement le plus fantaisiste. C'est principalement l'article chaussure qui atteste l'inépuisable fécondité de leur imagination. L'anecdote suivante, qui est de la plus scrupuleuse exactitude, pourra en donner une idée : deux individus, venant s'assurer dans une maison de banlieue que l'ouvrage manquait complètement et toucher l'allocation qu'on accordait aux passagers, étaient, l'un chaussé d'une botte et d'un soulier napolitain, l'autre porteur de souliers de bal dont le satin jadis blanc avait dû contenir les doigts de quelque Berthe aux grands pieds. Des vestiges de rosette s'apercevaient encore sur ces débris souillés d'une élégance disparue.
Au physique, le rouleur, n'a rien d'absolument rassurant. La paresse perpétuelle dans laquelle il vit l'a stigmatisé. Il pourrait poser pour le lazzarone napolitain, si poser n'était pas une occupation. Sa physionomie offre une particularité remarquable, due à la conversion en spiritueux d'une grande partie des collectes faites en sa faveur : c'est son nez rouge et boursouflé.
Lorsque, contre son attente, le rouleur est embauché, il n'est sorte de moyens qu'il n'emploie pour sortir de la souricière dans laquelle il s'est si malencontreusement fourvoyé : le plus souvent, il prétexte une grande fatigue et se retire en promettant de revenir le lendemain. Il serait superflu de dire qu'on ne le revoit plus.
Il est un de ces personnages qu'on avait surnommé le roi des rouleurs, et que connaissaient tous les compositeurs de France et de Navarre. Celui-là n'y allait pas par trente-six chemins. Au lieu de perdre son temps à de fastidieuses demandes d'occupation, il s'avançait carrément au milieu de la galerie, et, d'une voix qui ne trahissait aucune émotion, il prononçait ces paroles dignes d'être burinées sur l'airain : « Voyons! y-a-t-il mèche ici de faire quelque chose pour un confrère nécessiteux ? » Souvent une collecte au chapeau venait récompenser de sa hardiesse ce roi fainéant ; souvent aussi ce cynisme était accueilli par des huées et des injures capables d'exaspérer tout autre qu'un rouleur. Mais cette espèce est peu sensible aux mortifications et n'a jamais fait montre d'un amour-propre exagéré.
Pour terminer, disons que le rouleur tend à disparaître et que le typo laborieux, si prompt à soulager les infortunes imméritées, réserve pour elles les deniers de ses caisses de secours, et se détourne avec dégoût du parasite sans pudeur, dont l'existence se passe à mendier quand il devrait produire.

Eugène Boutmy - Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

Une historiette de Béatrice


A propos des petits cadres, posés par-ci par-là parmi les livres.
« — Quel joli dessin! c'est votre boutique ?
— Oui, ma nièce l'a dessinée quand elle avait 8 ans.
— Et ce dinosaure est très drôle !
— Mon neveu, vous voyez ma famille regorge d'artistes en herbe !
— Et ce monsieur sur la photo ici, c'est votre père ?
— Ah non, lui c'est Samuel Beckett. »

 Cette historiette a été publiée pour la première fois en août 2011 sur le blog Feuilles d'automne

Cubilo

Cubilo : Poële.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

Une historiette de George

Un grand type entre, l'air jovial — mais du genre bipolaire en phase maniaque.
— « Bonjour ! Auriez-vous du Jack London ?
— Oui, je viens justement de rentrer quelques 10/18, regardez par là-bas.
— Ah, très bien [aucun regard vers l'étagère en question]. Et… du Jean d'Ormesson ?
— Attendez, je vais voir. »
Pendant que je farfouille dans les bacs de poches de drouille, je vois le gars compulser fébrilement (et sans ménagements, le saligaud !) sur le comptoir une belle demi-reliure de 1856 du Reisebilder de Heine que je viens de tarifer à 30 €, puis il sort trifouiller dans l'étalage extérieur et revient avec un roman Grasset au premier plat jaune un peu gondolé, prix d'origine 12 €.
— « Tenez, je vais vous prendre ça ! Mais vous pourriez pas me faire un prix ? Il est un peu défraîchi…
— Ben oui, c'est pour ça qu'il est à 2 €. »

Bon, après moult hésitations il l'a tout de même acheté.
C'est toujours ça de pris.

Avoir de l'uranium dans le greffier

Avoir de l'uranium dans le greffier : Être porté sur la chose.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

samedi 21 juin 2014

Un p'tit tour chez Emmaüs

Généralement, un libraire ne révèle jamais les endroits où il se procure les livres. Il craint que la concurrence ne s’abatte sur le lieu et le vide tel un nuage de sauterelles en Afrique subsaharienne. On pourrait volontiers faire une exception en citant Emmaüs. Vous en trouverez toujours un près de chez vous, plus ou moins garni de ce que vous cherchez.
Celui qui est à côté de chez moi possède un ancien hangar agricole bourré de livres. Il ouvre le samedi, le dimanche et le mercredi, il est à une petite dizaine de kilomètres de ma librairie.
Voici comment on procède pour y faire ses emplettes :
Rendez-vous une demi-heure voire trois-quarts d’heure avant l’ouverture devant la grille de la Communauté locale, à se geler ou cuire selon les saisons, histoire d’être bien placé. Rassurez-vous, vous ne marinez pas seul. Vous vous retrouvez avec des brocanteurs, des bouquinistes ou des mères de famille sans le sous et qui viennent habiller leurs mioches à peu de frais. On piétine, on lie conversation, parfois, rarement avec les gens qui sont dans la même branche, de choses très vagues en tout cas. Vers 14h25, la tension a monté d’un cran, on se masse contre la grille, on sent les starting-blocks qui frémissent sous les talonnettes. On se tait, on envisage l’adversaire potentiel.
Il va y avoir une longue course à faire.
14h30 : ouverture des grilles, c’est la ruée. Le sprint dure une centaine de mètre dans une ancienne ferme en forme de U. On fait attention à ne pas renverser les poussettes, à ne pas bousculer les quelques personnes âgées aussi.
14h31 : Arrivée dans le hangar en question, on grimpe au premier étage, là où sont censées se trouver les plus belles pièces.
Sauf que…
Sauf que je ne cours plus et que je ne vois pas un intérêt particulier à aller à cet étage pour un « chopin » potentiel ou simplement pour avoir la satisfaction d’être le preum’s.
D’abord, je dis bonjour aux membres de la Communauté qui s’y trouvent et je commence mon petit tour dans le hangar.
Lorsque l’on cherche, il convient d’être méthodique, commencer son tour en haut à gauche pour finir en bas à droite de l’entrepôt. On fait chaque rayon livre par livre. On réserve une main pour le tas de bouquins que l’on constitue au fur et à mesure de la progression entre les travées, l’autre pour retirer les ouvrages du rayonnage ou se moucher, car vous évoluez dans le royaume de la poussière. Lorsque votre bras fatigue, vous le déposez (le tas de livre, voyons !) au bureau au fond ou un membre de la Communauté vous le met de côté, et vous reprenez là où vous aviez abandonné.
Avec cette méthode, il faut faire fi des déconvenues. Tel sale type est passé devant vous avec une pile de Louis Guilloux que vous auriez pu prendre si vous étiez allé tout de suite devant le rayonnage où sont entreposés les Gallimard. Tel autre vient de prendre un tome d’Autour d’une vie de Pierre Kropotkine sans se soucier de prendre son pendant, or celui-ci est un bouquiniste… donc du métier, mais la chose n’a pas l’air de l’effleurer. Vous maugréez. Mais tant pis, vous prenez le tome qui reste, pour Kropotkine (une édition de 1921), pour les moments enchantés qu’il a procuré à sa lecture qui est moins un manifeste qu’un ouvrage d’une immense modestie. Ce tome II attendra sûrement longtemps son acquéreur.
Les heures passent, vous êtes toujours dans la poussière qui volète autour de vous. Peu vous chaut, vous n’avez pas mis de chemise blanche mais une vieille limouille de circonstance.
Au bout de la journée, la foule qui remplissait l’entrepôt s’est clairsemée. C’est le moment où, parfois arrivent quelques livres que des Compagnons ont été débarrasser dans la région. Un Gracq en édition courante, un livre sur la Maison du Docteur Blanche, etc. vont rejoindre le lot.
Ça y’est, vous êtes arrivé au bout de votre pérégrination entre l’espoir et la fatalité. Vous avez rempli un carton, voire deux. Ça vous coûte une trentaine, une cinquantaine d’euros, tout dépend. Vous y avez passé l’après-midi et vous êtes lessivé.
Mais content.
Oh ! Vous ne l’êtes pas vraiment pour ce que vous avez acheté mais parce que vous vous êtes prêté à une sorte de quizz sans buzzeur, exercé votre mémoire et votre sagacité à acheter quelques bouquins, lesquels ne constitueront pas les plus belles pièces de votre fonds, loin s’en faut. Seulement, vous les avez choisis, vous en ferez un descriptif, les insérerez dans vos listes, leur redonnerez une seconde chance. Dans le lot, vous avez récupéré une trentaine de numéros de la NRF des années 30, un livre de Jacques Bens, un autre de Dominique Rolin… rien de très bibliophilique, mais la librairie comme je la pratique est faite aussi de cela, de quelques ouvrages un peu moins huppés, mais dont le contenu est attrayant.
Comment ?
Je ne vous ai pas dit ou cet Emmaüs se trouvait ?
Ça va pas la tête ?

Quelques années ont passé depuis la rédaction de ce billet. Je ne retourne qu’exceptionnellement à cet Emmaüs puisque mon intérêt professionnel a désormais disparu et que mon accumulation de livres à des fins personnelles se fait plus ciblée. De plus, il me semble que la foule s’est densifiée, pouls inquiétant de l’état de crise durable que traverse notre société où l’on a aménagé aux plus pauvres une sorte de niche précaire qui est la fable de « l’auto entrepreneur ». Ainsi, il y a de plus en plus de monde à acheter pour revendre : de tout, du n’importe quoi et pour ce qui concerne les livres vraiment du n’importe quoi… au point qu’il est encore possible de trouver de très bon livres délaissés par ignorance. C’est un système qui s’autodétruit car le gisement de livres d’occasion est en train de s’épuiser de par la grande quantité de revendeurs en concurrence. Les seuls à gagner de l’argent sont les sites de ventes par internet et les organisateurs de vide greniers, illustrant l’adage que « c’est toujours le croupier qui gagne ». Naturellement, je commente ce que je connais, à savoir la vente de livres. Peu importe, d’ailleurs. Parce que la politique publique continue de nous faire croire que, selon feu Raymond Barre, « Les chômeurs n’ont qu’à créer des entreprises », continuité logique du slogan de Guizot, de plus en plus de personnes dans la dèche se bricolent une vie de merde sur un petit praticable à attendre le clille sur le bord du trottoir, fût-il virtuel. Le fait est que cette précarisation est désormais fortement intégrée, admise aussi bien par nos concitoyens que par l’État qui a organisé ce gigantesque bouclard. Tout à coup, je me déclare soulagé de ne plus en faire partie, de ne plus courir et de tenter de penser dans un autre sens. De ces passages à Emmaüs, me reste la mémoire des hommes qui s’y trouvaient, de ce type, marqué et mutique que je ne revis plus presque du jour au lendemain, mort brutalement, de ces personnes détruites par l’alcool, des accidentés de toute sorte. Peut-être trouveront-ils la force de dire « merde », le début de la dignité, ce qui manque à tant de nous, à jouer au marchand…

La première partie de ce billet a été publiée en juin 2008 sur le blog Feuilles d'automne

Cul

Cul : Homme bête et grossier.

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

Cul : Derrière. Avoir un beau cul, etc.

Cul : Homme bête et grossier; Ex. : Quel cul, ce mec-là !

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l'argot moderne (1953)

Cul
:
En tant qu'appât érotique.

Quand on va boire à « l'Écu »,
N'faut pas tant tortiller des fesses,
Quand on va boire à « l'Écu »,
N'faut pas tant tortiller du cul.
(Rétif, chanson citée dans les Contemporaines.)

Remuer le cul ou lever le cul : Pratiquer l'acte de chair.

Je te désire autant décus
Qu'on remue à Paris de culs

(Cabinet satirique)

Blaise et Margot à merveille
Ensemble ont toujours vécu ;
Blaise hausse la bouteille
Et Margot lève le cul.
(Collé.)

Marie-François Le Pennec : Petit glossaire du langage érotique aux XVIIe et XVIIIe siècles (1979)

vendredi 20 juin 2014

Où le Tenancier pense très fort à quelqu'un (mais ça peut très bien s'appliquer à pas mal de monde)

[…] Entendre chanter une personne enrouée, voir danser un paralytique, cela est pénible : mais surprendre une tête bornée en train de philosopher, la chose est insupportable. Pour dissimuler leur manque d’idées réelles, beaucoup s’abritent derrière un appareil imposant de longs mots composés, de phrases creuses embrouillées, de périodes à perte de vue, d’expressions nouvelles et inconnues, toutes choses dont le mélange donne un jargon d’aspect savant des plus difficiles à comprendre. Et, avec tout cela, il ne disent rien. On n’acquiert aucune idée, on n’accroît aucunement sa connaissance, et l’on doit se contenter de dire en soupirant : « J’entends bien le claquet du moulin, mais je ne vois pas la farine. » Ou bien l’on constate que trop clairement quelles idées pauvres, communes, plates et rudimentaires, se dissimulent derrière l’ambitieux pathos. Oh ! si l’on pouvait inculquer à ces philosophes pour rire une notion du sérieux redoutable avec lequel le problème de l’existence s’empare du penseur et l’ébranle jusqu’au plus profond de son être ! Alors ils ne pourraient plus être des philosophes pour rire, élucubrer sans sourciller des bourdes vaines comme celle de l’idée absolue ou de la contradiction qui doit exister dans toutes les notions fondamentales, ni se délecter avec une satisfaction enviable de noix creuses telles que celles-ci : « Le monde est l’existence de l’infini dans le fini » et « l’esprit est le réflexe de l’infini dans le fini » etc. Ce serait fâcheux pour eux ; car ils veulent absolument être des philosophes et des penseurs tout à fait originaux. Or qu’un cerveau ordinaire ait des idées non ordinaires, cela est juste aussi vraisemblable qu’un chêne produisant des abricots. Mais les idées ordinaires, chacun les possède lui-même, et n’a que faire de les lire. En conséquence, comme il s’agit en philosophie seulement d’idées, non d’expériences et de faits, les cerveaux ordinaires ne peuvent rien accomplir sur ce terrain. Quelques-uns, conscients de la difficulté, ont emmagasiné une provision d’idées étrangères le plus souvent incomplètes et toujours plates, qui dans leur tête, ajoutons-le, courent sans cesse [le] danger de se volatiliser uniquement en phrases et en mots. Ils les poussent ensuite en divers sens et cherchent à les accorder les unes avec les autres comme des dominos. Ils comparent ce qu’a dit celui-ci, puis celui-là, puis un autre, puis un quatrième encore, et s’efforcent d’y voir clair. On essaierait en vain de trouver chez ces gens-là une vue fondamentale solide reposant sur une base apparente, c’est-à-dire absolument cohérente, des choses et du monde. Aussi n’ont-ils sur rien une opinion nette ou un jugement fermement établi ; mais ils tâtonnent comme dans le brouillard, avec leurs idées, leurs vues et leurs exceptions apprises. Ils ne se sont en réalité consacrés à la science et à l’érudition que pour les enseigner eux-mêmes. Soit. Mais, alors, au lieu de jouer au philosophe, ils doivent au contraire apprendre à séparer le bon grain de l’ivraie.

Schopenhauer : Contre la philosophie universitaire (1851)

Oie

Oie

Petite oie : préludes à l'acte de chair.

Menu détail : baisers donnés et pris,
La petite oie : enfin ce qu'on appelle
En bon français les préludes d'amour
La Fontaine, Contes.)

Ce souper s'est très bien passé; les demoiselles ont empoché chacune trois louis, et on s'en est tenu simplement à la petite oie. (Inspect. de Police)

Marie-François Le Pennec : Petit glossaire du langage érotique aux XVIIe et XVIIIe siècles (1979)

Comme un sac de vêtements

De Sagan, je ne garde au travers mes longues années dans le livre et spécialement en librairie qu’une vague indifférence vis-à-vis d’une littérature qui ne me ressemblait pas. Je n’en ressentais ni affection ni haine particulière, me contentant de pointer la parution d’un Sagan de temps à autre et d’attendre un lectorat qui était à peu près de la même génération de l’écrivain. Tout au plus, lorgnant de temps à autre dans les ouvrages en quête d’une impression surgissait cette espèce de stupeur devant ce romanesque un peu décalé par rapport à des goûts personnels vraiment différents. Bref, de la dame, je retenais l’interview de Desproges, sa façon de débagouler les mots qui vaut encore un souvenir amusé de Jean Rochefort, sans doute cette fragilité et ce doute intérieur qui me la ferais choisir de toute façon au crapaud métaphysique durassien. Bref, Sagan faisait l’objet d’une sorte de respect distant et un désintérêt complet de ma part pour ce qui était de sa littérature. Pourtant, il faut bien un jour revenir sur certaines impressions, même si elles ne constituent qu’une concession en marge d’une opinion assez bien établie. Ce revirement un peu marginal survint lorsqu’un client, il y a quelques années, commanda un recueil de textes courts rédigés par elle et qui s’intitulait Avec mon meilleur souvenir. Si la thématique était reconnaissable et jouée d’avance à mes yeux (La vitesse, Saint-Tropez, Billie Holiday, etc.), un seul texte retint mon attention, celui consacré à Orson Welles. Qui ne se souvient pas du grand Orson cadré serré lors d’une conférence, ce regard, cette masse qui prend chair devant notre écran ? La tentation du télescopage entre Sagan et lui était évidente et elle sut en profiter sur ces quelques feuillets, comme dans ce passage :
« Ce jour-là, après m’avoir donc trimbalée comme un sac de vêtements à travers toutes les avenues de Paris et les Champs-Élysées, il finit par m’asseoir sur une chaise pour déjeuner avec deux amis à lui. Il mangea comme un loup, rit comme un ogre, et nous finîmes tous l’après-midi dans son appartement du George V où il avait atterri après maints ravages dans les autres palaces de Paris. Il marcha de long en large, parla de Shakespeare, du menu de l’hôtel, de la bêtise des journaux, de la mélancolie de quelqu’un, et je serais incapable de répéter une de ses phrases. Je le regardais, fascinée. Personne au monde, je crois, ne peut donner autant l’impression du génie tant il y a en lui quelque chose de démesuré, de vivant, de fatal, de définitif, de désabusé et de passionnel. J’eus simplement un instant de terreur quand il nous proposa brusquement de partir l’heure suivante à Valparaiso, justement. Je me dirigeai donc vers la porte pour aller chercher mon passeport (abandonnant là un deuxième foyer conjugal, un enfant, un chien, un chat, non pas dans des intentions coupables mais simplement parce que Welles était irrésistible et que le moindre de ses souhaits devait être évidemment exaucé). Dieu Merci, ou tuedieu, le téléphone sonna, lui rappela qu’il devait partir pour Londres, et Valparaiso tomba à l’eau ou y resta. »
Si jamais vous tombez sur ce recueil, il ne sera peut être pas nécessaire de l’acheter, ce sera à votre bon cœur, mais allez voir ce qui est dit entre la page 99 et la page 110. Et peut être que, comme moi, Sagan remontera dans votre estime pour vous avoir montré le grand Orson tel qu’on aurait voulu le voir.
Et tant pis si ce n’est peut être pas vrai. 

Poivrot

Poivrot : Ivre — Forme de poivreau.

Quand qu'alle rapplique à la niche
Et qu'nous sommes poivrots,
Gare au bataillon d'la Guiche !
C'est nous qu'est les dos.
(Richepin)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881

jeudi 19 juin 2014

Devinette / Vanne pourrie

Quelle est la devise de Marcel Proust(*) adoptée par le Cartel de Medellin ?

(Le gagnant n'aura pas d'abonnement à la Vie du Rail)

____________________
(*) On m'avise dans l'oreillette qu'il s'agirait en fait d'un dénommé Stendhal...

mercredi 18 juin 2014

Poivreau

Poivreau : Vol commis par un poivrier. (Rabasse)

Poivreau : Ivrogne. — De poivre. — « Je me pique trop le nez, je préfère en finir avec mon existence. Ce sera un poivreau de moins. » (Moniteur, 10 septembre 72)

Lorédan Larchey : Dictionnaire historique d'argot, 9e édition, 1881


Poivreau, s. m. : Ivrogne. Le mot poivreau tire évidemment son origine du poivre, que certains débitants de liquides ne craignent pas de mêler à l'eau-de-vie qu'ils vendent à leurs clients. Ils obtiennent ainsi un breuvage sans nom, capable d'enivrer un boeuf. Que d'anecdotes on pourrait raconter au sujet des poivreaux ! Bornons-nous à la suivante : Un poivreau, que le « culte de Bacchus » a plongé dans la plus grande débine, se fit, un jour entre autres, renvoyer de son atelier. Par pitié pour son dénuement, ses camarades font entre eux une collecte et réunissent une petite somme qu'on lui remet pour qu'il puisse se procurer une blouse. C'était une grave imprudence; notre poivreau, en effet, revient une heure après complètement ivre.
— Vous n'êtes pas honteux, lui dit le prote, de vous mettre dans un état pareil avec l'argent que l'on vous avait donné pour vous acheter un vêtement?
— Eh bien! répondit l'incorrigible ivrogne, j'ai pris une culotte.

Eugène Boutmy - Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883

mardi 17 juin 2014

Spinoza et la connerie

« Spinoza soutient que le Mal n’est rien, pure négation, comme l’Erreur, du moins sous le regard de Dieu. Il ne parle pas de la connerie, je le regrette, sinon sous une forme diluée. Tout Spinoza qu’il fut, il passa à côté de ce problème capital. Une lecture approfondie de l’Éthique montrerait que cette œuvre-miroir recèle un angle mort, un point aveugle. Où est le point de vue du con ? Où le regard qui ne se voit pas lui-même et ne se voit pas se voir ? La Substance, cette grosse baudruche. Il faudrait reprendre ça. Je ne me porte pas candidat. »
 
Georges Picard : De la Connerie (José Corti, 1994)

lundi 16 juin 2014

Vanne pourrie

Grand baroudeur, Ernest s'intéressait beaucoup à la Chine moderne mais demeurait fort laconique lorsqu'on le questionnait sur des époques plus anciennes :
— « Et Ming ?
— Ouais… » 

George WF Weaver

Polope !

Polope ! : Attention.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)

jeudi 12 juin 2014

Une défense de Godard

J’avais soumis le texte de Benayoun, reproduit ici, à Jean-François Cassat, philosophe et amateur de Godard. Voici ses brillants commentaires que j’aurais beaucoup regretté de ne pouvoir reproduire. J’ai eu grand plaisir de lire cette contradiction… Elle fait suite à une conversation et à la transmission de l'article de Positif il y a quelques temps, il ne tient par conséquent pas compte de l’actualité et c'est tant mieux. J'ai respecté la typo de l'auteur pour les titres et les noms.
 
Quelques remarques à propos de Godard et des Rhinocéros …
(à partir d’un texte de R. Benayoun paru dans la revue « Positif » en 1966).
 J.F. CASSAT, Décembre 2013.
 
 
1959/1960 : « J’ai oublié ma brosse à dents », dit-elle. Quel début que cette phrase idiote en apparence dans la bouche d’une femme sibylline qui, à peine sortie de la voiture de son amant officiel, vient rendre visite à son fantôme de héros - que d’ailleurs elle a téléphoniquement livré à la Police. Premier Godard connu. Premier meurtre inaugural. Première allusion aux films dits de « série B ».
Parmi ceux que le cinéma concerne, cet énoncé presque terminal d’À bout de souffle, qui précède de peu, dans l’ordre du montage, l’assassinat bâclé qui conclut le film, sonne comme un consternant message prononcé par une Jean Seberg insaisissable à destination d’un Belmondo lippu fraîchement descendu de ses rings de boxe pour traîner sa dégaine dans les sphères du septième art. Volonté subversive ? Mise à l’épreuve de quelque vérité nouvelle ? Désacralisation d’un art capable d’élaborer le mystère dans l’alchimie de l’espace et du temps ? De quoi s’agissait-il donc dès le départ autour de ces silhouettes stériles à peine sorties des limbes : Marionnettes insalubres échappant à l’imagination d’un ethnologue introverti ? Ou bien figures démonstratives annonçant un new âge ? Ces questions pointent l’ambiguïté qui caractérisera toute l’œuvre ultérieure de Godard, qu’il serait pourtant impossible de réduire aux artifices d’une prétention savante, ou de résumer à un ésotérisme décidé.
En ces temps pas si lointains pour certains, une forte fièvre hantait les salles obscures : les règles de la narration évoluaient (montage syncopé, caméra à l’épaule etc.), se reformulaient (par allusions, litotes, citations), ou bien mutaient dans un bouleversement de langage, dont les exemples littéraires avaient ouvert la voie. Cette volonté délibérée de défaire les genres et d’estomper les références au nom de nouvelles exigences, Godard en témoignait d’emblée par sa prétention à réinscrire le cinéma dans le paysage émergeant où les drugstores et les voitures (américaines notamment) devenaient des références centrales de la civilisation urbaine. Dans le même temps, la crédibilité du héros s’étiolait ou s’évaporait.
Cette annonce de radicalité - factice selon les uns, opérante pour les autres - , explique en partie le retentissement considérable du film et sa notoriété qui se traduisait, dès sa sortie, dans l’alternance des panégyriques et des condamnations aux gémonies. Entre éloges et exécration, Godard n’était pas encore ce créateur d’arrière-cour et d’arrière-pensée qu’il deviendrait par la suite dans les cercles cinéphiles. C’était plutôt ce grand oiseau austère perché sur une patte comme en témoigne la photographie où il apparaît en compagnie de G. De Beauregard, son producteur, longtemps affichée dans un cinéma de Saint Germain des Près.
 Il affirmait les droits d’une intellectualité conquérante, et l’on dénonçait déjà ici ou là sa pédanterie d’héritier. Surtout quand il citait Merleau-Ponty et Husserl, pour leurs recherches philosophiques sur le thème de la « foi perceptive ». Mais les snobs des cafés parisiens, pour agités qu’ils fussent, ne l’avaient pas encore transformé en saint, voire en martyre, de la modernité. Il est vrai qu’en dialogue avec les grands maîtres (en Europe : Bergman, Antonioni, Fellini), et avant l’essor médiatique d’aujourd’hui, le nouveau cinéma se développait dans les chapelles et les cryptes. Si bien que le partage esthétique demeurait religieux, tant en séparant qu’en rassemblant. Il y allait de ce que Merleau-Ponty avait, dès 1945, interrogé, entre peinture et cinéma : de la « chair des images » (pour reprendre le titre du récent travail de Mauro Carbone, qui en explore les enjeux ontologiques). Dans un petit monde complaisant à l’égard des sentences germanopratines, mais encore relativement avare d’images, sinon de signes, le cinéma cultivait l’imaginaire, lui donnait corps, et réaffirmait ce qu’il avait toujours été depuis au moins « l’Age d’or » et « Entracte »: un lieu d’exclusion ou de communion, comme l’avait été le théâtre pour la cité grecque. Dans ce contexte de polémique et d’assomption, la passion de Godard pour l’ethnographie (qu’il étudia, un temps, à la Sorbonne), était trop oubliée, ainsi que son intérêt pour D. Vertov ou Jean Rouch. A peu près seul, semble-t-il, Luc Moulet écrivait dans LES CAHIERS d’Avril 1960 : « A bout de souffle, c’est un peu « Moi, un blanc », ou l’histoire de deux «Maîtres fous ». Le travelling devenait-il pour autant une affaire de morale ? Ou bien ces images presque désincarnées et surchargées de références, enfermaient-elles dans un sépulcre intellectualiste le présent qu’elles prétendaient exprimer ?
 
1965 : Même ambiguïté, mêmes célébrations, mêmes anathèmes, pour « Pierrot le fou ». Voici qui nous reconduit à l’écrit de R. Benayoun, étincelante diatribe !
 Même si ce texte, peu argumentatif, précipite les allusions et les métaphores, il semble se développer comme un feu d’artifices dont le bouquet final laisse un peu groggy. C’est un obus festif dont les gerbes partent à l’assaut du ciel noir de la bêtise. Toujours en face, la bêtise, sur le front opposé, et vive l’offensive ! et même l’avant-garde !
Offensive jubilatoire qui semble se développer sur deux lignes en même temps. D’une part, les cas pathologiques : Godard donc. Avec en filigrane pernicieux un certain Céline : maladie collabo. Aragon (le directeur des Lettres Françaises ayant adoubé le cinéaste) : maladie Staline. Plus le cas subliminal de Malraux que Benayoun déteste (sans l’avoir compris, mais peu importe).
 Maladie : De Gaule. Sur ce point, le diagnostic médical est sévère, mais uniquement d’ordre politique. On attend l’ordonnance…
Cependant, et pour aller à l’essentiel, il y a plus encore, et de quoi retenir l’attention éparpillée par tant de brillantes allusions (le public décrié n’en peut mais) : Godard serait aussi atteint de la plus insidieuse de nos maladies morales, de la moins pardonnable de nos infections politiques : il serait sournoisement porteur du virus de l’ « anarchisme de droite »… Or, il ne s’agit pas seulement de contester cette catégorie étiologique, qui fait débat chez les historiens (peu enclins à l’accepter, si l’on en croit un P. Ory qui en a retracé la genèse)…Mais de savoir si possible de quoi on parle. Il se pourrait que l’erreur de diagnostic soit flagrante. Oui, docteur.
Il s’agirait en fait de tout autre chose : et notamment (aujourd’hui) de revenir aux étapes par lesquelles, avant 1968, puis dans les années immédiatement suivantes, Godard affirmera son projet de « faire politiquement du cinéma », ce qu’il avait d’ailleurs commencé dès le départ, mais sans fanfaronner. En effet, il n’a jamais cessé, au grand dam de ses pourfendeurs, de chercher à intégrer certains apports des sciences humaines dans sa dénonciation de la société marchande (et de la prostitution). Dès 1962 par exemple dans un long plan-séquence de Vivre sa Vie, le philosophe Brice Parain, traducteur de Platon, évoque, à demi-mots, dans la lumière oblique d’un bistrot, la problématique du « Sophiste », pour une Anna Karina aérienne et prostituée… Premier café philosophique, ou réduction de la pensée à des propos d’arrière salle ? Ambiguïté, toujours. Cependant cette allusion symptomatique range Godard du côté des sophistes ce qu’il est en effet, puisqu’il s’efforce de travailler sur une certaine lisière, celle des langages, et du côté de ceux qui scrutent la frontière incertaine des images, des signes, et du monde social. A partir de l’exemple précédent, on doit refuser l’hyperbole qui fait de la prostitution le « premier métier du monde », et le symbole de tout travail. C’est la sophistique de Godard. Mais on doit aussi reconnaître l’intelligence d’une démarche qui cherche à interroger autrement le politique, dans les sables mouvants de la relation sociale, du jeu des pouvoirs, l’éclat des gestes et l’essor des paroles, la lumière des visages ou le poids des attitudes. Il est d’abord question de cela chez le Godard cinéaste, monteur, metteur en scène. Ce qui n’est pour certains que parodie et bavardage, relève en fait d’une exploration sensible de la relation humaine et de l’artifice social. Et plus particulièrement, d’un soupçon sur le corps colonisé par le discours : l’art, fût-il simple montage, est une occasion privilégiée, qui nous invite à démonter tous les artifices, à aimer ou à décevoir l’illusion du monde imaginaire pour mieux appréhender notre condition. Ainsi, le langage, verbal et non verbal, désigne autant un destin qu’il qualifie une expérience : dans cette bifurcation signifiante où l’humain s’affirme, et parfois se dissout, la vérité, ne peut que se « mi dire » ( selon l’expression de J.Lacan).
Il serait donc, répétons- le, très faux de faire de Godard le Monsieur Jourdain assumant la prose d’un monde sans esprit, ou le faux prophète ouvrant des livres sans les comprendre (comme Michel Piccoli dans sa baignoire, lisant Elie Faure, cf : Le Mépris). Godard questionne le monde, les apparences, le temps, celui qu’il fait dans les rapports humains, celui qui passe dans une Histoire opaque. Il encourage la pensée critique jusque dans les parodies de narration tantôt allant jusqu’à un fatras informel, tantôt s’égarant à grand renfort de développements discursifs qui échappent aux codes.
Ainsi le texte de Benayoun me semble-t-il simplement « magnifique », mais au sens romain du terme : inspiré par une rare intelligence poétique, porté par une plume étincelante, il a fait date dans l’intéressante polémique entre les Cahiers et Positif. Mais il cède aux facilités du dénigrement et me semble passablement à côté du sujet.
L’erreur de diagnostic apparaît à mon sens beaucoup mieux, presque cinquante ans après ; Godard était bien à la recherche de nouvelles formes d’expression, et, mutatis mutandis, continue de retenir l’attention de bien des jeunes cinéastes. Que son œuvre reste marginale ou minoritaire importe peu : comme l’avaient fait Deleuze et Guattari dans leur éloge de la « littérature minoritaire », il me semble que nous aurions besoin, aujourd’hui, d’un éloge du « cinéma minoritaire «.
Ensuite, parce qu’une œuvre ne peut s’apprécier ni par ses commanditaires, ni par son public, mais en elle-même, dans sa signifiance propre. A ce compte-là Michel Ange et Raphael, mais aussi la plupart des grands peintres, seraient des « collabos » de l’Eglise, du pouvoir, du régime social de leur temps…
Enfin parce que le surréalisme cher à Benayoun, et qu’il propose sur l’ordonnance, a lui-même dérivé vers un académisme de l’image, et après sa période vive, dégénéré en système, s’égarant dans l’esbroufe (Dali) ou le culte du coq à l’âne cher à certains scénaristes, voire publicistes : remède contestable. Ce qui fait que même Bunuel ne peut être exempté des symptômes précédemment décrits : catatonie et régression décourageant l’intelligence, d’autant que son œuvre tardive, sortie des ciné-clubs de professeurs, s’est épanouie « sous latitudes exotiques des Champs Elysée ». Faut-il le regretter ?
 
Mais c’est une autre question que celle, évoquée plus haut, de la « chair des images » : et de ce que Godard par ses innovations me semble avoir ici apporté avec talent, soit qu’il convoque des acteurs désincarnés (JP. Léaud, J. Yanne,) ou des figures de la mode brusquement privées de leur aura médiatique (J. Halliday, J. Dutronc). Soit qu’il explore la pénombre, ou suive un navire qui va (comme dans le bavard mais magnifique : « Film/Socialisme », dernière œuvre, à ma connaissance, à être diffusée dans les salles parisiennes)… où la notion de personnage disparaît presque. Tout est ici à la fois risqué et délibéré. Dans une grande confusion du sublime et du dérisoire.
Il est toujours apparu à un public attentif que Godard détournait les pouvoirs du cinéma vers une forme d’interrogation philosophique. Étrange mixte de la métaphysique et du show biz : nous y sommes. Laissons à Godard le soin de perturber nos récits, d’en inventer les formes.
Adressons lui la question – celle de l’Étranger dans le dialogue de Platon : « De quel côté faut-il tourner sa pensée si l’on veut se faire une idée claire et solide de l’être ? » (Sophiste, 250, d).
A cette aune et pour un lecteur oublieux, la potion serait autre. 
Il pourrait s’agir, par exemple, de découvrir à nouveau, « Je vous salue, Marie ! » (film de JLG, 1985).
 
J. F. C.

Ciné

Ciné : Cinéma. Ex. : Aller au ciné. On dit aussi : Se rendre au cinéma cochon.

Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l'argot moderne (1953)

Jean-Luc fait (encore) des siennes

Cela faisait longtemps que Jean-Luc Godard ne m'avait pas fait rigoler. Lorsqu'il trouve que Marine Le Pen devrait être premier ministre du Gouvernement Hollande, nous retrouvons ce qui a été pressenti il y a presque cinquante ans par un article à la teneur prémonitoire que je prends la liberté de reproduire ci-dessous. Je ne sais pas pour vous, mais entre la commémoration de Duras, et la saillie quelque peu flaccide de Jean-Luc, je crois que nous sommes dans une configuration astrale exceptionnelle...
  
Pierrot le Fou

Au moment où la critique française, littéralement terrorisée par une rhinocérite aiguë, se roule au sol dans un compromis musical entre la crise de nerfs, le caprice, le pâmoison, le mal de Parkinson, le nirvâna et la colite, nous sommes heureux, à Positif, de posséder, contre cet épuisant fléau, un antidote foudroyant qui est en vente dans nos bureaux pour le prix modique d’un article d’Aragon.
N’en déplaise aux quelques belles dames emperlousées qui s’en viennent parfois, yeux révulsés et les orteils en vilebrequin, me confier brutalement que Jean-Luc Godard, Zarathoustra du mégaphone, leur procure, sans suite fâcheuse, les joies identifiables de la conception, je n’ai pas encore trouvé chez cet auteur, au timbre ferme, l’équivalent de l’éclair fugitif d’intelligence qu’on remarque dans certains états comateux au soixantième jour de sérum.
« Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ! », ce résumé glorieux du programme intellectuel de Jean-Luc, ânonné dans Pierrot le Fou par une Karina ramenée au perroquet, devient un Évangile de la régression. Le processus de répétition, de morne plaquage, de mise bout à bout, que quelques très ratatinés bas-bleus on le front d’appeler collage, est devenu l’hilare système de pensée de notre actuel régime castrateur, où le fourre-tout, méthode favorite d’André Malraux, engendre chez nos maîtres à penser une catatonie toute voisine de la momification. Godard, en assemblant un puéril scrapbook de calembours, de réflexions stupides empruntées à ses amis, et de bonnes pages cérébrales, passe pour dominer un matériel qui, en fait, le domine, lui, et devient le lauréat gaulliste d’un cinéma-drugstore, ou self-service, qui représente obstinément la France dans les Festivals internationaux (puisqu’il fabrique désormais un film par festival). Il n’y a plus de choix possible, on nous le dit en toute démagogie : ce sera Godard ou le néant (1).
Personnellement, je ne vois là aucune alternative. Il y Godard (autrement dit le Néant) et il y a, d’autre part, un certain cinéma français qui va de Malle à Cavalier, en passant par Enrico, Jessua, Resnais, Marker, Allio, Gatti et que l’on peut facilement définir comme l’anti-Godard, sur le plan intellectuel comme sur, je m’excuse, le plan moral.
En effet, au moment ou Jean-Luc, après des intermèdes moraviens ou pseudo-dreyeriens, s’en retourne à sa bonne période extrémiste du Petit Soldat ou des Carabiniers, il semble difficile de soutenir, comme l’on fait parfois, que ce Suisse indécrottable souffre d’un complexe d’indifférentisme qui le rend imperméable aux nuances de la politique. Je sais que l’élite papillonnante de notre capitale qui trouve dans le confusionnisme l’échappatoire et le vague exquis une sorte d’excitant, voudrait accréditer la notion d’une sphère irresponsable et avec de délicieux gros mots à flatter son mépris du contenu, et sa peur atroce du signifiant. Serait-il bouché à l’émeri (ce que je ne crois pas entièrement), il lui reste encore des réflexes révélateurs : celui, par exemple, de résoudre tout par l’ascendance de la force brutale : Pierrot et sa compagne traversent la France en dévalisant ou assassinant pratiquement tout le monde. La liberté qu’on vante tant chez lui n’est revendiquée que pour les cadavres, et l’anarchie « de droite » consiste à revendiquer le monde en tant qu’objet, terrain de manœuvres activiste, ou carton de cible. La fascination de Godard pour les armes à feu, les « bang ! bang ! » et le geste éliminateur (pouvant servir de conclusion à pratiquement tout situation donnée) ne traduit pas seulement sa puérilité, mais ce goût destructeur indiscriminé des imaginations stériles, chez lesquelles elle remplace toute activité créatrice réelle, toute générosité.
Ce niveau infantile cultivé artificiellement dans l’ombre de Céline, est à la foi un alibi et une facilité. L’emploi inoffensif des jeux de mots du genre « Allons-y, Alonzo » cache des détournements plus hypocrites. Godard déprécie les bandes dessinées dans le même sens que les tableaux militaristes en « comics » du peintre Roy Lichtenstein(2). Dans son recours aux Pieds-Nickelés, il raye à fort bon compte une image souriante des forces libertaires, au profit de Pierrot, personnage veule, bas, dénué de charme et dont l’inconscience est poussée jusqu’à l’aphasie mentale, même si, par pur snobisme on lui fait lire Elie Faure ou déclamer Lorca. De même l’anecdote poujadiste sur les cosmonautes russo-américains, qui renvoie commodément (comme dans Alphaville) le communisme et le capitalisme dos à dos, l’allusion complaisante aux gaietés de la baignoire, le sketch minable de Belmondo et Karina sur la guerre du Vietnam, se parent des attributs de l’imbécillité, milieu ambiant de Jean-Luc et de ses laudateurs, mais révèlent un certain nombre de nostalgies, certes végétatives, mais qui dépassent de beaucoup le stade de l’embryonnaire.
J’ai parlé de Céline. Dans l’admiration que Godard voue à ce cabot surestimé, il y a le vœu secret de pouvoir faire passer, si j’ose dire, dans le mouvement de déballage pêle-mêle de tout ce qui se présente à lui sur le plateau ou dans les quotidiens, une certaine idée de l’automatisme, bref à fabriquer de la spontanéité, dans un recours filmé au happening dont on sait qu’il est le recours ultime des ratés qui sabotent l’art pour n’avoir pas à l’approcher. Or l’automatisme, les surréalistes l’ont bien prouvé, n’est pas à la portée de tous les inconscients. Pour le pratiquer, il faut être poète, on ne devient pas poète en le pratiquant. Le cinéma de Godard, c’est le cinéma de quelqu’un qui cherche sans trouver (Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve. »), et qui remplace l’appréciation de la trouvaille par une jubilation de l’inaccompli et du salopé, laquelle n’existe que chez les partisans de l’ordre, de l’académisme et de l’officiel.
Á ce propos, il faudrait tout de même que l’on explique à Aragon que, dans le vrai « collage », l’image poétique ne se forme qu’à partir de deux réalités distantes, lesquelles se situent l’une l’autre, selon une dialectique secrète inaccessible à un simple manieur de ciseaux. Faire un collage, ce n’est pas coller n’importe quoi, n’importe où. Si on peut parler de collage à propos de la séquence finale de Duck Soup ("Á la Rescousse !"), ou à propos de la carte postale des Champs-Élysées dans La Mort en ce Jardin, on verra dans les deux cas une image-choc reproduire, non par la force du montage, c'est-à-dire de la « collure », mais par le choix de deux, ou plusieurs réalités en totale rupture, et qu’éclaire une vraie conscience de l’absurde et de l’irrationnel. Á l’ère du Traité du Style, Aragon eût pu apprécier ce genre d’illumination poétique, mais l’actuel Aragon est à la mesure du Delacroix que Baudelaire velléitaire, il s’est ridiculement choisi dans une page mémorable et burlesque. Les faveurs d’un grand « diminué » de la littérature ne manquent pas de pathétique, il est bien vrai. Le titre de gloire, en 1965, le vrai certificat d’authenticité intellectuelle, ce serait de n’être pas compris par Aragon.
Á ce jour, les films de Godard représentent une inadéquation complète de l’homme au matériel hétéroclite qu’il prétend manipuler au petit bonheur, une prise de parole basée sur la certitude sereine de n’avoir rien à dire (ce n’est pas en parlant que l’on devient causeur), un désir rétrograde de faire passer l’intelligence et la responsabilité au rang des accessoires ornementaux ou superflus. Godard, qu’il veuille faire du chic et du joli avec de l’incompris et du refoulé, incarne un tripotage particulièrement lamentable des formes expressives, une déchéance du goût, de l’analyse et de la conscience qui pouvait faire croire à une crise de l’entendement, si elle affectait autre chose qu’une coterie gesticulante et démultipliée, celle qu’on catalogue dans le « Tout-Paris » parce qu’elle s’étourdit de son propre bruit, et que l’on peut doter, comme dit Ducasse, d’une notable quantité d’importance nulle. Á Venise, Pierrot le Fou faisait ce qu’on appelle, charitablement, un bide. Les moyens d’intimidation qui fonctionnent sous les latitudes exotiques des Champs-Élysées n’y ont encore conditionné que les cerveaux mous et les défectueux du bout de gras. Il est vrai que ces derniers ont le coup de téléphone plus rapide que la fusée Diamant, et le cri plus strident que le Mystère à réaction. Mais Etaix et Chabrol nous enseignent un sain usage des boules Quiès. Installons-nous tranquillement dans la cybernétique à venir : 3 films par an, 3 festivals, 3 grands prix à dormir debout pour les jurés, 33 articles utilisant 3.333 épithètes dithyrambiques que nous livre Littré, 33 titres interchangeables pour les tableaux que cite Louis Aragon, 333 orgasmes pour Cournot. Qui se lassera le premier ? Je me pose la question avec l’angoisse fébrile, l’œil hagard et le sérieux d’Albert Neumann.
 
PIERROT LE FOU , France, 112 mn, 1965. Réalisation et scénario : Jean-Luc Godard, d’après Lionel White. Chef opérateur : Raoul Coutard (Techniscope et Eastmancolor). Musique : Antoine Duhamel. Montage : Françoise Colin. Interprètes : Anna Karina (Marianne), Jean-Paul Belmondo (Ferdinand), Dirk Sanders (Le Frère), Raymond Devos, Roger Dutoit, Samuel Fuller. Production : G. de Beauregard. Distribution : S.N.C.

Robert Benayoun, in : Positif n° 73, Février 1966
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Notes :
 
(1) Le parallèle s’arrête là : il n’y a point de gauche (hors Positif) pour faire face au lauréat d’Etat. On sait que les Lettres Françaises, depuis belle lurette, sont devenues le dernier bastion de la réaction. L’Observateur est devenu l’aile droite des Cahiers du Cinéma et France Nouvelle, pour ne pas chagriner de bon Louis A., censure Casiraghi, son correspondant à Venise, qui éreintait Pierrot le Fou avec une insistance fâcheuse.
 
(2) Ce dernier s’exprime volontiers à la Jean-Luc Godard : « Je ne prends pas très au sérieux les prototypes fascistes, et je les utilise pour des raisons purement formelles. » (Art News, nov. 1963)

Cinoche

Cinoche : Le cinéma.

Géo sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l'argot moderne (1953)