jeudi 30 avril 2020

Une historiette de Béatrice

Les gens lisent moins, non ?
Les jeunes ne lisent plus, hélas.
Et vous avez lu tout ça ?
Vous faites un beau métier.
Qui lit les classiques aujourd'hui ?
Et vous arrivez à vous y retrouver ?

mercredi 29 avril 2020

10/18 — Catherine Breillat : L'homme facile




Catherine Breillat

L'homme facile


n° 875

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Volume simple

120 pages (128 pages)
Dépôt légal : 2e trimestre 1974
Achevé d'imprimer 5 juin 1974


(Contribution du Tenancier)
Index

lundi 27 avril 2020

dimanche 26 avril 2020

Le Tenancier prend position (et ce n'est pas celle du missionnaire...)


Bravo, Tenancier !

Une historiette de Béatrice

Allo, c'est pour savoir si vous pouvez livrer un livre à Seignosse, ah mais la poste non, je vous explique c'est pour son anniversaire et mon père aime trop les livres, et c'est ce mardi en fait son anniversaire, je voulais savoir si vous pouvez avoir ce geste commercial en fait.

samedi 25 avril 2020

Lectures du tenancier

Rien de récent (ou si peu), et comme ça lui chante.


 « Un ami parisien m’a téléphoné à la fin novembre 1974. Il m’a dit que Lotte Eisner était très malade et allait sans doute mourir. J’ai répondu : cela ne se peut pas. Pas maintenant. Le cinéma allemand ne peut pas encore se passer d’elle, nous ne devons pas la laisser mourir. J’ai pris une veste, une boussole, un sac marin et les affaires indispensables. Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied. Et puis, j’avais envie de me retrouver seul.
Mon journal de marche n’était pas destiné à être lu. Aujourd’hui, quatre après, quand j’ai repris ce petit carnet de notes, il m’a ému d’étrange manière, et le désir de le faire lire à d’autres m’a aidé à surmonter la gêne de cette mise à nu devant les regards étrangers.
Seuls quelques passages très intimes ont été supprimés.

W.H. »

On s’expliquera ou non les profondes raisons d’un périple aussi singulier. Werner Herzog, retourne à l’errance qui transparaît si tôt chez les Romantiques allemands, doté du même sens du paysage traversé et perçu dans ses infimes palpitations. Ce « voyage d’hiver », de rédemption, cette sorte de pèlerinage miraculeux dans une contrée à l’hostilité souterraine, reste à mes yeux un grand texte sur le voyage… En ce sens, il reprend l’extrême sensibilité des vagabondages du Romantisme, dans un pays hostile, bien souvent dans une forme passive : froid, grésil, pluie drue, chiens méfiants, population mutique au passage du vagabond, qui n’hésite pas à fracturer les portes des maisons vides pour trouver un abri pour la nuit. On sait bien — on s’y attend — que demander un hébergement serait vain. Ces quelques pages constituent un moment miraculeux au milieu de toute la littérature frelatée autour du voyage et son moralisme spectaculaire. Sans doute y retrouve-t-on l’obstination d’un Aguirre dans cette progression sur une terre ingrate et froide, on y découvre également une sensibilité exceptionnelle…


Pour un extrait, allez donc voir ici  

jeudi 23 avril 2020

Une historiette de Béatrice

Il arbore sa plus éclatante suffisance. Son amie, visiblement dans son élément entre ces murs, essaie de partager ses enthousiasmes. Mais il connaît, il a lu, et depuis longtemps. Elle continue de chiner, savourant chaque lecture. Elle lui montre son choix, tu as vu ? Pffff, tout le monde connaît ça. Elle sourit. Tu t’ennuies ?

dimanche 5 avril 2020

Bibliothèque confinée du Tenancier — Volume 4

Georges Courteline

Sigismond
 

Sur un coup de sifflet du contrôleur, l’omnibus s’est ébranlé. Ses roues tournent dix fois sur elles-mêmes, et aussitôt une voix de femme :
— Pssst !
C’est Madame Poisvert, personne à la face élargie de majesté et de noblesse. Elle est flanquée de son fils Sigismond, long jeune homme de dix-neuf ans, dont un duvet léger et mou encadre la face ingénue. Il tient, pressé sur son sein, un énorme pétunia en pot.
La mère et le fils, l’un suivant l’autre, s’élancent à l’assaut du marchepied et disparaissent à l’intérieur de la voiture où deux places restaient à prendre : l’une tout de suite à gauche en entrant ; l’autre tout au fond, sous le siège du cocher. C’est en faveur de cette dernière que Mme Poisvert se prononce.
L’omnibus se remet en route. Une sérénité souriante illumine et, pendant cinq minutes encore, illuminera la lèvre en fleur de la mère. Par contre, le fils semble absorbé dans une douloureuse rêverie. Ses regards chargés d’inquiétudes, errent éplorés de droite et de gauche, et de minute en minute se reportent sur le pétunia, qu’ils accablent d’une muette haine.
Enfin, entre ses dents serrées
 
Sigismond, à soi-même
 
Saleté de pétunia ! Saleté de pétunia !... De quoi est-ce que j’ai l’air, avec ce pétunia ?...
 
L’Opinion publique
 
Ce jeune homme au front revêtu
D’une auréole si pudique,
Marche fièrement, tout l’indique,
Dans le sentier de la vertu.
 
La candeur luit sur son front blême.
Qu’il soit un exemple pour nous !...
La fleur qu’il tient sur ses genoux
De son âme chaste est l’emblème.
 
Sigismond, à soi-même
 
De quoi j’ai l’air ? (Amèrement ironique.) je ne le sais que trop !... J’ai l’air d’une tourte, c’est bien simple… Saleté de pétunia ! Saleté de pétunia !... Mon Dieu ! que c’est assommant d’aller souhaiter sa fête à Mme de Grignotterais !
 
À ce moment.
 
Madame Poisvert, à l’autre bout de la voiture
 
Sigismond !
 
L’appel se perd dans le fracas des vitres secouées.

Madame Poisvert, quatre tons plus haut
Sigismond !
 
Sigismond, à part
 
Bon ! Voilà encore maman qui va m’interviewer d’un bout à l’autre du tramway. Feignons n’avoir pas entendu.
 
Madame Poisvert, à tue-tête et agitant l’air de ses bras
 
Sigismond ! Sigismond !
 
L’Opinion publique
 
Celui dont l’invisible main
Gouverne les gens et les choses
Nous a placés, comme des roses,
Vieille auguste, sur ton chemin.
 
Ô femme à la face élargie
De noblesse et de majesté,
Parle haut !... — Ton âge est lesté
D’une expérience assagie.
 
Madame Poisvert, la voix étranglée dans de rauques mugissements
 
Sigismond ! Sigismond ! Sigismond !
 
Sigismond, Résigné, à part
 
Allons !... Pas moyen d’éviter. (Haut) Qu’est-ce qu’il y a ?
 
Madame Poisvert, qui joint le geste à la parole
 
Le pétunia !
 
Sigismond, la main au pavillon de l’oreille
 
Quoi ?
 
Madame Poisvert
 
Le pétunia !
 
Sigismond, même jeu
 
Qu’est-ce que tu dis ?
 
Madame Poisvert
 
Le pétunia !!!
 
Sigismond
 
Le pétunia ?
(Mimique affirmative de Mme Poisvert)
Eh bien quoi, le pétunia ?
 
Madame Poisvert
 
Prends bien garde à ne pas l’abîmer ! N’oublie pas que nous allons l’offrir pour sa fête à Mme de Grignotterais !
 
Sigismond
 
Mais oui, mais oui ! Sois donc tranquille ! (À part.) J’aime bien maman, mais cré nom ! qu’elle est agaçante !... Quel besoin, non mais quel besoin d’aller dire devant tout le monde que nous allons souhaiter sa fête à Mme de Grignotterais ?
 
L’Opinion publique, mentalement
 
Cette galante attention
Honore ceux-là qui l’ont eue !
En un vers qui la perpétue
Exprimons notre émotion !
 
Mais il suffit ; sachons nous taire !
Bouche close sur un secret !
Bornons-nous au geste discret
Qui symbolise un mystère.
 
Sigismond, à soi-même
 
Une chose me met hors de moi, c’est la pensée que Mme de Grignotterais va encore me forcer à essuyer le plâtre dont elle a soin de peindre et d’orner son visage, pour réparer des ans l’irréparable outrage. Ayant simulé la surprise d’une personne qui était à cent lieues de soupçonner les événements : « C’est donc ma fête ? s’écriera-t-elle en nous voyant surgir sur le seuil de la porte, maman, le pétunia et moi. Quelle surprise inattendue et quel pétunia superbe ! » Là-dessus, elle se fera un devoir de m’attirer entre ses bras et de me faire essuyer le plâtre. Abominable perspective !... (L’œil écarquillé sur un rêve) Ah ! pourquoi ne puis-je être quitte avec un coup de pied dans le derrière ! que je savourerais avec volupté cette humiliation libératrice !
 
Madame Poisvert
 
Sigismond !
 
Sigismond
 
Et après ?
 
Madame Poisvert
 
Fais risette à ta mère !
 
Sigismond
 
Une autre fois
 
Madame Poisvert
 
Pourquoi une autre fois ?
 
Sigismond
 
Parce que !
 
Madame Poisvert
 
Parce que quoi ?
 
Sigismond
 
Parce qu’il y a du monde.
 
Madame Poisvert
 
Ça ne fait rien. (Frappée d’un soupçon.) Ah ça, Sigismond, aurais-tu honte d’avoir de la tendresse pour moi ?... Va, il n’est pas de plus beau spectacle que celui d’une mère et d’un fils unis par les liens de l’affection la plus étroite. Fais-moi une risette, Sigismond !
 
Sigismond
 
Voilà !
(Il sourit.)
 
Madame Poisvert
 
C’est ça. — Envoie-moi un bécot.
 
Sigismond
 
Chez nous !
 
Madame Poisvert
 
Non, ici.
 
Sigismond
 
Non.
 
Madame Poisvert
 
Si !
 
Sigismond
 
Non !
 
Madame Poisvert, fondant en larmes
 
Sigismond, tu ne m’aimes plus !
 
Sigismond
 
Mais si !
 
Madame Poisvert
 
Bien vrai ?
 
Sigismond
 
Puisque je te le dis ?
 
Madame Poisvert
 
Alors, fais-moi encore une petite risette !
(La mère et le fils se sourient.)
 
L’Opinion publique
 
 Le riant, l’aimable tableau !...
Qu’il a de douceurs et de charmes !
N’arracherait-il pas des larmes
Aux rochers de Fontainebleau ?
 
Fils cent fois tendre, mère heureuse,
L’un de l’autre à ce point épris,
Vous évoquez en nos esprits
L’Heureuse famille de Greuze.
 
Le conducteur, apparaissant
 
Places, siouplaît !
 
Madame Poisvert
 
Sigismond !
 
Sigismond
 
Et alors ?
 
Madame Poisvert
 
Le conducteur !...
 
Sigismond
 
Le conducteur ?
 
Madame Poisvert
 
Oui, le conducteur !
 
Sigismond
 
Eh bien quoi, le conducteur ?
 
Madame Poisvert
 
Il vient réclamer le prix des places.
 
Sigismond
 
Je le vois bien.
 
Madame Poisvert
 
Paye pour nous deux : je te rendrai ça en rentrant.
 
Sigismond, agacé
 
Bon ! Bon !
(Il tire son porte-monnaie.)
 
Madame Poisvert
 
Tu m’y fera penser.
 
Sigismond
 
Oui.
 
Madame Poisvert
 
Tu me rappelleras en même temps que je te dois déjà huit sous. Tu sais, pour la farine de lin… (Mutisme systématique de Sigismond)… le jour où tu avais un clou… (Même jeu de Sigismond) Je t’ai posé un cataplasme : est-ce que tu ne t’en souviens pas ?
 
Sigismond, les mâchoires pareilles à un étau
 
Ah ! Dieu puissant ! Ah Vierge sainte ! (Au conducteur.) Voilà vingt sous. Vous me donnerez deux correspondances.
 
Madame Poisvert, debout et haranguant
 
Dans quelques mois, tu seras un homme : apprends donc à ne plus te conduire en enfant ainsi que tu as coutume de le faire. Compte avec soin la monnaie qui te revient. Un sou et un sou font deux sous ; plus tu entreras dans la vie, plus tu te sentiras pénétré de la vérité de cette parole. Mais gare-toi de te méprendre au sens du discours que je tiens. La fois où nous avons dîné avec du foie de veau aux carottes, le tripier nous a colloqué une pièce démonétisée ; n’essaye pas de la repasser au conducteur. Ce serait une mauvaise action et les mauvaises actions, Sigismond, retombent toujours sur le nes de ceux qui les ont commises.
 
Sigismond
 
Je voudrais être assis à l’ombre des forêts !...
 
L’Opinion publique
 
Tel, sous l’azur des ciels limpides
Que parcourt le vol des ramiers,
Avril voit les fleurs des pommiers
S’écrouler en neiges rapides.
 
Tel, nous voyons, émerveillés,
Crouler, à torrent, des lumières !...
Il pleut des Vérités Premières :
Tendons nos rouges tabliers.
 
Un temps Sigismond se calme.
Suite du temps. Sigismond se rassérène.
Temps interminable. Sigismond s’épanouit.
Soudain.
 
Madame Poisvert
 
Sigismond ! Sigismond ! Sigismond !
 
Sigismond, désespéré
 
Oh !... (Haut.) Eh bien, qu’est-ce qu’il y a encore ?
 
Madame Poisvert, d’une voix qui sonne comme un appel de trompette
 
Est-ce que tu as pensé à changer de chaussettes ?
 
Du coup, Sigismond en a assez. Il se lève, et posant son pétunia en pot sur les genoux de son voisin.
 
Sigismond
 
C’en est trop ! Acceptez, de grâce,
Ce pot de fleur qui m’embarrasse
Quant à moi, j’en ai plein le dos ;
Je prends le train pour Saint Jacut.
 
Il se dirige vers la porte, gagne la rue et disparaît tandis que :
 
Madame Poisvert, désespérée
 
Courons, amis, courons employer tout chose
À rompre le dessein que son cœur se propose !

samedi 28 mars 2020

Bibliothèque confinée du Tenancier — Volume 3

Georges Courteline

Premier en anglais

TOTO
 
— Moi, comme j’ai été premier en anglais, maman a dit comme ça : « Comme cet enfant, qu’elle a dit, a été le premier en anglais, pendant les vacances de Pâques, on le mènera voir la comédie puisqu’il a été premier en anglais. »
— Ah !
— Oui. Alors papa est allé louer des places. Ça fait qu’il a rentré mardi en disant : « Je viens de louer des places ». — « Pour où que tu as loué des places ? » qu’a dit maman. Papa a dit qu’il avait loué des places pour aller au Théâtre-Français voir jouer Le Supplice d’une femme. Alors, maman s’a fichue en colère ; elle a dit que papa était un imbécile et qu’il ne faisait que des bêtises.
— Ah ?
— Oui. Elle criait : « Est-ce que tu perds la tête de mener cet enfant à une pièce pareille ? Tu veux donc lui donner des mauvaises idées ? » Et papa baissait le nez parce qu’il ne savait plus quoi répondre. À la fin, maman a dit qu’il ne savait pas ce qu’il faisait, mais qu’elle aimait encore mieux que j’aie de mauvaises idées que de laisser perdre des places qui avaient coûté vingt-cinq francs. Alors on a été tout de même voir jouer Le supplice d’une femme.
— Ah ?
— Oui. En voilà une pièce qu’elle est bête !... mon vieux, on n’y comprend rien ! C’est rien que des gens qui parlent à tort et à travers et qui disent tout ce qui leur passe par la tête. T’as jamais rien vu de plus bête. Et tout le temps maman me disait : « N’écoute pas ce qu’ils disent, Toto ; c’est des mensonges » ; et elle disait à papa « Il faut être aussi fou que tu l’es pour avoir amené cet enfant à une pièce aussi immorale. » À la fin on a rentré et maman a dit comme ça : « Je ne veux pas que cet enfant reste sous le coup de mauvaises idées ; demain soir, on ira voir jouer La Chatte Blanche. »
— Ah ?
— Oui. Ça fait que le lendemain on a été au Châtelet. Mon vieux, c’est ça qui est rupin ! Pour sûr alors, c’est rupin !... Si tu savais !... (Les yeux hors de la tête.) Mon vieux, il y a des dames toutes nues !... c’est joli !... On voit tous leurs estomacs !... À un moment, y’en a qui dansent ; des fois elles relèvent leurs jupes et font voir leurs derrières… Tu ne peux pas te faire une idée comme c’est chic !... Crénom, j’ai rudement rigolé ! Maman aussi. Tout le temps elle disait : « Tu t’amuses, Toto ? » et elle disait à papa : « Hein ? Voilà un spectacle à faire voir à des enfants. Au moins ça ne leur donne pas de mauvaises idées ! » Je serais toi, je dirais à ta mère de te mener voir La Chatte Blanche.  C’est pas comme Le Supplice d’une femme où on ne sait pas ce que ça veut dire. On comprend, mon vieux !... On comprend…

lundi 23 mars 2020

Bibliothèque confinée du Tenancier — Volume 2

Émile Goudeau

Les Polonais

I
 
En ce temps-là, le duc Jean Soulografleski,
Prince des Polonais et Ruthènes à qui
Sa soif de Danaïde avait donné la gloire,
Descendit longuement de son trône, et, sans boire
Dit aux ivrognes vieux qui formaient son conseil :
« L’heure est enfin sonnée au cadran du soleil,
« L’heure où, sur les Gaulois, ces buveurs à vergogne
« Devra prédominer l’étendard de Pologne,
« L’étendard rouge et jaune et blanc, drapeau divin
« Dont la forme est bouteille, et dont le fond est vin ».
Et les vieux, inclinant leurs chevelures pâles,
Dirent : C’est bien ! — Pendant ce temps, comme des râles,
Et des plaintes de mort, montaient du fond des cours
Des roulements inextinguibles de tambours.
 
II
 
L’armée était rangée au loin sous les bannières,
On avait réuni des nations entières,
Et tous les cultes — sauf le culte musulman —
Avaient pris rendez-vous au lieu de ralliement.
Une sainte fumée, un nuage d’ivresse,
D’alcool et de tabac, tournait avec paresse
Au-dessus des guerriers ivres, sous les pennons,
Près des fûts-obusiers et des tonneaux-canons.
Or, Soulografleski, le rude gentilhomme,
Avait tari d’un coup de langue un vidercome
Qui lui venait du vieux Noé Vigneron-Roi,
Descendit vers la plaine au dos d’un palefroi,
Célèbre entre tous les palefrois de Slavie,
Pour son ardeur étrange à boire de l’eau-de-vie.
Quand le duc arriva, les mirlitons et cors
Sonnèrent, éveillant les guerriers ivres-morts.
Mais lui, se redressant sur ses étriers doubles,
Cria : « Salut à vous, lansquenets aux yeux troubles,
« Templiers et sonneurs, soudards mal dégrisés,
« Héroïques pochards aux ventres arrosés
« Par tout ce que la terre a produit de liquides,
« Salut ! J’ai réuni vos bataillons avides
« Étincelants de tous les rubis de votre nez,
« Pour guider votre rage aux combats forcenés !
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Là, les guerriers, frappant leurs cuirasses vermeilles,
Firent un cliquetis féroce de bouteilles ;
Et, tous, ainsi qu’un bois que l’ouragan émeut,
S’inclinèrent, criant : « Dieux le veut ! Dieu le veut ! »
 
III
 
Ils marchèrent pendant trente-quatre semaines,
Par les vallons, par les coteaux, et par les plaines,
Râlant des chants d’ivresse, et traversant les bourgs
En tapant sur la peau d’âne de leurs tambours !
Les renforts arrivaient tout au long de la route.
Et l’on ne s’arrêtait que pour boire la goutte ;
Quand les gourdes étaient pleines, on le vidait ;
Et l’on coupait la tête à quiconque rendait.
Champagne, puis Bourgogne et Gascogne s’unirent
Aux Normand, ces buveurs de cidre, et se soumirent.
Rien ne résistait plus que Paris, où les purs
Buveurs d’eau les voyaient venir du haut des murs.
 
IV
 
Les pâles buveurs d’eau, les reins ceints d’une corde,
Étaient debout sur la place de la Concorde,
Ayant, pour les guider aux suprêmes combats,
Carémus, empereur des mauvais estomacs,
Le prince de la Dhuys, et le duc de la Vanne,
Oxyde d’hydrogène avec sa dame-Jeanne,
Don Benito de Lourde, et plus loin — ô stupeur !
Le maréchal Pompier et sa pompe à vapeur.
Or la terreur muette, aquatique et servile,
Tenait sous ses genoux de cristal la Grand’Ville !
Et l’on n’y vivait plus, car on n’y buvait plus…
Les mutins les plus fiers et les plus résolus
Étaient domptés ! et l’Eau, cette artiste en naufrages,
Avait rincé les cœurs et noyé les courages.
L’Anglais s’étant rendu, Brébant capitula,
Et d’un crêpe vert-d’eau le Riche se voila,
Les mougicks d’omnibus, et les mougicks de fiacres
Gosiers habitués aux liqueurs les plus âcres,
Maintenant l’œil atone, et le nez presque éteint,
Aller tuer le ver au gobelet d’étain
De Wallace ! Ô canons transformés en seringues !
Et fades, ils songeaient aux défunts mannezingues !
Ô vin blanc du matin ! trois-six, et bock du soir !
L’eau maudite régnait sur Paris, Éteignoir !
 
V
 
Or, Soulografleski, là-bas, rangeait ses troupes.
Ce n’était qu’ »un fouillis d’ivrognes et de coupes
Que la marche forcée et titubante, hélas !
Faisait choir en désordre. On se remit au pas.
— À droite était Bacchus, prince des Vignes-Fières,
À gauche, Gambrinus qui gouverne les Bières ;
Au centre, ce cadet de Gascogne, Cognac,
Devant qui les géants eux-mêmes ont le trac.
Le gros major Bitter était à l’avant-garde,
Auprès de l’intendant supérieur Moutarde.
Le petit colonel Vermouth serrait le frein
À son grand cheval jaune arrivé de Turin :
Il commandait le régiment d’Absinthe-Suisse,
En éclaireur, ayant sa trompe sur la cuisse,
Suivi de Radis-Beurre et du Vaillant Anchois.
Oh ! l’armée homérique, oh ! les princes ! les rois !
Les noms des Crus, les noms de la Distillerie !
Le duc d’Ay-Mousseux tenant l’Artillerie !
Parmi les fantassins Sauterne, ce lion ;
Grave, avec Chablis et Saint-Émilion,
Chateaux-Margaux ! Pomard le rationicide.
Yquem près de Vougeot, et l’Argenteuil, timide,
Mêlant sa veste bleue aux rouges juste-au-corps
Des massifs Roussillons et des puissants Cahors ;
Johannisberg le reitre, et Tokay le burgrave,
Et Lacryma-Christi, bouillant comme une lave ;
Puis, fièrement, coiffé d’une large sombrero,
Madère-y-Muscatel-y-Xérès-y-Porto !
— Rien que pour l’aile droite, ô Gloire ! — Pour l’autre aile
Le duc Bock, avec Stout, Faro, Porter, Pale-Ale !
L’amiral Half-and-Half, neveu de ce dernier,
Sir Scotch-Ale, Houblon, porté dans un panier
Par Orge et Buis ; ailleurs Prechtel, la vieille croûte,
Et le feld-maréchal Von Der Saucisse-Choucroûte,
Avec Pipe-Kummer près de Royal-Tabac.
— Vers le centre, et suivant ton panache, ô Cognac !
Un flot de combattants aux couleurs alarmantes :
Mêlé-Cassis, Trois-Six, Armagnac, les deux menthes ;
Raspail, ce convaincu ! Kakao, ce Shoking ;
Kummel le nihiliste et Curaçao-Focking ;
Et vos trois bataillons, Chartreuses-Amazones ;
Les vertes au milieu des blanches et des jaunes.
Parmi ce flot de durs et roides combattants,
J’en passe des plus fiers et des plus éructants,
Qu’importe ? On fit sommer la Ville de se rendre.
Carémus répondit simplement : « Viens la prendre ! »

dimanche 22 mars 2020

Bibliothèque confinée du Tenancier — Volume 1

Alphonse Allais

Un Philosophe


Je m’étais pris d’une profonde sympathie pour ce grand flemmard de gabelou qui me semblait l’image même de la douane, non pas de la douane tracassière des frontières terriennes, mais de la bonne douane flâneuse et contemplative des falaises et des grèves.
Son nom était Pascal ; or, il aurait dû s’appeler Baptiste, tant il apportait de douce quiétude à accomplir tous les actes de sa vie.
Et c’était plaisir de le voir, les mains derrière le dos, traîner lentement ses trois heures de faction sur les quais, de préférence ceux où ne s’amarraient que des barques hors d’usage et des yachts désarmés.
Aussitôt son service terminé, vite Pascal abandonnait son pantalon bleu et sa tunique verte pour enfiler une cotte de toile et une longue blouse à laquelle des coups de soleil sans nombre et des averses diluviennes (peut-être même antédiluviennes) avaient donné ce ton spécial qu’on ne trouve que sur le dos des pêcheurs à la ligne, comme feu monseigneur le prince de Ligne lui-même.
Pas un homme comme lui pour connaître les bons coins dans les bassins et appâter judicieusement, avec du verre de terre, de la crevette cuite, de la crevette crue ou toute autre nourriture traîtresse.
Obligeant, avec cela, et ne refusant jamais ses conseils aux débutants. Aussi avions-nous lié rapidement connaissance tous deux.
Une chose m’intriguait chez lui ; c’était l’espèce de petite classe qu’il traînait chaque jour à ses côtés : trois garçons et deux filles, tous différents de visage et d’âge.
Ses enfants ? Non, car le plus petit air de famille se remarquait sur leur physionomie. Alors, sans doute, des petits voisins.
Pascal installait les cinq mômes avec une grande sollicitude, le plus jeune tout près de lui, l’aîné à l’autre bout.
Et tout ce petit monde se mettait à pêcher comme des hommes, avec un sérieux si comique que je ne pouvais les regarder sans rire. Ce qui m’amusait beaucoup aussi, c’est la façon dont Pascal désignait chacun des gosses.
Au lieu de leur donner leur nom de baptême, comme cela se pratique généralement, Eugène, Victor ou Émile, il leur attribuait une profession ou une nationalité.
Il ya avait le Sous-inspecteur, la Norvégienne, le Courtier, l’Assureur et Monsieur l’abbé.
Le Sous-inspecteur était l’aîné et Monsieur l’abbé le plus petit.
Les enfants, d’ailleurs, semblaient habitués à ces désignations, et quand Pascal disait : « Sous-inspecteur, va me chercher quatre sous de tabac », le Sous-inspecteur se levait gravement et accomplissait sa mission sans le moindre étonnement.
Un jour, me promenant sur la grève, je rencontrai mon ami Pascal en faction, les bras croisés, la carabine en bandoulière, et contemplant mélancoliquement le soleil tout prêt à se coucher, là-bas, dans la mer.
— Un joli spectacle, Pascal !
— Superbe ! On ne s’en lasserait jamais.
— Seriez-vous poète ?
— Ma foi ! non : je ne suis qu’un simple gabelou, mais ça ne m’empêche pas d’admirer la nature.
Brave Pascal ! Nous causâmes longuement et j’appris enfin l’origine des appellations bizarres dont il affublait ses jeunes camarades de pêche.
— Quand j’ai épousé ma femme, elle était bonne chez le sous-inspecteur des douanes. C’est même lui qui m’a engagé à l’épouser. Il savait bien ce qu’il faisait, le bougre, car six mois après elle accouchait de notre aîné, celui que j’appelle le Sous-inspecteur, comme de juste. L’année suivante, ma femme avait une petite fille qui ressemblait tellement à un grand jeune homme norvégien dont elle faisait le ménage, que je n’ai pas eu une minute de doute. Celle-là, c’est la Norvégienne. Et puis, tous les ans, ça a continué. Non pas que ma femme soit plus dévergondée qu’une autre, mais elle a trop bon cœur. Des natures comme ça, ça ne sais pas refuser. Bref, j’ai sept enfants, et il n’y a que le dernier qui soit de moi.
— Et celui-là, vous l’appelez le Douanier, je suppose ?
— Non, je l’appelle le Cocu, c’est plus gentil.
L’hiver arrivait ; je dus quitter Houlbec, non sans faire de touchants adieux à mon ami Pascal et à tous ses petits fonctionnaires. Je leur offris même de menus cadeaux qui les comblèrent de joie.
L’année suivant, je revins à Houlbec pour y passer l’été.
Le jour même de mon arrivée, je rencontrais la Norvégienne, en train de faire des commissions.
Ce qu’elle était devenue jolie, cette petite Norvégienne !
Avec ses grand yeux verts de mer et ses cheveux d’or pâle, elle semblait une de ces fées blondes des légendes scandinaves. Elle me reconnut et courut à moi.
Je l’embrassai :
— Bonjour, Norvégienne, comment vas-tu ?
— Ça va bien, monsieur, je vous remercie.
— Et ton papa ?
— Il va bien, monsieur, je vous remercie.
— Et ta maman, ta petite sœur, tes petits frères ?
— Tout le monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le Cocu a eu la rougeole cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant… et puis la semaine dernière, maman a accouché d’un petit juge de paix.

lundi 6 janvier 2020

William Faulkner nous parle

« C’est pourquoi celui qui peut, de l’isolement des mots imprimés, froids, impersonnels, faire naître cet enthousiasme, celui-là participe de l’immortalité qu’il a fait naître. Un jour, il ne sera plus, ce qui n’a aucune importance, parce que, figé dans l’invulnérable isolement des mots imprimés, réside ce qui est capable de faire naître à nouveau les impérissables enthousiasmes d’antan dans les cœurs et les organes de ceux qui sont nés de l’air même qu’il a respiré et dans lequel il a vécu ses angoisses ; si la chose écrite en a été capable une fois, il sait qu’elle le sera de nouveau longtemps après ce qu’il ne restera plus de lui qu’un nom mort qu’efface peu à peu le temps. »

William Faulkner : Avant-propos à Faulkner Reader (1954)

samedi 21 décembre 2019

Une historiette de Béatrice

Il entre dans la boutique tout en parlant au téléphone, et fort. Il regarde autour de lui, du côté des murs, toujours aussi fort.
Et il sort. Il parle toujours.

dimanche 24 novembre 2019

Une réponse

À vrai dire, je m’attendais à des réactions plus nombreuses et plus véhémentes au billet produit dernièrement qui causait de la destruction de livres politicards et que vous pouvez retrouver ici. La faute m’en incombe, car ce blogue part un peu en déshérence et incite peu à son suivi du fait de son caractère erratique. J’ai éprouvé un double plaisir à lire l’unique réaction (pour le moment) de Mikaël que nous n’avions pas lu dans les parages depuis fort longtemps et également dans la teneur de son message qui reflète l’idée que je me fais de lui. Pour les lecteurs pressés, voici son message ci-dessous :
« Cher Tenancier,
Un livre, me semble-t-il, est un livre. Il y a plutôt de bons ou de mauvais livres ; ou plus justement encore de bons ou de mauvais lecteurs. Ne pas lire un livre est le meilleur moyen d’accompagner son auteur vers l’oubli. Détériorer publiquement un livre, c’est au contraire donner à son auteur l’importance que l’acte voudrait nier. Je n’ai rien contre l’idée de renverser ma tasse de café matinale sur un livre, à condition que ce livre me déplaise ou m’ennuie profondément. Mais cela suppose que je l’aurai lu, intégralement ou partiellement, en dépit de la personnalité de son auteur, et que je m’en serai fait une opinion, en dépit toujours de la personnalité de son auteur. L’idée ne me viendrait pas de gâcher du café sur le seul nom d’un homme. On publie trop de livres — qui sont tous des livres — mais c’est parce qu’il y a trop de mauvais lecteurs. »
En somme, Mikaël approuve la nature de livre à cette production, parce que c’est sous cette appellation qu’elle a été maltraitée. Je reprends ma question : a-t-on affaire à un livre, vraiment ? Ce genre d’ineptie, forcément éphémère ne devrait-elle pas être lié à un autre mode de reproduction, éphémère lui aussi : le périodique, que ce soit sous forme de magazine, de quotidien. Pourquoi produire une profession de foi sous forme de livre ? Notre mémoire se révèle souvent courte et je ne saurais affirmer avec certitude que ce genre de pratique existait avant-guerre. En tout cas, personne n’a l’air d’en avoir gardé la trace. Si cela a existé, on aimerait bien le savoir, certaines perspectives en seraient peut-être changées. Quoique…
Ce genre d’ouvrage, écrit par des nègres qui n’y croient pas un seul instant, commandité par un politicard qui n’y croit pas plus, fait partie de la panoplie habituelle de la propagande contemporaine. Ce secteur, même s’il subit les mêmes avatars que l’édition (réduction des tirages, etc.), se porte fort bien et quelques éditeurs sont friands de ce genre d’opération. Ils recourent souvent à des équipes de marketing. Tout cela pour une durée de vie en librairie qui se compte en semaines, parfois beaucoup moins. J’avais raconté en son temps ma visite dans un entrepôt de livres, de la surface d’un millier de mètres carrés et d’une épaisseur d’un mètre à peu près. Ces ouvrages provenaient de récupérations après décès, les livres dataient tous à peu près des années 1970 à 1980. Savez-vous, mon cher Mikaël le titre que je croisais le plus souvent ? C’était Le mal français de Peyrefitte. Ce fut, curieusement, le seul livre de ce genre que je voyais surnager au milieu d’autres insignifiances. Mais où se trouvaient donc les livres de Valéry Giscard d’Estaing, de François Mitterrand et de toute la cohorte des courtisans, porte-cotons et porte-flingues ? Même au milieu de ce fatras sans intérêt (après quelques heures, je ressortais de ce stock avec à peine deux caisses de livres relativement courants), ils restaient introuvables. La raison s’en révélait fort simple : ils étaient balancés à la poubelle dès la lecture accomplie, au lieu de traîner dans la bibliothèque et, ipso facto, dans l’Himalaya de merdouilles de cet entrepôt. Lorsque l’on sait le contenu de ces ouvrages politicard, nous nous accordons tous sur le fait qu’ils pourraient ne pas faire autant de signes, se retrouver condensés de manière à ce qu’ils soient publiés dans un quelconque organe de presse, parce que ce mode de production reste approprié pour ce genre de communication. Il existe à l’heure actuelle une autre alternative : la liseuse. Mais pourquoi donc, ces chers politicards, toujours modernes, si férocement modernes, n’emploient-ils pas ce moyen ? Ce serait alors penser que le contenu de ce qu’ils racontent possède une réelle importance ! Croyez-vous sérieusement que c’est le cas, qu’il soit nécessaire de lire le contenu de ces trucs-là pour se faire une opinion ? En fait, la liseuse interdit la pratique courante de la signature en librairie, ou dans un autre lieu. Quel intérêt de signer avec un stylet sur un écran numérique (allez-y, petits malins piquez l’idée, je m’en fous !) ? Le livre édité sert principalement à exhiber l’auteur, à lui procurer un prétexte de paraître dépouillé de ses attributs, afin qu’il soit rédimé après une mauvaise passe. La signature prend alors la valeur d’une incarnation. Mieux que « Vu à la télé », nous obtenons « Paraphera son livre chez Tartempion », à la bonne franquette, plus efficace à l’heure actuelle que le toucher des écrouelles. Mikaël, est-ce que le livre sert à ça ? Est-ce la véritable nature d’un livre ? Ces productions procèdent d’un certain mimétisme : couverture, pages, lieu de vente. Vous pensez croiser une fourmi innocente, mais non, l’Évolution vous a mis devant une fourmi-araignée, ce n’est pas le même animal, malgré des attributs similaires et grâce à des détails bien cachés. Vous croyez tenir un livre, parce que vous pensez qu’il vous apportera joie, tristesse ou culture, parce que vous admettez sa sincérité. Mais qu’y a-t-il dans ces « livres » ? Peu importe qu’ils soient interchangeables, ce ne sont que des prétextes et des machines à cash. Souffrez que je m’indiffère face à cet épisode de « destruction » du bouquin de Hollande et surtout des réactions de ceux qui ont pris cela pour un sacrilège. Je crois, au bout du compte, que nous avons la même opinion, au fond, mais que vous avez encore la naïveté de croire que ces productions ont une raison d’être (« s’en faire une opinion » !), hors la propagande.
Votre mot arrive précisément où j’achève de relire Les mémoires d’un traducteur, de Maurice-Edgar Coindreau (1974). Le rapport ne paraîtrait pas si évident si nous ne partagions pas, en de nombreux points, une certaine mystique du livre (votre bibliophilie fait partie des nombreux charmes de votre personnalité). Je n’ai pas pu m’empêcher de rapprocher ce passage à nos propres croyances pour le livre et à ce que vous avez écrit :
« Elle (Flannery O’Connor) n’avait même jamais entendu prêcher un évangéliste. Et cependant on aurait pu penser qu’elle se fourvoyait dans tous les mauvais lieux et qu’elle y coudoyait la pire engeance armée d’un magnétophone pour ne rien perdre de ce qu’elle entendait. Mais remarquez bien qu’elle n’a pas lancé ses dards sur les fidèles de religions sérieuses autres que la sienne. Cela, J.-M.-G. Le Clézio l’a tout de suite compris comme le prouve le début de l’excellente préface qu’il écrivit pour ma traduction de Et ce sont les violents qui l’emportent : “Pour l’être religieux, dit-il, il y a pire que l’athée : c’est le faux prophète. La superstition, le mensonge, l’exploitation de la crédulité sont véritablement l’œuvre du diable, tandis que l’indifférence est le fait des hommes… Ce n’est donc pas la foi que nous devons juger mais plutôt ceux qui la portent.” »
Ces productions (notez que j’évite d'écrire « livre» autant que possible), seraient donc les déchets produits par ces faux prophètes du livre et pour dire les choses comme elles sont : de la merde.
Je voudrais poursuivre ma longue digression par une remarque à votre propos : je crois que vous croyez à la bonté native de l’homme, que si vous étiez un religieux — puisque l’on y fait allusion abondamment ici —, votre pensée se rapprocherait du quiétisme et de la consolation qu’il contient. Tel n’est pas mon cas, bien que j’apprécie Fénelon. Mon scepticisme m’empêche souvent d’obéir à mes premières émotions. Je me rappelle vous avoir ennuyé par le fait que, soudainement, « je n’étais plus Charlie », m’apercevant des petites manœuvres dégoûtantes qui se déroulaient dans les arrière-cuisines politiciennes sur le dos des victimes. Vous ne les regardiez pas, non par volonté délibérée, mais parce que je crois que votre éthique, votre indignation, votre douleur réelle à ce moment, vous empêchaient de vous en apercevoir. Quel rapport avec notre sujet ? Il se situe dans vos scrupules. Scrupules à penser que le mal s’insinue, que son règne emprunte des attributs banals. Pensez-vous que tout livre mérite un examen approfondi avant de décider de l’éliminer ? Je vous raconte une dernière histoire et je vous laisse tranquille, mon cher Mikaël :
Vous savez comme beaucoup ici que j’ai été libraire en chambre, vendant mes bouquins principalement par correspondance. Un jour, une personne que j’aime bien, qui avait l’habitude de vendre pas mal de choses sur le net m’apporte un lot de livres. « Je ne sais pas trop quoi en faire, toi qui vends aussi des livres d’histoire, ça pourrait t’intéresser. Je te les file. » J’avoue ne pas avoir pris garde à ce geste de générosité et j’ai mis le petit carton de livre en attente d’être catalogué. J’ai compris le jour où j’ai ouvert ce carton, constituée d’une dizaine de saloperies révisionnistes. Ce copain d’origine juive polonaise avait renoncé à les détruire (et cette attitude est compréhensible si l’on garde en mémoire l’importance du livre et du traumatisme de sa destruction dans cette culture). Je n’ai pas eu la même hésitation, bien sûr. Ils furent démembrés, déchirés et dispersés même dans plusieurs sacs-poubelle, presque comme une pratique antique de défixition, de « dispersion du corps » du délit afin qu’ils ne reviennent pas hanter les lieux. J’ai détruit des livres sur leur simple nom et je ne le regrette pas un seul instant. Parce que je n’avais pas besoin d’en approfondir le contenu. Vous voyez bien qu’il existe des cas impératifs où l’éthique penche aussi pour la destruction. Certes, cette anecdote fait état d’un paroxysme et je ne crois pas (à part les fachos, mais je les emmerde) que cela empêche quiconque de dormir. Bonus, même, puisque je me conformais à la loi en ne diffusant pas de la propagande nazie. Mais a-t-on besoin de celle-ci pour se conformer à une morale dont les premiers préceptes résident (nous nous y essayons sans grâce) dans l’harmonie et la beauté ?
Bien évidemment, la piteuse affaire de la dégradation des livres de Hollande reste une vaguelette, un phénomène marginal, mais ce monde-là vient parfois empiéter sur le nôtre et semer le trouble dans les consciences. Nous croyons assister à un sacrilège (l’autodafé !) sur un livre et au fond l’on assiste à un triste épisode de surproduction marchande au service d’une propagande médiocre (vous savez, cette fameuse médiocritas bourgeoise…)
Mon cher Mikaël, je vous envoie mes amitiés et vous présente mes excuses pour le style hâtif de ma réponse, mais je ne voulais pas traîner.

vendredi 22 novembre 2019

Une historiette de Béatrice

— Et si je vous en prends plusieurs ?
— C'est 2 euros aussi, c'est déjà peu cher.
— Peu cher, peu cher, c'est vous qui le dites.

jeudi 21 novembre 2019

Oui, eh bien, il y a livre et livre, hein...

Il y a peu, dans des circonstances que je ne me suis pas donné vraiment la peine d’approfondir, un groupe d’étudiants a déchiré ou abîmé un certain nombre de livres dont l’auteur était François Hollande. Le nom de ce dernier importe peu, d’ailleurs, tant la médiocrité d’un personnage politique se révèle interchangeable… Je ne me pencherai pas non plus sur la revendication étudiante qui, si elle me semblait justifiée, ne s’en prenait en réalité qu’au piètre représentant d’un système au bout de sa représentation. Bien évidemment, votre serviteur s’est posé des questions sur cette histoire de destruction de livres. D’abord, qu’un libraire put se plaindre que l’on s’en prenne à la marchandise, mise à disposition par l’éditeur en prévision de la signature de l’insignifiant pantin politique, pourrait paraître logique. Tout volume endommagé n’est par forcément remboursé par les assurances, et il semble bien que le libraire, en effet, fasse tintin, à ce sujet. Nous sommes quelques-uns à estimer que la librairie est devenue un métier encore plus périlleux avec la généralisation des sites sur internet. Pour autant, la survie impose-t-elle qu’on s’autorise à vendre n’importe quoi sans en risquer le contrecoup ? Si le libraire en question est en accord avec les idées exprimées par l’auteur, espérons qu’il assumera les effets de la colère étudiante par solidarité militante. S’il est en désaccord et qu’il a tenté de vendre ces ouvrages par pur esprit mercenaire, on songera alors que se plaindre d’un tel incident est certes de bonne guerre pour s’assurer de la sympathie… hors ceux qui réprouvent la logique marchande consistant à vendre n’importe quoi. Enfin persiste la question de l’acte de destruction du livre, procédé qui suscite l’anathème en raison de ses réminiscences historiques. Il faudra tout de même un jour s’interroger, savoir si ce genre de merde fait partie des livres. De ce côté du clavier, l’on a fait son camp depuis pas mal de temps. Ce gâchis de papier est voué à l’obsolescence rapide et les étudiants ont seulement accéléré le processus. L’on agrée également que le métier de libraire s’arrange de quelques compromis, que l’on soit obligé de vanter des livres avec lesquels on se trouve en désaccord. Mais le curseur entre le compromis et la compromission réside dans l’éthique de la profession : celui de promouvoir des œuvres, de favoriser la culture, même si celle-ci peut se trouver en désaccord avec soi-même. Il nous est arrivé de proposer des saloperies déplaisantes, de réprouver les livres qui figuraient dans les rayonnages. On débitait tout de même ces écrivains puants, comme Céline, parce qu’il n’est pas du ressort d’un vendeur de faire un choix, tout au plus d’orienter sa clientèle. Celui-ci est devenu plus facile dès lors que l’on s’est retrouvé à son compte, et d’en payer éventuellement les conséquences. Mais ces « livres politiques », ces professions de foi à la con, cette duperie mise en page par le moindre homoncule politicard, pourquoi les appelle-t-on des livres ? Cette logorrhée dégoûtante — de quelque bord que ce soit —, parfois écrite avec les ressources lexicales d’un clébard, se révèle des « coups » opérés par des éditeurs qui ont pris la place des organes de presse. Rassurons-nous : la dévalorisation du livre va bon train. Bientôt, ces sinistres personnages s’apercevront que leurs mensonges publiés sous cette forme ne recèlent plus aucun prestige. Enfin, l’on sait bien que cet épisode de destruction, comme on l’a dit plus haut, rappelle d’autres faits plus inquiétants, plus fâcheux — plus fachos, aussi —, mais j’aurais quelques scrupules personnels à comparer le sort d’une caisse de merdes politicardes arrosées de café avec le bûcher confectionné à l’aide de livres de Zweig, Walter Benjamin, Heinrich et Klaus Mann, etc.
Mais je suis sûrement de mauvaise foi.

mardi 8 octobre 2019

Papa !

« Je me suis mis sous le patronage d’un nom que vous auriez voulu, depuis longtemps, avoir l’occasion d’honorer et que vous ne pouviez plus honorer qu’en moi. Aussi, est-ce le plus modestement du monde, croyez-le, que je viens aujourd’hui recevoir une récompense qui ne m’a été si spontanément accordée que parce qu’elle était réservée à une autre. »

Alexandre Dumas fils : Discours de réception à l’Académie française

dimanche 6 octobre 2019

mardi 1 octobre 2019

Une historiette de Béatrice

Après avoir quitté la boutique avec quelques livres, elle repasse la tête à l'entrée.
— « Dites, la dernière fois que nous sommes venus, vous mangiez un énorme beignet, et vous nous aviez indiqué l'adresse. Et nous ne retrouvons pas la boulangerie. »