vendredi 15 mai 2020

Une historiette de Béatrice

« Je n'ai pas l'habitude de marchander et je déteste les gens qui le font, et puis je ne vous connais pas, mais tout de même, c'est pour offrir à une dame qui se bat contre le cancer. Je connais bien ce livre et il est en très bon état, je le reconnais, je n'aime pas du tout faire cela, mais vous ne pourriez pas me le laisser à 3 euros ? »

mercredi 13 mai 2020

L'Imprimerie nationale en 1900


Rue Vieille-du-Temple, l’Imprimerie nationale continue d’occuper, d’encrasser, le noble hôtel de Rohan. Les chevaux du Soleil, sculptés à la façade, s’ébrouent dans une décor de ballots, de vieux papiers, dans une atmosphère d’encre et de poussière. En 1925 seulement, elle émigrera rue de la Convention.
Elle imprime de tout, en dehors des paperasses officielles. Et, de ces locaux sordides, naissent de merveilleuses harmonies en noir et blanc, des modèles de clarté et d’équilibre. Le même soin est apporté à une affiche de ministère qu’à une impression de luxe. Cette année, précisément, pour d’éclectiques bibliophiles, L’imprimerie nationale a tiré l’Imitation de Jésus-Christ en même temps que deux ouvrages dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont aucun caractère mystique : Le Jardin des Supplices, de Mirbeau, et Parallèlement, de Verlaine. Trio assez singulier pour que s’en émeuve l’administration. Pudiquement, le ministère de la Justice, dont dépend l’Imprimerie, refusa son visa. Du coup, Arthur Christian, le directeur, sentit, bien que vieux routier de la politique, le sol céder sous ses pieds. Tout, d’ailleurs, finit par s’arranger. Les trois volumes parurent, sans la signature de l’Imprimerie nationale. Mais pourra-t-on empêcher que la marque en soit perceptible aux connaisseurs, ce mince trait, à peine visible, accolant la hampe des l minuscules, et qui est l’indicatif de la maison.

Robert Burnand : Paris 1900 (1951)

mardi 12 mai 2020

Pensée entre deux rayonnages

Contrairement à une idée reçue, Croc-blanc ne fait pas partie de la littérature de niche.

10/18 — Robert Jaulin : La mort sara




Robert Jaulin

La mort sara


n° 542

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Série « 7 », dirigée par Robert Jaulin
Volume triple

445 pages (448 pages)
Dépôt légal : 1er trimestre 1971
Achevé d'imprimer 14 avril 1975


(Contribution du Tenancier)
Index

Lecture du Tenancier

Rien de récent (ou si peu), et comme ça lui chante.



« Je me souviens de votre visage si désolé quelques heures avant votre mort. Vingt-cinq ans après, vos larmes me révoltent encore. Vous étiez épuisé d’avoir espéré trop longtemps quelque chose qui ne vous sera jamais arrivé. Une vraie reconnaissance. Il se trouve que vous me l’avez dit dans ce bistrot de la place Desnouettes. Vous répétiez “Je suis foutu, je suis foutu…” J’avais en face de moi un homme éperdu de solitude et d’angoisse. Je suis la dernière personne à qui vous avez parlé. Puis ce fut le moment de se séparer. J’avais des enfants à coucher, un travail d’ouvreuse à prendre vers huit heures du soir. Vous aviez du mal à me quitter »

lundi 11 mai 2020

Une historiette de Béatrice

La précieuse entre pour prendre les livres religieux qu'elle avait réservés lors de sa précédente visite. La délicatesse et la courtoisie incarnées. Garée, très mal, sur le trottoir en face de la boutique. Tout en rédigeant son chèque, elle lève parfois la tête pour voir si chaque moteur qui passe — et tempête fort contre cette voiture si mal garée — n'emporte son pare-brise. Et soudain s’énerve :
« Connard ! Tu passes largement ! Ah encore un chômeur ivre ! Va donc faire des enfants à bobonne et fous-nous la paix ! Tous des animaux ! »
Elle range son chéquier griffé, puis remet son masque de précieuse pour prendre congé.

dimanche 10 mai 2020

10/18 — Jacques Sternberg : Le cœur froid




Jacques Sternberg

Le cœur froid


n° 758

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Volume double

191 pages (192 pages)
Dépôt légal : 1er trimestre 1973


(Contribution du Tenancier)
Index

vendredi 8 mai 2020

Une historiette de Béatrice

— Bibliothèque verte.
— Bonjour madame, je vous montre, c'est par ici.
— Oui, combien ?
Nous avons la joie d'inaugurer ce jour le langage télégraphique dans notre pratique.

mercredi 6 mai 2020

Revoir, corriger et recuire



[Courteline] était, quant à lui, d’une parfaite modestie. Lorsque parurent ses Œuvres complètes, il écrivit à un ami suisse :
« Depuis trois semaines, je n’ai pas une minute à moi, ayant à revoir, corriger et recuire tous mes bouquins, près de 400 000 lignes à éplucher une à une, à émonder de “qui”, de “que” et autres beautés de ce genre. Je me suis fait une pinte de mauvais sang ! Le pis est que, n’ayant jamais relu mes ouvrages depuis leur publication, j’ai eu avec eux l’impression de la nouveauté, et elle est propre, l’impression ! Je suis consterné. C’est effrayant ce que tout cela est misérable. Je ne me croyais pas si dépourvu de talent. Au surplus, cela m’est bien égal. L’important, c’est d’avoir bon estomac. »

Léon Treich : L'esprit français (1943)

lundi 4 mai 2020

10-18 — Léonard Cohen : The favorite Game




Leonard Cohen

The favorite Game

Traduit de l'anglais par Michel Doury

n° 663

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Volume triple

314 page (320 pages)
Dépôt légal : 1er trimestre 1972


(Contribution du Tenancier)
Index

Fable-express un peu khon

« Ch'sais pas ce que j'ai, aujourd'hui, mais j'ai la tête vide.
— Eh bien comme ça, les zombies te foutront la paix... »
(Désolé...)

samedi 2 mai 2020

Lecture du Tenancier

Rien de récent (ou si peu), et comme ça lui chante.



Quand Arthur Rimbaud entre à l’Académie française, le 16 janvier 1930, personne ne semble se souvenir de « l’homme aux semelles de vent », du chérubin diabolique des « Réparties de Nina » et des « Assis », ou du « voyou » voyant qui avait défrayé la chronique du petit milieu poétique français vers 1872. Curieusement, Valéry, qui prononce l’éloge du nouvel académicien et qu’on a connu plus méticuleux (lorsqu’il préface La Fontaine ou Mallarmé), expédie lui aussi ces premières œuvres en trois phrases :

Je n’oublie pas, Monsieur, que vous n’avez pas commencé d’être des nôtres avec ce gros livre [Les Nuits d’Afrique] : de minuscules plaquettes l’avaient précédé, qui devraient bien, un jour, être rééditées. Vous vous y montriez, en vers et en prose, l’un de nos premiers symbolistes, un peu moins connu, mais un peu plus précoce, un peu plus tourmenté, un peu plus visionnaire que les autres. Ainsi, avant de vivre vos mille et une nuits d’Afrique, vous vous étiez payé le luxe d’une brève « nuit de l’enfer » et celui qui devait emprunter tant de voiliers et de cargos dans monde s’y rêvait joliment « bateau ivre »…
[…]

Cette première page du livre de Dominique Noguez pose d’emblée l’enjeu du livre. Rimbaud ne meurt pas dans les circonstances que l’on connaît mais se survit à lui-même, rédige un roman remarquable, Les Nuits d’Afrique, lui valant l’amitié de Breton. Celui-ci l’excommunie — bien entendu — quelques temps plus tard, lorsque Rimbaud prend la défense de Claudel dont il épouse la sœur… Alors, Rimbaud deviendrait-il l’impensable, un poète chrétien, sanctifié par l’Académie ? Le jeu de Noguez est plus subtil et dépasse le cadre habituel de l’uchronie, qui emprunte habituellement des voies plus ludiques. Ici il nous mène à un essai littéraire démontant le mécanisme de l’évolution du « Grantécivain » (autre titre de Noguez). Curieusement (ou pas, selon votre chapelle), le cheminement de Noguez reprend quelques jalons posés par Enid Starkie, fort empreint de l’idée d’un Rimbaud chrétien. Pourquoi pas, si l’on considère l’évolution de nombre d’écrivains de sa génération ou de celles d’après dans des voies parfois plus tortueuses. Une véritable curiosité littéraire, en tout cas, sur des traverses inaccoutumées.

jeudi 30 avril 2020

Une historiette de Béatrice

Les gens lisent moins, non ?
Les jeunes ne lisent plus, hélas.
Et vous avez lu tout ça ?
Vous faites un beau métier.
Qui lit les classiques aujourd'hui ?
Et vous arrivez à vous y retrouver ?

mercredi 29 avril 2020

10/18 — Catherine Breillat : L'homme facile




Catherine Breillat

L'homme facile


n° 875

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Volume simple

120 pages (128 pages)
Dépôt légal : 2e trimestre 1974
Achevé d'imprimer 5 juin 1974


(Contribution du Tenancier)
Index

lundi 27 avril 2020

dimanche 26 avril 2020

Le Tenancier prend position (et ce n'est pas celle du missionnaire...)


Bravo, Tenancier !

Une historiette de Béatrice

Allo, c'est pour savoir si vous pouvez livrer un livre à Seignosse, ah mais la poste non, je vous explique c'est pour son anniversaire et mon père aime trop les livres, et c'est ce mardi en fait son anniversaire, je voulais savoir si vous pouvez avoir ce geste commercial en fait.

samedi 25 avril 2020

Lectures du tenancier

Rien de récent (ou si peu), et comme ça lui chante.


 « Un ami parisien m’a téléphoné à la fin novembre 1974. Il m’a dit que Lotte Eisner était très malade et allait sans doute mourir. J’ai répondu : cela ne se peut pas. Pas maintenant. Le cinéma allemand ne peut pas encore se passer d’elle, nous ne devons pas la laisser mourir. J’ai pris une veste, une boussole, un sac marin et les affaires indispensables. Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied. Et puis, j’avais envie de me retrouver seul.
Mon journal de marche n’était pas destiné à être lu. Aujourd’hui, quatre après, quand j’ai repris ce petit carnet de notes, il m’a ému d’étrange manière, et le désir de le faire lire à d’autres m’a aidé à surmonter la gêne de cette mise à nu devant les regards étrangers.
Seuls quelques passages très intimes ont été supprimés.

W.H. »

On s’expliquera ou non les profondes raisons d’un périple aussi singulier. Werner Herzog, retourne à l’errance qui transparaît si tôt chez les Romantiques allemands, doté du même sens du paysage traversé et perçu dans ses infimes palpitations. Ce « voyage d’hiver », de rédemption, cette sorte de pèlerinage miraculeux dans une contrée à l’hostilité souterraine, reste à mes yeux un grand texte sur le voyage… En ce sens, il reprend l’extrême sensibilité des vagabondages du Romantisme, dans un pays hostile, bien souvent dans une forme passive : froid, grésil, pluie drue, chiens méfiants, population mutique au passage du vagabond, qui n’hésite pas à fracturer les portes des maisons vides pour trouver un abri pour la nuit. On sait bien — on s’y attend — que demander un hébergement serait vain. Ces quelques pages constituent un moment miraculeux au milieu de toute la littérature frelatée autour du voyage et son moralisme spectaculaire. Sans doute y retrouve-t-on l’obstination d’un Aguirre dans cette progression sur une terre ingrate et froide, on y découvre également une sensibilité exceptionnelle…


Pour un extrait, allez donc voir ici  

jeudi 23 avril 2020

Une historiette de Béatrice

Il arbore sa plus éclatante suffisance. Son amie, visiblement dans son élément entre ces murs, essaie de partager ses enthousiasmes. Mais il connaît, il a lu, et depuis longtemps. Elle continue de chiner, savourant chaque lecture. Elle lui montre son choix, tu as vu ? Pffff, tout le monde connaît ça. Elle sourit. Tu t’ennuies ?

dimanche 5 avril 2020

Bibliothèque confinée du Tenancier — Volume 4

Georges Courteline

Sigismond
 

Sur un coup de sifflet du contrôleur, l’omnibus s’est ébranlé. Ses roues tournent dix fois sur elles-mêmes, et aussitôt une voix de femme :
— Pssst !
C’est Madame Poisvert, personne à la face élargie de majesté et de noblesse. Elle est flanquée de son fils Sigismond, long jeune homme de dix-neuf ans, dont un duvet léger et mou encadre la face ingénue. Il tient, pressé sur son sein, un énorme pétunia en pot.
La mère et le fils, l’un suivant l’autre, s’élancent à l’assaut du marchepied et disparaissent à l’intérieur de la voiture où deux places restaient à prendre : l’une tout de suite à gauche en entrant ; l’autre tout au fond, sous le siège du cocher. C’est en faveur de cette dernière que Mme Poisvert se prononce.
L’omnibus se remet en route. Une sérénité souriante illumine et, pendant cinq minutes encore, illuminera la lèvre en fleur de la mère. Par contre, le fils semble absorbé dans une douloureuse rêverie. Ses regards chargés d’inquiétudes, errent éplorés de droite et de gauche, et de minute en minute se reportent sur le pétunia, qu’ils accablent d’une muette haine.
Enfin, entre ses dents serrées
 
Sigismond, à soi-même
 
Saleté de pétunia ! Saleté de pétunia !... De quoi est-ce que j’ai l’air, avec ce pétunia ?...
 
L’Opinion publique
 
Ce jeune homme au front revêtu
D’une auréole si pudique,
Marche fièrement, tout l’indique,
Dans le sentier de la vertu.
 
La candeur luit sur son front blême.
Qu’il soit un exemple pour nous !...
La fleur qu’il tient sur ses genoux
De son âme chaste est l’emblème.
 
Sigismond, à soi-même
 
De quoi j’ai l’air ? (Amèrement ironique.) je ne le sais que trop !... J’ai l’air d’une tourte, c’est bien simple… Saleté de pétunia ! Saleté de pétunia !... Mon Dieu ! que c’est assommant d’aller souhaiter sa fête à Mme de Grignotterais !
 
À ce moment.
 
Madame Poisvert, à l’autre bout de la voiture
 
Sigismond !
 
L’appel se perd dans le fracas des vitres secouées.

Madame Poisvert, quatre tons plus haut
Sigismond !
 
Sigismond, à part
 
Bon ! Voilà encore maman qui va m’interviewer d’un bout à l’autre du tramway. Feignons n’avoir pas entendu.
 
Madame Poisvert, à tue-tête et agitant l’air de ses bras
 
Sigismond ! Sigismond !
 
L’Opinion publique
 
Celui dont l’invisible main
Gouverne les gens et les choses
Nous a placés, comme des roses,
Vieille auguste, sur ton chemin.
 
Ô femme à la face élargie
De noblesse et de majesté,
Parle haut !... — Ton âge est lesté
D’une expérience assagie.
 
Madame Poisvert, la voix étranglée dans de rauques mugissements
 
Sigismond ! Sigismond ! Sigismond !
 
Sigismond, Résigné, à part
 
Allons !... Pas moyen d’éviter. (Haut) Qu’est-ce qu’il y a ?
 
Madame Poisvert, qui joint le geste à la parole
 
Le pétunia !
 
Sigismond, la main au pavillon de l’oreille
 
Quoi ?
 
Madame Poisvert
 
Le pétunia !
 
Sigismond, même jeu
 
Qu’est-ce que tu dis ?
 
Madame Poisvert
 
Le pétunia !!!
 
Sigismond
 
Le pétunia ?
(Mimique affirmative de Mme Poisvert)
Eh bien quoi, le pétunia ?
 
Madame Poisvert
 
Prends bien garde à ne pas l’abîmer ! N’oublie pas que nous allons l’offrir pour sa fête à Mme de Grignotterais !
 
Sigismond
 
Mais oui, mais oui ! Sois donc tranquille ! (À part.) J’aime bien maman, mais cré nom ! qu’elle est agaçante !... Quel besoin, non mais quel besoin d’aller dire devant tout le monde que nous allons souhaiter sa fête à Mme de Grignotterais ?
 
L’Opinion publique, mentalement
 
Cette galante attention
Honore ceux-là qui l’ont eue !
En un vers qui la perpétue
Exprimons notre émotion !
 
Mais il suffit ; sachons nous taire !
Bouche close sur un secret !
Bornons-nous au geste discret
Qui symbolise un mystère.
 
Sigismond, à soi-même
 
Une chose me met hors de moi, c’est la pensée que Mme de Grignotterais va encore me forcer à essuyer le plâtre dont elle a soin de peindre et d’orner son visage, pour réparer des ans l’irréparable outrage. Ayant simulé la surprise d’une personne qui était à cent lieues de soupçonner les événements : « C’est donc ma fête ? s’écriera-t-elle en nous voyant surgir sur le seuil de la porte, maman, le pétunia et moi. Quelle surprise inattendue et quel pétunia superbe ! » Là-dessus, elle se fera un devoir de m’attirer entre ses bras et de me faire essuyer le plâtre. Abominable perspective !... (L’œil écarquillé sur un rêve) Ah ! pourquoi ne puis-je être quitte avec un coup de pied dans le derrière ! que je savourerais avec volupté cette humiliation libératrice !
 
Madame Poisvert
 
Sigismond !
 
Sigismond
 
Et après ?
 
Madame Poisvert
 
Fais risette à ta mère !
 
Sigismond
 
Une autre fois
 
Madame Poisvert
 
Pourquoi une autre fois ?
 
Sigismond
 
Parce que !
 
Madame Poisvert
 
Parce que quoi ?
 
Sigismond
 
Parce qu’il y a du monde.
 
Madame Poisvert
 
Ça ne fait rien. (Frappée d’un soupçon.) Ah ça, Sigismond, aurais-tu honte d’avoir de la tendresse pour moi ?... Va, il n’est pas de plus beau spectacle que celui d’une mère et d’un fils unis par les liens de l’affection la plus étroite. Fais-moi une risette, Sigismond !
 
Sigismond
 
Voilà !
(Il sourit.)
 
Madame Poisvert
 
C’est ça. — Envoie-moi un bécot.
 
Sigismond
 
Chez nous !
 
Madame Poisvert
 
Non, ici.
 
Sigismond
 
Non.
 
Madame Poisvert
 
Si !
 
Sigismond
 
Non !
 
Madame Poisvert, fondant en larmes
 
Sigismond, tu ne m’aimes plus !
 
Sigismond
 
Mais si !
 
Madame Poisvert
 
Bien vrai ?
 
Sigismond
 
Puisque je te le dis ?
 
Madame Poisvert
 
Alors, fais-moi encore une petite risette !
(La mère et le fils se sourient.)
 
L’Opinion publique
 
 Le riant, l’aimable tableau !...
Qu’il a de douceurs et de charmes !
N’arracherait-il pas des larmes
Aux rochers de Fontainebleau ?
 
Fils cent fois tendre, mère heureuse,
L’un de l’autre à ce point épris,
Vous évoquez en nos esprits
L’Heureuse famille de Greuze.
 
Le conducteur, apparaissant
 
Places, siouplaît !
 
Madame Poisvert
 
Sigismond !
 
Sigismond
 
Et alors ?
 
Madame Poisvert
 
Le conducteur !...
 
Sigismond
 
Le conducteur ?
 
Madame Poisvert
 
Oui, le conducteur !
 
Sigismond
 
Eh bien quoi, le conducteur ?
 
Madame Poisvert
 
Il vient réclamer le prix des places.
 
Sigismond
 
Je le vois bien.
 
Madame Poisvert
 
Paye pour nous deux : je te rendrai ça en rentrant.
 
Sigismond, agacé
 
Bon ! Bon !
(Il tire son porte-monnaie.)
 
Madame Poisvert
 
Tu m’y fera penser.
 
Sigismond
 
Oui.
 
Madame Poisvert
 
Tu me rappelleras en même temps que je te dois déjà huit sous. Tu sais, pour la farine de lin… (Mutisme systématique de Sigismond)… le jour où tu avais un clou… (Même jeu de Sigismond) Je t’ai posé un cataplasme : est-ce que tu ne t’en souviens pas ?
 
Sigismond, les mâchoires pareilles à un étau
 
Ah ! Dieu puissant ! Ah Vierge sainte ! (Au conducteur.) Voilà vingt sous. Vous me donnerez deux correspondances.
 
Madame Poisvert, debout et haranguant
 
Dans quelques mois, tu seras un homme : apprends donc à ne plus te conduire en enfant ainsi que tu as coutume de le faire. Compte avec soin la monnaie qui te revient. Un sou et un sou font deux sous ; plus tu entreras dans la vie, plus tu te sentiras pénétré de la vérité de cette parole. Mais gare-toi de te méprendre au sens du discours que je tiens. La fois où nous avons dîné avec du foie de veau aux carottes, le tripier nous a colloqué une pièce démonétisée ; n’essaye pas de la repasser au conducteur. Ce serait une mauvaise action et les mauvaises actions, Sigismond, retombent toujours sur le nes de ceux qui les ont commises.
 
Sigismond
 
Je voudrais être assis à l’ombre des forêts !...
 
L’Opinion publique
 
Tel, sous l’azur des ciels limpides
Que parcourt le vol des ramiers,
Avril voit les fleurs des pommiers
S’écrouler en neiges rapides.
 
Tel, nous voyons, émerveillés,
Crouler, à torrent, des lumières !...
Il pleut des Vérités Premières :
Tendons nos rouges tabliers.
 
Un temps Sigismond se calme.
Suite du temps. Sigismond se rassérène.
Temps interminable. Sigismond s’épanouit.
Soudain.
 
Madame Poisvert
 
Sigismond ! Sigismond ! Sigismond !
 
Sigismond, désespéré
 
Oh !... (Haut.) Eh bien, qu’est-ce qu’il y a encore ?
 
Madame Poisvert, d’une voix qui sonne comme un appel de trompette
 
Est-ce que tu as pensé à changer de chaussettes ?
 
Du coup, Sigismond en a assez. Il se lève, et posant son pétunia en pot sur les genoux de son voisin.
 
Sigismond
 
C’en est trop ! Acceptez, de grâce,
Ce pot de fleur qui m’embarrasse
Quant à moi, j’en ai plein le dos ;
Je prends le train pour Saint Jacut.
 
Il se dirige vers la porte, gagne la rue et disparaît tandis que :
 
Madame Poisvert, désespérée
 
Courons, amis, courons employer tout chose
À rompre le dessein que son cœur se propose !