La
typographibilité du fromage de Gruyère est une de ces
questions — je m’en doutais bien — qui ne peuvent manquer de
passionner tout être tant soit peu possédé de l’angoisse du demain
industriel.
(Si « angoisse » semble à
certains un trop
fort mot, mettons « curiosité » et n’en
parlons plus.)
La divulgation de cette étrange aptitude du fromage de
Gruyère à remplacer avantageusement la pierre lithographique m’a valu
une recrudescence
de communications attestant chez nos lecteurs, jointe à un courageux
mépris des
sentiers battus, une ingéniosité toujours en éveil.
Les grincheux, comme il fallait s’y attendre, ne manquent
pas non plus, qui, devant la marche triomphale du progrès, dressent la
sotte
barricade de la routine et sèment sous les pas de l’idée fraîche éclose
les
agressifs tessons de bouteilles du plus ténébreux obscurantisme.
Haussons les épaules et passons.
Ce surtout que l’on reproche au fromage de Gruyère, comme moyen
de reproductions graphiques, c’est d’abord l’inconvénient qu’il possède
d’être
criblé d’yeux, c’est-à-dire de trous plus ou moins volumineux,
inconvénient,
reconnaissons-le, bien susceptible d’arrêter un esprit moins résolu que
le
nôtre.
Son odeur, également, prête à mainte plaisanterie facile :
— Ce que ça fouettera, s’écrie trivialement un de nos
correspondants, dans votre établissement de gruyérographie !
Des troisièmes enfin ne croient pas notre fromage capable de
supporter l’énorme charge qu’entraîne l’impression sur papier :
— Des clichés métalliques eux-mêmes, objectent ces
messieurs, s’écrasent rapidement à ce métier. Que sera-ce donc, avec
vos
pauvres quatre ronds de fromgi !...
Etc., etc., etc.
Le plus triste, c’est que toutes ces désobligeantes
réflexions reposent sur un incontestable fond de vérité : oui, son
odeur n’est
pas de celle qu’on recherche pour le mouchoir, et oui, sa résistance
aux fortes
pressions est illusoire.
Au moment où, découragé de mener à bien cette intéressante
entreprise, j’allais jeter le manche après la cognée, un inconnu
sonnait à ma
porte, un citoyen de la libre Helvétie, un grand fabricant du fromage
de
Gruyère.
— Bonjour, monsieur, me fit le robuste montagnard et,
au nom de ma généreuse patrie, merci !
Puis le monsieur m’expliqua qu’une crise sévit sur son industrie
et que, de même le Midi pâtit de la mévente des vins, de même la Suisse
connaît
celle non moins douloureuse du fromage de Gruyère.
— Heureusement, ajouta-t-il poliment, que vous étiez
là, cher monsieur, pour empêcher la catastrophe définitive. Mais
permettez-moi
de vous faire remarquer que vous faites fausse route en voulant
remplacer par
du gruyère l’ancienne pierre lithographique. Là ne gît pas la sage
solution du
problème.
— Et, cher monsieur, où gît-elle, la sage solution du
problème ?
— Là !
Et l’homme sortit de sa serviette une large feuille que je
pris d’abord pour une feuille de papier, mais qui, je m’en aperçus tout
de
suite, n’était autre qu’une feuille extrêmement mince de fromage de
Gruyère, d’une
blancheur, d’une souplesse, d’une homogénéité parfaites ; et, de
trous, pas la moindre trace.
— J’ai réalisé cette feuille en fondant du gruyère à
une certaine température et en découpant le bloc ainsi obtenu par
feuilles
minces, grâce à un couteau mécanique qui peut débiter, à l’heure, des
milliers
de feuilles semblables à celle que vous avez dans les mains. Bien que
d’un prix
légèrement supérieur à celui du papier, ces feuilles de gruyère
remplaceront
facilement ce dernier, aussi bien dans la confection de livres que dans
celles
des journaux, car elles présenteront sur lui l’avantage une fois lues,
de
pouvoir servir à l’alimentation.
— Parfait !
parfait !
— Il faudra bien entendu, pour que la comestibilité en
soit sans danger, qu’on emploie une encre d’imprimerie spéciale, tel,
par exemple,
un amalgame de truffes et de jaune d’œuf.
— Et c’est désormais que les expressions « déguster une
chronique »
ou « dévorer
son feuilleton »
pourront se prendre au
pied de la lettre.
— De même qu’on pourra parler sans hyperbole de « lectures
substantielles ». |