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dimanche 7 juin 2020

Nouveaux venus & vieilles ficelles

Affaire Jaubert : Comment démolir un homme
 
Le 29 mai 1971, vers 17h30, le journaliste Alain Jaubert monte dans un car de Police-Secours pour accompagner un blessé à l’hôpital. Passé à tabac à l’intérieur et à l’extérieur du car de police, Alain Jaubert sera « livré » à l’hôpital Lariboisière couvert de sang à 18h15. Une commission d’enquête a depuis prouvé les responsabilités des policiers et établi les mensonges de ceux de leurs chefs qui ont jugé nécessaire de prendre position.
Mais l’affaire Jaubert n’est pas une simple affaire de police. Dès que Jaubert est admis à l’hôpital et placé en garde à vue — et surtout dès qu’il est libéré — il y a bien plus grave que le simple passage à tabac. Le caractère policier de l’État apparaît alors nettement. On surveille le journaliste, ses amis, les témoins. On cherche aussi à démolir Jaubert et tous les moyens sont bons.
 
I. TÉMOINS MUETS1
 
Quelles pressions ont subi les habitants des immeubles nos 50, 52, 54, et 57, 59, rue de Clignancourt. Beaucoup ont été vus par des témoins à leurs fenêtres, pendant que les policiers tabassaient, dans la rue, Alain Jaubert qui venait d’être éjecté du premier car. Aujourd’hui, ceux qui acceptent d’ouvrir leur porte affirment qu’ils étaient absents le samedi 29 mai.
 
II. COUPS CRASSEUX2
 
On a mis beaucoup de monde sur l’affaire Jaubert. Des dizaines de flics et autre fonctionnaires. Objectif : démolir le journaliste et, si possible, le coincer ; saper le coefficient de sympathie de Jaubert auprès des autres journalistes et renverser l’opinion en brouillant le plus de cartes possibles. Pas ragoûtant comme méthode, mais l’enjeu vaut bien quelques coups crasseux. Quelques bonnes manières dignes du panier à salade dont Jaubert sortit couvert de sang le 29 mai, après son passage à tabac. Tout se passe en coulisse, bien sûr, et, normalement, rien ne devrait filtrer.
 
Les premiers jours, Jaubert encore détenu, on surveille sa femme et l’appartement du couple. Une fois le journaliste sorti de l’hôpital et relâché, on le prend en filature. On enquête auprès de ses voisins — des fois qu’on trouverait quelque chose de pas bien ; on branche son téléphone sur table d’écoute.
Noblesse oblige, c’est le ministère de l’Intérieur qui centralise l’opération. Des flics fouillent le passé de Jaubert — un coup d’œil aux archives ; ils font l’inventaire de ses relations, de celles de sa famille. On cherche, on cherche. Jaubert a beaucoup voyagé avant d’être journaliste. En Amérique du Sud, à l’Est, presque partout. Alors on fait l’inventaire de ses ressources — un coup d’œil sur ses dépenses et sur son compte en banque. On cherche. Trouver quelque chose, pouvoir dire que Jaubert est un malfrat ou — pourquoi pas ? — un agent de l’étranger et ce sera tout bon.
On passe ensuite la balle aux gens de la Direction Générale des Impôts. À charge pour eux d’enquêter et de rendre compte aux hommes de Marcellin. Ses impôts, est-ce que Jaubert les paie ? Il ne fraude pas un peu, non ? Pas de ressources un peu bizarres ? Quelques jours après son passage à tabac, Jaubert reçoit coup sur coup, deux lettres de son percepteur qui réclame une déclaration de revenus déjà envoyée puis demande — réponse sous huit jours — des renseignements sur ses gains en 1969 et 1970. Pure coïncidence, bien sûr.
On s’agite autour des journaux. Certains flics et quelques collaborateurs de Marcellin courent les rédactions et glissent à l’oreille de journalistes : Jaubert n’a pas droit à sa carte de presse. Ce n’est pas un vrai journaliste…
Mieux encore : les notes confidentielles à en-tête du ministère de l’Intérieur. La première, envoyée dès le début de l’affaire à certains journaux — mais pas au Canard — comporte trois feuillets. On donne maladroitement la version policière des faits, on accuse Jaubert d’être un cogneur, on tronque les déclarations des témoins pour mieux l’enfoncer. La semaine dernière, les services de Marcellin ont remis ça — toujours dans le style note confidentielle. Avec l’espoir de faire un peu baisser le ton des journaux.
 
L’affaire Jaubert révèle bien le caractère policier des pratiques politiques. Ce n’est plus une affaire de police. On donne des ordres, on lance des flics ou d’autres fonctionnaires sur le renseignement, on flaire, on cherche, on veut savoir des choses pour empêcher un scandale d’éclater, on prend des habitudes. C’est cela le fondement policier d’un État. Le reste — quadrillage d’un quartier ou d’une ville par des hommes casqués — n’est jamais que la vitrine.
Après, on peut toujours se dire indigné de la campagne systématique de diffamation qui est menée contre nos forces de police, comme Pompidou l’a fait à la télévision. Ou éructer contre la presse — encore du Pompidou. Jeudi 10 juin, il recevait à l’Élysée des journalistes spécialistes des questions agricoles. Le ton aigre, Pompidou parla de l’affaire Jaubert, puis de l’affaire Bolo et des journalistes qui en profitent chaque fois pour se payer la tête du gouvernement.
Malheur à ceux par qui le scandale arrive… à la connaissance du public.
 
1. Extrait d’une enquête de René BACHMANN parue le 14 juin 1971 dans le Nouvel Observateur.
2. Article de Claude ANGELI, paru le 30 juin 1971 dans le Canard enchaîné.

René Bachmann — Claude Angeli : Les polices de la Nouvelle Société (1971) — Chap. V : Attention police !