mardi 28 septembre 2021

Répandre de l'encre

Le plus insupportable des écrivains n’est-t-il pas celui qui écrase tout sans jamais s’élever ? Quel métier de répandre de l’encre et de ne pouvoir tirer son nom de l’encrier


   Louis-Sébastien Mercier

lundi 27 septembre 2021

Une historiette de Béatrice

« Non mais vous comprenez madame payer 5 ou 10 euros pour le livre d'un écrivain mort, c'est n'importe quoi !
— Pardon ?
— C'est vrai quoi, un écrivain vivant, on l'aide au moins, mais un écrivain qui est mort il y a 100 ans... »

samedi 25 septembre 2021

Les bibliophiles

Le bibliophile royal
   
  M. Laroue vend des chaussures et il faut nous en féliciter, puisque les Percepteurs ne nous forcent pas encore à marcher pieds nus. Le père de M. Laroue tenait une boutique de gniaf(1) dans une rue populeuse ; M. Laroue vend des chaussures qui portent son nom aux quatre coins du globe. Mais cela ne suffit pas au bonheur de M. Laroue. Tout comme son collègue le Roi de la Margarine, M. Laroue subventionne une vedette de music-hall et une écurie de course ; il possède également une galerie de tableaux modernes qui, si elle flatte son amour-propre, trouble un peu ses digestions. M. Laroue ne connut de pures joies que du jour où il s’est promu Bibliophile de première classe. Alors vraiment il a senti que le monde était à sa merci. M. Laroue donne des dîners qui en imposent aux plus solides estomacs et lorsque ses inégalables Romanée ou les quenelles de feuilles de vigne de son chef vous ont mis la tête un peu à l’envers il vous pousse dans sa bibliothèque et là il « vous a », comme on dit dans le militaire. De sa grosse main, que la plus experte manucure n’a pu rendre aristocratique, il attrape au hasard un petit coquin de livre du XVIIIe siècle et il le dépose dans votre main tremblante.
  — J’ai eu ça à la vente du Duc de La Tremblade… une misère…mille louis, je crois.
  (Il est absolument persuadé de ce détail.)
  — Quel joli livre, hein ?
  (L’instinct professionnel ne le quitte jamais.)
  Puis il atteint une « première de Stendhal — pardonne moi, divin Beyle.
  — Et ça ??... On m’en a offert une fortune. Quelle reliure !... C’est du veau.
  (M. Laroue n’a jamais pu s’expliquer pourquoi les relieurs se refusaient à employer le box-calf — il aurait pu leur faire faire des affaires d’or), etc., etc…
  La bibliothèque de M. Laroue a permis à son fournisseur de s’acheter une quatre-cylindres Schayé. Elle est un peu disparate la bibliothèque de M. Laroue ; un incunable voisine avec une « grand papier » de Georges Ohnet, parce que M. Laroue s’en rapporte à son fournisseur. Quelques fois M. Laroue répète à cet honnête commerçant de sévères commentaires qu’un dîneur résistant s’est permis malgré la générosité du Romanée ; mais l’honnête commerçant a réponse à tout.
  — Quand on paye comme vous savez le faire, Monsieur Laroue, on n’a pas à craindre les remarques imbéciles des curieux.
  L’amour-propre de M. Laroue est pansé ; et à ceux qui s’aventureront encore à critiquer la composition de sa bibliothèque il répond, à l’aise du haut de sa fortune bien assise :
  — Que voulez-vous, je suis éclectique, moi !
  Ah ce moi ! il est d’une éloquence ! Et depuis qu’il a connu l’usage du mot éclectique, je crois qu’on ferait porter à M. Laroue de ces bottines à élastiques comme en rapetassait son digne homme de père.
  Les livres ont vraiment permis à M. Laroue de faire peau neuve. Il ne redoute plus la compagnie de ces gens jadis redoutables qu’on nomme les intellectuels. Sur le turf il ne se risque pas à prononcer les termes du métier qui lui vaudrait les regards ironiques d’un véritable homme de sport ; mais dans sa bibliothèque il vous parle de Baudelaire ou de Rousseau comme s’il les avait personnellement protégés. Il s’est annexé la littérature, comme l’Angleterre s’est approprié le Transvaal. Il impose même à son fournisseur des idées personnelles. C’est ainsi que récemment il a fait relier superbement 300 billets de mille francs, qui constituent un volume d’une valeur que le cours des changes conteste seul parfois.
  — De ces volumes-là, toutes les pages sont numérotées, souligne-t-il finement, c’est un exemplaire vraiment unique.
  En effet et ce trait porte si bien que les privilégiés admis à feuilleter ce rarissime objet n’éprouvent aucune envie ni de le lire, ni même de le posséder. M. Laroue guérit des livres : c’est un gâcheur et il justifie les excès bolcheviques.
  Sa dactylographe assure qu’il compte admirablement mais sait à peine lire.

André Delpeuch : Bibliophiles ? (1926)
(À suivre)

(1) Un gniaf désigne un cordonnier en argot. (Note du Tenancier)

lundi 20 septembre 2021

Une historiette de Béatrice

Elle flâne, feuillette, repose un livre, puis un autre, et lit encore. Nous parlons de Bachelard. Elle flâne encore, puis s'éclipse avec un grand sourire.
« Merci pour ce moment d'évasion. »
Merci à elle.

samedi 18 septembre 2021

Les bibliophiles

Le spéculateur
 
   On affirme que la Bourse a été cruelle pour Goutte ; il pourrait tapisser son élégant appartement de la rue Marbeuf de toutes les valeurs qu’il a achetés à des cours tels que, prises du mal des montagnes elles ont dégringolé aussi bas que l’on peut dégringoler. Goutte s’est ressaisi ; il a abandonné ce sport dangereux et peu à peu s’est laissé aller à un genre de spéculation de tout repos.
  Il vous reçoit en pyjama rose et à peine vous a-t-il offert la cigarette de l’arrivée qu’il cueille sur la table un petit in-16 pudiquement enchemisé de papier cristal.
  — Dans dix ans cela vaudra vingt-cinq louis.
  Et preste il escamote l’objet. Goutte vend donc des livres ? Certes, mais il n’en fait pas commerce. Chez lui les livres ne font que passer. Il achète une « première » de Maurras. Le temps qu’elle prenne un peu de valeur et il la revend pour acquérir une « première » de Paul Valéry qu’il rétrocédera pour une « première » de Tartempion… etc., etc. Vous direz que c’est un gourmet, qu’il prend plaisir à déflorer une édition, tel Don Juan, vite lassé d’une conquête ? Erreur. Goutte voudrait bien lire, il aimait lire naguère, mais la vue d’un coupe-papier le met dans la critique situation de saint Laurent sur son gril. La mention « n.c. » (non coupé) est le brevet de virginité dont il se grise et qu’il respecte en amoureux fervent, mais discipliné. Une « première » n’est une vraie « première » que n.c. Le livre devient pour lui une sorte d’objet de transaction, complètement dévoyé de son but qui est d’offrir aux honnêtes gens — aux philistins — de saines émotions. Ce n’est qu’une pièce qui a son cours, son tarif. Goutte lit assidûment les catalogues des librairies de seconde main ; il note le renchérissement de tel ou tel titre, mais pour ce qu’il contient de potentiel émotif il est ignorant comme une armoire à glace.
  Depuis vingt ans il ne cesse d’acheter, de vendre et de troquer. C’est un des premiers bibliophiles en date ; il a su deviner l’essor de la brocante livresque. Il ne possède pas plus d’un millier de volumes, mais ce capital s’accroît sans cesse. Sa bibliothèque qui se renouvelle infiniment représente maintenant une fortune. On le presse de consentir à une vente qui ferait du bruit. Mais sa Bibliothèque, réalisée, que ferait-il ? À quoi emploierait-il son argent ? Acheter des livres anglaises ou des Rio Tintos ? Il se souvient de ses anciens déboires. Et puis ce titre de bibliophile le flatte ; il préfère rester en état de perpétuel devenir et il jouit d’avance de l’éclat de sa vente posthume. Il serait même prêt pour cela à imiter Charles-Quint qui assista à ses propres funérailles. Mais après ? Cette pensée l’empêche seule de commettre une folie…

André Delpeuch : Bibliophiles ? (1926)
(À suivre)

jeudi 16 septembre 2021

Gotham

... et comme le Tenancier n'est pas rancunier, l'on vous présente ici l'épisode d'une série qui fut diffusée sur France Culture il y a quelques années.

mercredi 15 septembre 2021

Le Tenancier ronchonne

  Outre qu’elle se fait le porte-voix d’une certaine béatitude technophile globalisée et où ses animateurs se déclarent des « lovers » lors de jamboree radiophonique consacrées aux « industries culturelles », france culture(1) s’adonne au recyclage d’anciennes émissions ou d’invités —, pas forcément les mêmes, mais interchangeables — où le conceptuel people s’adonne à l’entre-soi des marchands de primeurs. Étrange phénomène qui déprécie la bourgeoisie sans qu’il soit besoin de lui donner un coup de main, comme si, tout à coup, le vieux réac ou la conscience de gôche se diluaient dans une sorte de libéralisme vaguement orienté « droit-culture/patrimoine ». Pourquoi pas ? Tout cela se veut efficace. Malheureusement, l’on se trouve bien court, quand bien même l’on rabâche, et il faut meubler d’autant qu’après avoir viré la création, l’on compresse le personnel depuis des éons. Le miracle des redifs reste à cet égard une providence, entre deux émissions de variété déguisées et après quelques estimables léchouilles et quelques prudhommeries. On recycle et ce qui distingue l’industrie d’une création réside justement dans cette réutilisation ad nauseam de vieux machins sans que la qualité s’améliorât (au moins dans le cinoche, nous sommes passés au parlant et au Technicolor, le son FM pour la radio devenant un très médiocre progrès pour les logorrhées). Doit-on jeter la pierre à ceux qui affectionnent ces rediffusions ? Ah mais non, d’autant que le soussigné en fait partie! Mais il fatigue, aussi. Il aimerait bien rêver un peu, qu’on l’enchante avec de l'imagination. Et là, on peut estimer que votre Tenancier peut toujours courir.
  — Mais pourquoi ronchonnez-vous, Tenancier ?
  — Parce que c’est mon plaisir.
(1) Des caps., vous croyez ?

mardi 14 septembre 2021

Dispositions ante mortem

   Toujours est-il qu’Archibald Rapoport lorsqu’il entre dans sa trente-sixième année vit seul, occupe ses loisirs à philosopher, exerce le métier de malfaiteur, pratique le vol à main armée. Il aime, dans sa condition de voyou, qu’elle ne soit pas conforme à sa nature, qu’elle y soit étrangère. Je hais la violence, pense-t-il et les humiliations que j’inflige m’écorchent et me bouleversent. Je suis fait pour l’étude et le silence, la science, et j’ai passé ma vie à violer, à meurtrir en moi les intimes tendances qui me poussent aux plaisirs paisibles du savoir et du bonheur, j’en ai constamment étranglé les nostalgiques sursauts. Mais il jouit du contraste incongru qui oppose ses inquiétudes philosophiques et les préoccupations criminelles attachées à son existence de bandit professionnel : il est dans une absurdité palpable, un déchirement concret qui l’extasie d’une voluptueuse amertume.
  Mais il advint qu’un jour il fut saisi d’une frayeur profonde, métaphysique : il désira qu’on sût ce qu’il avait été. Il désira qu’on le connût, enfin, après sa mort : il fallait qu’il meure pour que cette connaissance publique ne le violât point. Il forma le projet d’écrire, et de périr pour que le récit de sa vie pût être publié. L’écriture regarde la mort, pensait-il, l’idée de la mort, sa vision, la pénètre et transperce de toutes part, et le nom des écrivains sur la couverture des livres, préfigure leur pierre tombale : je donnerai un sens à cette image. Il avait toujours connu le désir endeuillé d’écrire et, parmi les raisons qui avaient empêché qu’il le fit, il y avait surtout la sensation qu’écrire était une lâcheté, une façon d’assouvir désirs, fantasmes et rêves dans une fiction susbtitutive, au lieu de les accomplir. « J’aime trop vivre, disait-il, pour pouvoir écrire. » (« J’écrirai quand je ne banderai plus », disait-il aussi.) Et la publicité de l’écriture, qui abolit l’anonymat, supposait, lui semblait-il, le désir terrifié d’échapper aux signes funèbres de la solitude. Mais il n’écrirait qu’au moment où il serait dans une confrontation inévitable et cristalline avec la mort — qui inclurait une contemplation constante —, il écrirait quand sa vie consisterait exclusivement à mourir, il ferait seulement le récit de sa vie et son livre ne paraîtrait qu’il eût, lui, disparu : il avait décidé qu’en vertu des multiples articles du Code pénal relatifs au châtiment du meurtre, il serait condamné à mort et exécuté. (Ainsi il n’aurait pas sépulcre manifeste et son corps scindé pourrait, dans une fosse commune, au carré des suppliciés de quelque cimetière parisien, pourrir. Et il éviterait ainsi l’insupportable attente de la mort naturelle qui, telle un fondamental cancer, le dévorait.) Je tuerai un policier, chaque jour, six jours durant, avait-il résolu et pensé un matin, les yeux figés sur le suave roulement de hanche d’une capiteuse courtisane qu’il avait séduite.
  Alors commence vraiment l’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, l’aventure cassée d’un penseur qui tue pour écrire, meurt pour être lu et défini. Il va pourtant de soi qu’Archibald possédait quelques autres raisons diverses, de vouloir mourir et d’œuvrer en faveur de cette mort.

Pierre Goldman : L’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport (1977)
(Réédition en 2019, éditions Séguier)

lundi 13 septembre 2021

10/18 : Vernon Sullivan : Elles se rendent pas compte




Vernon Sullivan

Elles se rendent pas compte

Traduction de Boris Vian

n° 829

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Volume double

194 pages
Dépôt légal : 1er trimestre 1974
Achevé d'imprimer : 30 septembre 1978

(Contribution du Tenancier)
Index

samedi 11 septembre 2021

Les bibliophiles

Philologie et histoire naturelle
 
  Deux individus s’affrontent et gesticulent : deux tomates explosives. Soudain cette tornade devient bonace : ces deux citoyens, également français, s’aperçoivent qu’ils ne parlent pas la même langue — d’où leur différend — mais qu’ils se trouvent d’accord cependant ! Ils se réconcilient, s’embrassent ; ainsi la plupart de nos querelles viennent de ce que l’on ne s’entend pas exactement sur le sens des mots.
  Le mot de Bibliophile n’échappe pas à cette règle. Évidemment, l’étymologie nous enseigne que Bibliophile veut dire « qui aime les livres ». Mais il y a tant de façons d’aimer les livres ! Chacun aime les livres à sa façon et affirme de cette manière sa personnalité et son sens de la langue… Dis-moi qui tu lis, je te dirai qui tu es. Le livre est une pierre de touche. Et puis il y a aussi les gens qui aiment les livres et qui ne lisent que leur journal et leur livre de comptes…
  La définition du Bibliophile devient donc difficile. Nous avons renoncé à en énoncer une qui satisfasse tout le monde. Tout au plus peut-on dire que le Bibliophile est un mammifère, bipède et bimane, à langage articulé. On en compte deux espèces : le Bibliophile qui lit et le Bibliophile qui ne lit pas. Chacune de ces espèces comporte plusieurs variétés dont on trouvera plus loin la description.
  On rencontre aussi des sujets qui échappent à toute classification : ce sont des hybrides nés du croisement de deux variétés différentes. Du point de vue scientifique ils offrent un intérêt de curiosité, leur rareté même est un attrait ; du point de vue social ils sollicitent moins l’attention, car, comme tous les mulets, ils n’ont aucune progéniture.

André Delpeuch : Bibliophiles ? (1926)
(À suivre)

vendredi 10 septembre 2021

Une historiette de Béatrice

C'était bien cette conversation entre mon papotin de l'autre jour qui est revenu (je pensais avoir rencontré l'individu le plus bavard, mais non) et ce monsieur à la recherche d'ouvrages ésotériques qui lui a expliqué ses contacts directs avec Kardec et sa théorie de la circulation de l'énergie dans les corps de nos morts.

jeudi 9 septembre 2021

Une historiette de Béatrice

Bon voilà, je reviens dans votre boutique, je suis très long vous savez. J'ai besoin de voir, de revoir, de lire, de relire, éplucher, sentir, réfléchir. Chacun a son rapport au livre, c'est le mien. Je suis très long avant de me décider. Ca ne vous dérange pas que je passe un moment dans votre librairie ? Bla bla bla et cette poétesse bla bla bla et ce romancier bla bla bla et ce pseudo-philosophe mais il est vivant lui et la vie si vous saviez et ce livre trouvé chez votre confrère bla bla bla et je m'intéresse à la philo bla bla bla.
Mais vous n'êtes pas très loquace madame.

mercredi 8 septembre 2021

Jeu

Allons allons, nous n'avons jamais prétendu de ce côté-ci de l'écran que les jeux que nous proposons devaient se déclarer difficiles ou même s'abstenir de se répéter. Ainsi l'on vous demande de quel film provient cette image de librairie. On peut même se contenter d'une réponse évasive, comme la dernière fois, ce qui avait amusé votre Tenancier.


lundi 6 septembre 2021

dimanche 5 septembre 2021

Vonnegut x 11 + 1

S’il existe un écrivain singulier qui mérite quelque attention dans l’élaboration des couvertures de ses ouvrages, c’est bien Kurt Vonnegut. La maison Bantam Doubleday avait confié à Carin Goldberg le soin de travailler sur le design de la série d’ouvrages (ca : 1990/2000) du romancier américain, avec une unité assez intéressante et plutôt sobre, malgré tout.


On peut cliquer sur chaque image pour l'agrandir

L’idée la plus élégante revient toutefois au designer Alex Camlin qui, travaillant pour un autre éditeur (Da Capo Press) au sujet de souvenirs autour de Kurt Vonnegut par Loree Rackstraw (2009), opère un discret rappel de la maison concurrente et des oeuvres de l'auteur par trois bandes en travers de la couverture.
(Sources : Book Cover Archive)


samedi 4 septembre 2021

Une bibliothèque populaire

  M. Torndike, qui tenait une bibliothèque populaire dans Staple Inn, regardait pour la mille et unième fois les étranges maisons à façade de bois qui faisaient face à son officine.
  Il n’y avait personne, autour des tables de bois noir surchargées de livres, à qui il eût pu, pour la énième fois, répéter qu’il prisait le style Tudor de ces bâtisses et qu’elles étaient les seules ayant survécu aux incendies et aux tourments de la City, depuis le XVe siècle.
  Personne…
  Ce n’était pas une vérité absolue, mais l’unique client qui feuilletait d’un doigt nonchalant les tomes gras et luisants ne comptait guère pour le bouquiniste.
  Le docteur Baxter Brown était un simple médecin de quartier habitant Churchstreet, où il occupait deux chambres dans une des hautes et blêmes maisons bordant Clissold Park, ne disposant ni de bibliothèque ni de laboratoire et recevant sa maigre clientèle dans un misérable salon aux fauteuils de crin noir. Deux fois par semaine, il entreprenait, à travers la métropole, un long et triste voyage qui l’amenait à Holborn, dans l’établissement poussiéreux de M. Torndike où il passait une ou deux heures avant d’emporter un livre de location à six pence.
  Il bruinait, ce jour-là, et à sa table de lecture se trouvait dans le coin le plus sombre de la bibliothèque populaire. Mais M. Torndike ne songeait pas à allumer les une des lampes à abat-jour vert pour un aussi pauvre client.
  Baxter-Brown faisait bruisser les épaisses feuilles d’une Histoire d’Angleterre qu’il ne lisait pas mais, d’une main prudente, il glissait sous le volume un mince opuscule, tavelé de rouille et mordu par le taret des livres.
  À ce moment, Miss Bowes entra et M. Torndike s’inclina fort bas. Non seulement elle prenait en location des livres coûteux et rares, mais encore, elle aimait faire un bout de causette qui permettait toujours au bibliothécaire de faire valoir ses connaissances historiques.
  — Nous parlions de Wren, la dernière fois que j’eus l’honneur et le plaisir de vous voir dans ma modeste maison, Miss Bowes, et, à propos de Guildhall, qu’il rebâtit après l’incendie de 1666…
  Baxter-Brown se leva ; il avait fait glisser le mince cahier dans la poche de son pardessus et tenait à la main un quelconque roman de récente édition.
  — Merci, Monsieur, au revoir, Monsieur, dit sèchement le bouquiniste en prenant du bout des doigts la pièce de monnaie que lui tendait le médecin.
  La silhouette trapue du docteur se fondait dans la bruine d’Holborn.
  — On ne mangerait pas du mouton tous les jours avec une pratique du genre, grommela M. Torndike en le voyant disparaître.
  Puis, retrouvant son sourire, il reprit sa conférence au profit de sa bonne cliente.
  — Il faut pourtant reconnaître que les tours ajoutées par Wren à l’Abbaye de Westminster ne sont gère en harmonie avec la majesté…
[…]

Jean Ray : Le miroir noir (1943)

10/18 — Boris Vian : L'écume des jours




Boris Vian

L'écume des jours

suivi de
Un langage-univers
par
Jacques Bens

n° 115

Paris, Union Générale d'Édition
Coll. 10/18
Volume simple

184 pages (192 pages)
Dépôt légal : 2e trimestre 1963
Achevé d'imprimer : 25 mars 1971


(Contribution du Tenancier)
Index

jeudi 2 septembre 2021

Une historiette de Béatrice

Avant de commander un livre dont l'annonce figure en ligne, les personnes intéressées me contactent souvent, par téléphone ou mail, pour avoir plus de précisions sur la date exacte d'impression, ou autre détail bien familier aux collectionneurs. Ce matin je trouve le mail suivant à propos d'une annonce : « Avec ou sans jaquette? Dans quel état ? ». J'ai hésité à répondre « Sans. Bon. », mais quelques restes de politesse me sont revenus, ce truc désuet qui nous rend la vie plus douce.

mercredi 1 septembre 2021

Le livre de l'entre-deux-guerres — III (et fin)

Voici le mécanisme de la hausses des « premières » éditions : un livre nouveau, épuisé en originale chez l’éditeur, n’est pas forcément épuisé chez tous les libraires. Une maison qui a souscrit cent grands papiers les écoule moins vite qu’une maison qui s’en est fait réserver cinq ou six. D’où résultent, presque à la sortie, pour les livres à succès, des différences de prix entre les détaillants. Si vous vous adressez à un libraire qui a souscrit un gros paquet, il a encore de nombreux exemplaires sur ses rayons et vous vend le volume au prix de l’édition. Si vous commandez à son voisin, qui n’a pas eu confiance et a passé ses commandes sur vente assurée, celui-ci est obligé de rechercher votre volume, c'est-à-dire de le racheter à un confrère ou à un amateur. Le confrère qui, lui, a couru le risque de souscrire en quantité, vendra l’ouvrage au prix fort, et l’amateur entendra réaliser lui aussi un bénéfice. D’où l’inévitable majoration et hausse instantanée du libre demandé. La Musique intérieure de Maurras, en « cahier vert » fut vendue, à la sortie, 80 francs au lieu de 10.
Certains s’imaginent assez naïvement que le métier de libraire de luxe est facile : « Le commerçant, se disent-ils, achète à l’éditeur de beaux livres avec une remise ; il les revend au prix fort et empoche la différence ; ou bien il met “en cave” les auteurs qui doivent “monter” et, les ressortant (après un délai normal) au double ou au triple du prix marqué, réalise à coup sûr des bénéfices considérables. »
La réalité est un peu différente. En effet, tout libre numéroté est vendu à « compte ferme », c'est-à-dire sans possibilité de retour des invendus. Or aucun libraire ne peut savoir d’avance le nombre d’exemplaires qu’il écoulera. Les nouveautés d’auteurs cotés étant — au dire des éditeurs — entièrement souscrites le jour même où elles sont annoncées, le détaillant doit obligatoirement passer sa commande ferme avant d’avoir pris connaissance de l’œuvre nouvelle, de connaître la critique et d’avoir reçu aucun ordre de ses clients. Qu’arrive-t-il ? Ou le libraire est prudent et il s’engage au minimum, c'est-à-dire qu’il souscrit approximativement le nombre de volume correspondants à la demande habituelle. En ce cas, sitôt servis ses principaux clients, il manquera la vente pour tous les retardataires. Ou le libraire, audacieux, souscrit une quantité supérieure à son débit assuré, et si le livre n’est pas un succès, il lui restera une quantité d’invendus qui mettront des mois à s’écouler ou qui resteront pour compte alors qu’ils ont été payés cash à l’éditeur. Un des principaux libraires de luxe de Paris disait : « Nous réalisons un chiffre d’affaires très important, mais le bénéfice n’existe jamais en espèces, notre bénéfices, ce sont les livres qui nous restent. » Et il ajoutait : « Habituellement invendables ».
Aux amateurs qui, d’autre part, sont persuadés que tous les libraires de luxe spéculent en mettant « en cave » des milliers de volumes, je révélerai que le cas est peu fréquent, parce que cette méthode exige un coup d’œil presque infaillible, un goût du risque peu répandu et qu’elle nécessite des investissements considérables.
L’attribution des prix littéraires n’a qu’une influence temporaire sur la cote des livres. Il y a d’ailleurs dans ces opérations une cuisine assez bizarre : académies et jurys s’efforcent de faire le plus d’heureux possibles. Il y a donc ce qu’on appelle « les coups de chapeau » : les jurés, après s’être mis d’accord sur un nom, organisent en toute tranquillité des tours prétendus « précédents » pour distribuer aux divers postulants mentions honorables et accessits.
L’influence du Goncourt varie suivant les titres et les auteurs. Il a imposé au grand public Proust, qui ne pouvait espérer qu’une audience restreinte, donné des beaux tirages à Béraud et à Constantin-Weyer, mais on n’a jamais révélé les tirages de Lucien Fabre, de Maurice Bedel ou de Thierry Sandre. Et, en général, le prix ne fait vendre qu’un titre, pas un auteur.
Le plus curieux c’est que, sans aucun prix, certains livres d’inconnus sont lancés en quelques jours par la publicité orale : ce fut le cas du fameux Hôtel du Nord d’Eugène Dabit.
Une catégorie de spéculateurs disparut assez rapidement : tous les profanes qui, vers 1926, achetaient par tonnes des beaux papiers sans s’inquiéter des valeurs littéraires, les fervents de « poésie pure » et les gros malins qui entassaient Bazin sur japon ou Valéry sur héliotrope. Lorsqu’ils désirèrent « réaliser » ces amateurs s’adressèrent aux libraires, leur offrant leurs pannes au double de la valeur d’achat. En vain. Les amateurs baissèrent leurs prétentions, mais, même à moitié de la valeur d’achat, les libraires ne se laissèrent pas tenter. Alors, les stockeurs imprudents s’avouèrent vaincus et disparurent du marché, à la satisfaction générale, se retirant dans leur « Cimetière marin » ou à l’ombre de leur « Garçonne » sur papier hygiénique.
La librairie de luxe retrouva alors sa véritable clientèle, celle des amateurs de belles œuvres bien présentées, qu’ils retiennent à l’avance ou recherchent patiemment, sans fébrilité ni surenchère inutile. Les bibliophiles authentiques se retrouvèrent entre eux, enfin débarrassés des spéculateurs à la petite semaine. Tout se tassa. On fit la révision des valeurs et l’on se félicita de ne pas s’être laissé entraîner par contagion dans tel ou tel passager coup de bourse.
[…]

Jean Galtier-Boissière : Mémoires d'un Parisien, tome II (1961)
Chapitre XVII : Souvenirs de mon commerce