(Je Sais Tout, 1910)
dimanche 30 novembre 2014
samedi 29 novembre 2014
La mort du Mange Livre
Le Mange Livre est mort hier dans son dernier accident.
Le temps que dura sa collaboration au Métal, il avait répété sa mort en de multiples collisions, mais celle-là fut la seule vraie. lancée à fond, sa moto a franchi le garde corps du toboggan de la rue de Lancry et plongé à travers la véranda de la rédaction.
Les corps broyés en grappe des secrétaires, comme une hémorragie de soleil, étaient toujours plaqués sur les bureaux, lorsque je me suis frayé un chemin parmi les techniciens de la police, une heure plus tard.
Cramponné au bras de son fauteuil, Jean-Pierre Dionnet avec qui le Mange Livre avait tant de mois rêvé de mourir, se tenait à l’écart sous les yeux tournants des ambulances.
Quand je me suis approché des pompiers et des policiers qui tentaient, à l’aide de palans et de torches à acétylènes, de dégager les cadavres bloqués, Dionnet a porté un mouchoir de dentelle à sa bouche. Pouvait-il voir le corps disloqué du Mange Livre ? Apercevait-il le sang qui lui inondait l’entrejambe et où venait se mêler l’huile chaude du moteur ?
Danse, Danser
Danse,
danser
Danse du loup : Acte de chair.
Danser le branle du loup la queue entre les jambes ; danser le branle gai : pratiquer l'acte de chair.
Danse du loup : Acte de chair.
Danser le branle du loup la queue entre les jambes ; danser le branle gai : pratiquer l'acte de chair.
Au
soir nous danserons, oui, ma fois, plus d'un coup,
Messieurs, ce sera quoi ? Mais le branle du loup !
Danserai le branle gai.
Messieurs, ce sera quoi ? Mais le branle du loup !
(Poisson, L'après-souper.)
Et sans le dire à ma mèreDanserai le branle gai.
(Parnasse des Muses.)
Marie-François Le Pennec : Petit glossaire du langage érotique aux XVIIe et XVIIIe siècles (1979)
(Index)
Une historiette de Béatrice
vendredi 28 novembre 2014
Privations
Ils se rendirent tous les trois à l’atelier de MM.
Mittchell, où l’une de ces balances dites romaines avait été préparée. Il
fallait effectivement que le docteur connût le poids de ses compagnons pour
établir l’équilibre de son aérostat. Il fit donc monter Dick sur la plate-forme
de la balance ; celui-ci, sans faire de résistance, disait à mi-voix :
« C’est bon ! c’est bon ! cela n’engage à
rien.
— Cent cinquante-trois livres, dit le docteur, en inscrivant ce nombre sur son carnet.
— Suis-je trop lourd ?
— Mais non monsieur Kennedy, répliqua Joe ; d’ailleurs, je suis léger, cela fera compensation. »
Et ce disant, Joe prit avec enthousiasme la place du chasseur ; il faillit même renverser la balance dans son emportement ; il se posa dans l’attitude du Wellington qui singe Achille à l’entrée d’Hyde-Park, et ce fut magnifique, même sans bouclier.
« Cent vingt livres, inscrivit le docteur
— Eh ! eh ! » fit Joe avec un sourire de satisfaction. Pourquoi souriait-il ? Il n’eût jamais pu le dire.
« A mon tour », dit Fergusson, et il inscrivit cent trente-cinq livres pour son propre compte.
« A nous trois, dit-il, nous ne pesons pas plus de quatre cent livres.
— Mais, mon maître, reprit Joe, si cela était nécessaire pour votre expérience, je pourrais bien me faire maigrir d’une vingtaine de livres en ne mangeant pas.
— C’est inutile, mon garçon, répondit le docteur ; tu peux manger à ton aise, et voilà une demi-couronne pour te lester à ta fantaisie. »
Jules Verne : Cinq semaines en ballon (1862) — Chapitre VI
(Sommaire)
— Cent cinquante-trois livres, dit le docteur, en inscrivant ce nombre sur son carnet.
— Suis-je trop lourd ?
— Mais non monsieur Kennedy, répliqua Joe ; d’ailleurs, je suis léger, cela fera compensation. »
Et ce disant, Joe prit avec enthousiasme la place du chasseur ; il faillit même renverser la balance dans son emportement ; il se posa dans l’attitude du Wellington qui singe Achille à l’entrée d’Hyde-Park, et ce fut magnifique, même sans bouclier.
« Cent vingt livres, inscrivit le docteur
— Eh ! eh ! » fit Joe avec un sourire de satisfaction. Pourquoi souriait-il ? Il n’eût jamais pu le dire.
« A mon tour », dit Fergusson, et il inscrivit cent trente-cinq livres pour son propre compte.
« A nous trois, dit-il, nous ne pesons pas plus de quatre cent livres.
— Mais, mon maître, reprit Joe, si cela était nécessaire pour votre expérience, je pourrais bien me faire maigrir d’une vingtaine de livres en ne mangeant pas.
— C’est inutile, mon garçon, répondit le docteur ; tu peux manger à ton aise, et voilà une demi-couronne pour te lester à ta fantaisie. »
Jules Verne : Cinq semaines en ballon (1862) — Chapitre VI
(Sommaire)
(Source de l'image The Illustrated Jules Verne)
mercredi 26 novembre 2014
Chasseur de trous
Orientation
professionnelle. Exemple d’un sujet type présenté par la Compagnie
périphérique d’enseignement E-Z.
SUJET : Je ne sais pas lire.
ORIENTATEUR : Cela ne fait rien. Je te répondrai oralement à partir de maintenant. Tu n’as qu’à ignorer ces mots sur l’écran. D’accord ?
s : Heu… d’accord. Comment que j’peux, heu… j’veux dire, heu… Comment qu’on fait pour être chasseur de trous ?
o : Un chasseur de trous, hein ? C’est l’une des ambitions les plus fréquentes. C’est romantique n’est-ce pas ? Tu es ton propre patron. Tu as un vaisseau à toi tout seul et tu peux devenir riche. c’est cela qui t’attire dans la chasse aux trous ?
s : Ouais, j’pense.
o : Nous n’encourageons pas les jeunes à devenir chasseurs de trous. Cela pose des tas de problèmes, par exemple : sais-tu combien peut coûter un de ces vaisseaux ?
s : Pas mal, j’imagine.
o : Ouah, tu l’as dit ! Tu dois d’abord économiser pour acheter le vaisseau. L’équiper pour un voyage coûte encore plus cher. Et c’est dangereux. Et qu’est-ce qui se passe ? des fois que tu ne le saurais pas, tu es là dans ton vaisseau tant que les moteurs tiennent le coup. Tu es là, tu es assis et tu regardes ton détecteur de masse. Tu peux attendre comme cela quinze ans sans rien découvrir. Alors tu arrêtes et tu rentres bredouille. Trois voyages sur quatre ne donnent rien. Et tu seras fauché comme les blés à ton retour. Ton premier voyage sera le dernier. Si tu en reviens…
s : Qu’est-ce que vous voulez dire ?
o : C’est dangereux ! Si tu découvres un trou, tu dois ralentir bien avant pour essayer de le localiser et de repérer sa trajectoire. Tu peux aussi rentrer en plein dedans. Mais si tout se passe bien, tu dois revenir le chercher avec un remorqueur électromagnétique.
Il y a plein de types qui n’attendent que cela sur Pluton. Ils te suivront. Tu peux te retrouver à une demi-année lumière du soleil. Qui va appeler la police ? Il faudra que tu te battes.
s : Je peux me défendre comme tout le monde. C’que j’veux savoir c’est si j’dois apprendre à lire ?
o : Je ne vois pas pourquoi. A quoi sert ton ordinateur ?
SUJET : Je ne sais pas lire.
ORIENTATEUR : Cela ne fait rien. Je te répondrai oralement à partir de maintenant. Tu n’as qu’à ignorer ces mots sur l’écran. D’accord ?
s : Heu… d’accord. Comment que j’peux, heu… j’veux dire, heu… Comment qu’on fait pour être chasseur de trous ?
o : Un chasseur de trous, hein ? C’est l’une des ambitions les plus fréquentes. C’est romantique n’est-ce pas ? Tu es ton propre patron. Tu as un vaisseau à toi tout seul et tu peux devenir riche. c’est cela qui t’attire dans la chasse aux trous ?
s : Ouais, j’pense.
o : Nous n’encourageons pas les jeunes à devenir chasseurs de trous. Cela pose des tas de problèmes, par exemple : sais-tu combien peut coûter un de ces vaisseaux ?
s : Pas mal, j’imagine.
o : Ouah, tu l’as dit ! Tu dois d’abord économiser pour acheter le vaisseau. L’équiper pour un voyage coûte encore plus cher. Et c’est dangereux. Et qu’est-ce qui se passe ? des fois que tu ne le saurais pas, tu es là dans ton vaisseau tant que les moteurs tiennent le coup. Tu es là, tu es assis et tu regardes ton détecteur de masse. Tu peux attendre comme cela quinze ans sans rien découvrir. Alors tu arrêtes et tu rentres bredouille. Trois voyages sur quatre ne donnent rien. Et tu seras fauché comme les blés à ton retour. Ton premier voyage sera le dernier. Si tu en reviens…
s : Qu’est-ce que vous voulez dire ?
o : C’est dangereux ! Si tu découvres un trou, tu dois ralentir bien avant pour essayer de le localiser et de repérer sa trajectoire. Tu peux aussi rentrer en plein dedans. Mais si tout se passe bien, tu dois revenir le chercher avec un remorqueur électromagnétique.
Il y a plein de types qui n’attendent que cela sur Pluton. Ils te suivront. Tu peux te retrouver à une demi-année lumière du soleil. Qui va appeler la police ? Il faudra que tu te battes.
s : Je peux me défendre comme tout le monde. C’que j’veux savoir c’est si j’dois apprendre à lire ?
o : Je ne vois pas pourquoi. A quoi sert ton ordinateur ?
John Varley : Le Canal ophite — 1977
(Trad. Rémi Lobry)
Abandonnée
Abandonnée
Femme débauchée. — Je ne veux point brûler pour une abandonnée. (Molière, L'Étourdi.) — C'est une infâme qui va courir le pays avec eux, et qu'ils ne sauraient regarder que comme une abandonnée. (Boileau, Joconde.)
Femme débauchée. — Je ne veux point brûler pour une abandonnée. (Molière, L'Étourdi.) — C'est une infâme qui va courir le pays avec eux, et qu'ils ne sauraient regarder que comme une abandonnée. (Boileau, Joconde.)
Marie-François Le Pennec : Petit glossaire du langage érotique aux XVIIe et XVIIIe siècles (1979)
(Index)
L'Empereur et le critique
— « Certainement, mon ami »
répondit fort courtoisement l’Empereur, et faites donc ouvrir ces fenêtres car
il fait fort chaud.
Le critique de METAL HURLANT s’avança
alors. Il avait avec lui un pile de livres d’où il extrayait des petites fiches
griffonnées en tous sens. Et le critique commença à lire :
[…]
L’Empereur se tourna vers le
Doyen.
— « Est-ce tout, votre
excellence ? »
— « C’est tout, Sire ».
— « Parfait. Eh bien,
Messieurs les Auteurs, puisque c’est vous les nègres, je vous souhaite de
continuer… ».
Puis l’Empereur se leva. Il était
content. Deux très beaux mots dans la même journée. Cela ne lui arrivait pas si
souvent.
mardi 25 novembre 2014
Où le Tenancier se montre martial, mais seulement vers la fin
— « Alors, Tenancier, ça
baigne ?
— Z’êtes bien familier.
— Depuis le temps que je vous interpelle…
— Ça fait trois fois, si je ne me trompe. C’est vrai qu’à ce stade-là, c’est plus de l’intimité. Bientôt, va falloir que je vous cède un bout de mon plumard ou de ma gamelle, non ?
— C’est pas possible, ça, toujours de mauvaise humeur !
— J’aime pas qu’on me dérange. Est-ce que je viens, moi, vous emmerder dans les recoins ? Comme je vais encore avoir droit à des questions, allez-y tout de suite.
— Pas de question cruciale, non… je voulais seulement savoir si vous étiez au courant de ce qui s’est passé à Toulouse.
— Non, et ?
— Je vous résume alors : un dessinateur a entrepris de créer un blog où il avait rassemblé les histoires de harcèlement ordinaire dont les femmes étaient victimes. Tous les harceleurs étaient uniformément représentés sous la forme de crocodiles, d’où le nom, d’ailleurs : Projet Crocodiles. C’est souvent bien observé, et un éditeur a décidé d’ailleurs d’en publier quelques planches en album.
— Je connais, je suis allé sur ce blog.
— Une expo a été prévue à Toulouse, donc. D’après ce que j’ai compris, les dessins devaient être exposées dans la ville. La municipalité a décidé que ça ne se ferait pas étant donné la « violence » de certaines planches.
— Ah ouais ? Sont forts, ces Toulousains…
— N’est-ce pas ?
— On pourrait même se poser une question.
— Laquelle ?
— Tous les Toulousains sont-ils des crocodiles ?
— Certainement pas. Enfin, j'espère que non...
— C’est marrant, tout de même, comme l’ordre moral revient au galop. Moi, je m’attendais à une condamnation quelconque pour obscénité pour un livre ou un spectacle, mais j’avais compté sans le côté faux-derche de nos censeurs : l’alibi d’une violence supposée, alors que pas un édile n’a dû se poser la question de l’obscénité de la représentation de la violence, celle dont les images sont nettement plus explicites et qui courent les rues et les médias. De là à se dire qu’ils se sentent concernés directement par le sujet du harcèlement sexuel…
— Oh, doucement, Tenancier, il y a une femme qui est venue expliquer tout ça devant une caméra. Je crois qu’elle fait partie du Conseil municipal. Il y aurait des enfants choqués potentiellement par les planches exposées au public.
— Et alors ? Je ne vois pas pourquoi les femmes ne seraient pas complices. On voit bien des chiens ne jamais ronger leur laisse… Pour les mômes, je rigole doucement, comme s’ils n’étaient pas confrontés à pire. D’ailleurs, s’ils sont assez grand pour comprendre le sens de ces crobards, ils sont assez mûrs pour en saisir les implications. Ce serait toujours ça de pris. Enfin pas par les gluants toulousains, en tout cas. J’aime bien les censeurs, moi, quand même.
— ?
— Oui, on est jamais déçu dès qu’il s’agit de guetter les contorsions par lesquelles ils passent pour interdire un truc. Enfin, le coup de la violence vis à vis des enfants, c’est pas très frais comme idée. Mais après tout, c’est à la hauteur de l’objet censuré. Sans faire injure au dessinateur, c’est pas du Genet, quoi… Dans le temps, on faisait intervenir les paras.
— On voit la nostalgie dans vos yeux d’azur..
— Négatif, mon p’tit gars, mais faut reconnaître qu’ils savaient crever leur plafond !
— Pas des gonzesses, quoi.
— Allez, rompez ! »
— Z’êtes bien familier.
— Depuis le temps que je vous interpelle…
— Ça fait trois fois, si je ne me trompe. C’est vrai qu’à ce stade-là, c’est plus de l’intimité. Bientôt, va falloir que je vous cède un bout de mon plumard ou de ma gamelle, non ?
— C’est pas possible, ça, toujours de mauvaise humeur !
— J’aime pas qu’on me dérange. Est-ce que je viens, moi, vous emmerder dans les recoins ? Comme je vais encore avoir droit à des questions, allez-y tout de suite.
— Pas de question cruciale, non… je voulais seulement savoir si vous étiez au courant de ce qui s’est passé à Toulouse.
— Non, et ?
— Je vous résume alors : un dessinateur a entrepris de créer un blog où il avait rassemblé les histoires de harcèlement ordinaire dont les femmes étaient victimes. Tous les harceleurs étaient uniformément représentés sous la forme de crocodiles, d’où le nom, d’ailleurs : Projet Crocodiles. C’est souvent bien observé, et un éditeur a décidé d’ailleurs d’en publier quelques planches en album.
— Je connais, je suis allé sur ce blog.
— Une expo a été prévue à Toulouse, donc. D’après ce que j’ai compris, les dessins devaient être exposées dans la ville. La municipalité a décidé que ça ne se ferait pas étant donné la « violence » de certaines planches.
— Ah ouais ? Sont forts, ces Toulousains…
— N’est-ce pas ?
— On pourrait même se poser une question.
— Laquelle ?
— Tous les Toulousains sont-ils des crocodiles ?
— Certainement pas. Enfin, j'espère que non...
— C’est marrant, tout de même, comme l’ordre moral revient au galop. Moi, je m’attendais à une condamnation quelconque pour obscénité pour un livre ou un spectacle, mais j’avais compté sans le côté faux-derche de nos censeurs : l’alibi d’une violence supposée, alors que pas un édile n’a dû se poser la question de l’obscénité de la représentation de la violence, celle dont les images sont nettement plus explicites et qui courent les rues et les médias. De là à se dire qu’ils se sentent concernés directement par le sujet du harcèlement sexuel…
— Oh, doucement, Tenancier, il y a une femme qui est venue expliquer tout ça devant une caméra. Je crois qu’elle fait partie du Conseil municipal. Il y aurait des enfants choqués potentiellement par les planches exposées au public.
— Et alors ? Je ne vois pas pourquoi les femmes ne seraient pas complices. On voit bien des chiens ne jamais ronger leur laisse… Pour les mômes, je rigole doucement, comme s’ils n’étaient pas confrontés à pire. D’ailleurs, s’ils sont assez grand pour comprendre le sens de ces crobards, ils sont assez mûrs pour en saisir les implications. Ce serait toujours ça de pris. Enfin pas par les gluants toulousains, en tout cas. J’aime bien les censeurs, moi, quand même.
— ?
— Oui, on est jamais déçu dès qu’il s’agit de guetter les contorsions par lesquelles ils passent pour interdire un truc. Enfin, le coup de la violence vis à vis des enfants, c’est pas très frais comme idée. Mais après tout, c’est à la hauteur de l’objet censuré. Sans faire injure au dessinateur, c’est pas du Genet, quoi… Dans le temps, on faisait intervenir les paras.
— On voit la nostalgie dans vos yeux d’azur..
— Négatif, mon p’tit gars, mais faut reconnaître qu’ils savaient crever leur plafond !
— Pas des gonzesses, quoi.
— Allez, rompez ! »
lundi 24 novembre 2014
Sandwich
« Quand tu m'auras écouté pendant dix minutes, répondit tranquillement le docteur, tu me remercieras.
— Tu parles sérieusement ?
— Très sérieusement.
— Et si je refuse de t'accompagner ?
— Tu ne refuseras pas.
— Mais enfin, si je refuse ?
— Je partirai seul.
— Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. Du moment que tu ne plaisantes pas, cela vaut la peine que l'on discute.
— Discutons en déjeunant, si tu n'y vois pas d'obstacle, mon cher Dick. »
Les deux amis se placèrent l'un en face de l'autre devant une petite table, entre une pile de sandwiches et une théière énorme.
Jules Verne : Cinq semaines en ballon (1862) — Chapitre III
(Sommaire)
— Très sérieusement.
— Et si je refuse de t'accompagner ?
— Tu ne refuseras pas.
— Mais enfin, si je refuse ?
— Je partirai seul.
— Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. Du moment que tu ne plaisantes pas, cela vaut la peine que l'on discute.
— Discutons en déjeunant, si tu n'y vois pas d'obstacle, mon cher Dick. »
Les deux amis se placèrent l'un en face de l'autre devant une petite table, entre une pile de sandwiches et une théière énorme.
Jules Verne : Cinq semaines en ballon (1862) — Chapitre III
(Sommaire)
dimanche 23 novembre 2014
Balades dans la Cité de la nuit — VII
Times Square était un Ellis Island anarchiste. Ces
immigrants n’étaient pas des de réfugiés qui avaient fui la terre du tsar. Le
Stem était le premier point de chute des étrangers à l’intérieur du pays. On y
trouvait des hôtels pas chers où l’on pouvait se reposer sans avoir le souci
d’un chez-soi. Suffisamment proche de tous les terminus de bus, c’était un
refuge pour les paumés, pour tous ceux qui s’accommodaient de la précarité de
leur existence.
Pour le Bottin mondain, Times Square est un pays fantôme, un entr’aperçu du ventre de New York. Il en a toujours été ainsi. Situé aux limites de Hell’s Kitchen, il a d’abord été envahi par les ateliers où les riches faisaient réparer leurs attelages. Puis les théâtres ont surgi qui ont amenés leurs lumières et le sens d’une certaine marginalité car il n’était rien de plus précaire qu’une vie de comédien. Les stations de métro, les grands et petits hôtels sont arrivés par la suite. La légende commença. Broadway s’imagina être le théâtre de l’errance, une cité de la nuit ayant sa clientèle particulière. Runyon, Walter Winchell ; « Bonne soirée, M. et Mme Amérique… »
La fable dura quarante ans. Broadway était un cordon ombilical et un cocon pour les gens du spectacle. ses ménestrels pouvaient défier les conventions. Ils préféraient les lumières de Broadway à toutes les autres. Mais un jour, Al Jolson et Fanny Brice sont allés s’installer en banlieue. Rothstein, le joueur, fut descendu comme un chien. Jimmy Walker, en enfant de Broadway, perdit sa couronne de maire et le cordon ombilical commença à se déchirer. Les cinéma devinrent de gigantesques sanctuaires après l’irruption de la télévision. Broadway n’était plus à la mode. Victime de sa propre anomie, il ne lui restait plus que ses théâtres. Tant et si bien qu’une sorte de guerre éclata entre les « touristes » qui allaient au théâtre et ceux qui venaient traîner dans le quartier. Il n’y avait plus de ciment. Les nouveaux venus étaient les Noirs et les Latinos.
Inutile d’aller chercher Mandrake le magicien pour dire ce qui s’est passé. Harlem avait son Broadway à lui sur la Cent-vingt-cinquième Rue. Mais ses théâtres périclitèrent. Les musiciens noirs allèrent s’installer dowtown ou à Hollywood. Harlem perdit son Strivers Row, creuset de la classe moyenne. Il lui était impossible d’entretenir les lumières de la Cent-vingt-cinquième Rue. Les pauvres durent chercher un autre quartier pour se distraire. Et ce fut Times Square.
En fait, c’est l’immigration des Noirs et des métis qui a favorisé le développement de Times Square. Le quartier a débordé à l’ouest vers la Neuvième Avenue et grignote les frontières de Hell’s Kitchen, désormais appelé Clinton. Il s’était étendu au sud jusqu’à Penn Stations, au nord jusqu’à la Quarante-neuvième Rue. Ses limites orientales sont moins faciles à déceler. Times Square empiète sur un bout de la Sixième Avenue et, à la hauteur de la Quarante-deuxième Rue, descend jusqu’aux escaliers de la Bibliothèque publique à Bryant Park. La moitié de sa population est constituée de clochards, de joueurs de monte (un jeu de cartes d’origine espagnole), de champions d’échecs noirs avec leurs tables portatives et leurs chronomètres, de putains noires et blanches, de maquereaux, de dealers, de femmes et d’homme chargés de gros sacs, de monstres en tous genres, de bandes errantes de jeunes gens, de fous, de solitaires, de paumés. On ne saurait dire qu’ils aient pris possession des rues, en dehors de leur sanctuaire (la Quarante-deuxième Rue, entre la Septième et la Huitième Avenue), seulement, il semblent avoir le don d’ubiquité. Ils ont leurs coins, leurs danses rituelles au milieu des hôtels pour touristes et des appartements d’hommes d’affaires. Sur la Septième Avenue, les vieux self-services son rangés en bon ordre tandis que les boutiques ambulantes où l’on vend du jus d’orange sont disposées n’importe comment.
L’exemple le plus évident du renouveau naissant de Times Square, c’est le déclin de Herald Square. En 1947, lorsque Miracle on 34th Street (« Le miracle de la 34e Rue ») sortit sur les écrans, Macy’s était le plus grand magasin populaire du monde. Il n’est pas surprenant que le personnage de Santa*, interprété par Edmund Gwenn, soit devenu un citoyen de Herald Square. Le film jouait sur la vieille rivalité opposant Macy’s et Gimbel’s, deux archétypes comme Santa lui-même. Mais ils n’ont plus cette aura. Macy’s n’est plus à même de gagner une guerre de l’esturgeon contre Zabar’s, ce vieux magasin appétissant dans l’Upper West Side.
Si Santa revenait, il n’irait pas acheter ses pickles chez Macy’s ou Zabar’s. Il irait chez Bloomingdale’s où les « guppies » (les jeunes cadres supérieurs) vont faire leurs achats et draguer. Il n’émane de l’endroit ni tristesse ni désordre. Même les femmes que l’on voit dans la rue avec leurs gros sacs ont leurs cartes de crédit chez Bloomingdale’s.
Le Times Square Redevelopment Corporation, organisme géré par la Ville et l’État, souhaite précisément créer « une atmosphère à la Bloomingdale’s » dans la Quarante-deuxième Rue. Une fois le centre puant de Times Square rasé, les badauds laisseront la place aux guppies, aux touristes, aux acheteurs de l’extérieur. William J. Stern, directeur de la Société de Développement urbain de l’État, a ainsi déclaré au sujet des marchands de pornographie de Times Square : « Il faut d’abord les éparpiller. Le premier coup de canon suffira, nous les chasserons ensuite. »
Stern a a déjà inventé sa propre légende : « Notre projet fera revivre l’époque de George M. Cohan, lorsque Broadway était véritablement le Great White Way. » C’est un George M. Cohan de son invention. La configuration qu’il propose — toits mansardés, centre commercial et neuf théâtre « rénovés » — n’a rien à voir avec le vieux Times Square. Cela va devenir un Rockfeller Center, sans piste de skate.
Le Times Square de Stern me fait songer au cœur des ténèbres. Un univers de bunkers de granit et de verre. Je ne suis pas le seul « anarchiste » à me méfier de ce projet qui privilégie la notion d’ordre. Le Xanadu de Philip Johnson n’a vraiment pas enchanté beaucoup de gens. Thomas Bender, qui enseigne l’histoire de l’urbanisme à la New York University, estime que Philip Johnson et le promoteur George Klein « ont probablement concocté le seul projet susceptible de rendre le quartier de la Quarante-deuxième Rue et de Times Square plus effrayant qu’il ne l’est actuellement (…). Le projet Klein-Johnson dénie à la rue toute valeur sociale. Il nous propose quatre immense bâtiments dont les murs de granit écraserons la rue. »
L’urbaniste William H. Whyte se demande lui aussi quel avenir on réserve à la rue qui ne saurait être dessinée au bon gré des architectes et des entrepreneurs ou simplement remplie de gens. Il a fallu quatre-vingt ans pour que le paysage de la rue se mette en place dans Times Square. Des coins et des recoins se sont créés, ainsi que des secteurs très particuliers. Mais c’est toujours « la fosse d’aisance du pays dont les New-Yorkais ne peuvent tirer qu’une fierté perverse, tant l’endroit déborde de maquereaux, de travestis, de prostitués hommes et femmes, etc. ». Whyte préférerait que ce trou disparaisse par magie, si possible, ou bien par l’intermédiaire d’un plan de réhabilitation qui respecte la configuration des rues et le point de vue des piétons. Un Times Square pour les gens et pas un Xanadu.
Pour le Bottin mondain, Times Square est un pays fantôme, un entr’aperçu du ventre de New York. Il en a toujours été ainsi. Situé aux limites de Hell’s Kitchen, il a d’abord été envahi par les ateliers où les riches faisaient réparer leurs attelages. Puis les théâtres ont surgi qui ont amenés leurs lumières et le sens d’une certaine marginalité car il n’était rien de plus précaire qu’une vie de comédien. Les stations de métro, les grands et petits hôtels sont arrivés par la suite. La légende commença. Broadway s’imagina être le théâtre de l’errance, une cité de la nuit ayant sa clientèle particulière. Runyon, Walter Winchell ; « Bonne soirée, M. et Mme Amérique… »
La fable dura quarante ans. Broadway était un cordon ombilical et un cocon pour les gens du spectacle. ses ménestrels pouvaient défier les conventions. Ils préféraient les lumières de Broadway à toutes les autres. Mais un jour, Al Jolson et Fanny Brice sont allés s’installer en banlieue. Rothstein, le joueur, fut descendu comme un chien. Jimmy Walker, en enfant de Broadway, perdit sa couronne de maire et le cordon ombilical commença à se déchirer. Les cinéma devinrent de gigantesques sanctuaires après l’irruption de la télévision. Broadway n’était plus à la mode. Victime de sa propre anomie, il ne lui restait plus que ses théâtres. Tant et si bien qu’une sorte de guerre éclata entre les « touristes » qui allaient au théâtre et ceux qui venaient traîner dans le quartier. Il n’y avait plus de ciment. Les nouveaux venus étaient les Noirs et les Latinos.
Inutile d’aller chercher Mandrake le magicien pour dire ce qui s’est passé. Harlem avait son Broadway à lui sur la Cent-vingt-cinquième Rue. Mais ses théâtres périclitèrent. Les musiciens noirs allèrent s’installer dowtown ou à Hollywood. Harlem perdit son Strivers Row, creuset de la classe moyenne. Il lui était impossible d’entretenir les lumières de la Cent-vingt-cinquième Rue. Les pauvres durent chercher un autre quartier pour se distraire. Et ce fut Times Square.
En fait, c’est l’immigration des Noirs et des métis qui a favorisé le développement de Times Square. Le quartier a débordé à l’ouest vers la Neuvième Avenue et grignote les frontières de Hell’s Kitchen, désormais appelé Clinton. Il s’était étendu au sud jusqu’à Penn Stations, au nord jusqu’à la Quarante-neuvième Rue. Ses limites orientales sont moins faciles à déceler. Times Square empiète sur un bout de la Sixième Avenue et, à la hauteur de la Quarante-deuxième Rue, descend jusqu’aux escaliers de la Bibliothèque publique à Bryant Park. La moitié de sa population est constituée de clochards, de joueurs de monte (un jeu de cartes d’origine espagnole), de champions d’échecs noirs avec leurs tables portatives et leurs chronomètres, de putains noires et blanches, de maquereaux, de dealers, de femmes et d’homme chargés de gros sacs, de monstres en tous genres, de bandes errantes de jeunes gens, de fous, de solitaires, de paumés. On ne saurait dire qu’ils aient pris possession des rues, en dehors de leur sanctuaire (la Quarante-deuxième Rue, entre la Septième et la Huitième Avenue), seulement, il semblent avoir le don d’ubiquité. Ils ont leurs coins, leurs danses rituelles au milieu des hôtels pour touristes et des appartements d’hommes d’affaires. Sur la Septième Avenue, les vieux self-services son rangés en bon ordre tandis que les boutiques ambulantes où l’on vend du jus d’orange sont disposées n’importe comment.
L’exemple le plus évident du renouveau naissant de Times Square, c’est le déclin de Herald Square. En 1947, lorsque Miracle on 34th Street (« Le miracle de la 34e Rue ») sortit sur les écrans, Macy’s était le plus grand magasin populaire du monde. Il n’est pas surprenant que le personnage de Santa*, interprété par Edmund Gwenn, soit devenu un citoyen de Herald Square. Le film jouait sur la vieille rivalité opposant Macy’s et Gimbel’s, deux archétypes comme Santa lui-même. Mais ils n’ont plus cette aura. Macy’s n’est plus à même de gagner une guerre de l’esturgeon contre Zabar’s, ce vieux magasin appétissant dans l’Upper West Side.
Si Santa revenait, il n’irait pas acheter ses pickles chez Macy’s ou Zabar’s. Il irait chez Bloomingdale’s où les « guppies » (les jeunes cadres supérieurs) vont faire leurs achats et draguer. Il n’émane de l’endroit ni tristesse ni désordre. Même les femmes que l’on voit dans la rue avec leurs gros sacs ont leurs cartes de crédit chez Bloomingdale’s.
Le Times Square Redevelopment Corporation, organisme géré par la Ville et l’État, souhaite précisément créer « une atmosphère à la Bloomingdale’s » dans la Quarante-deuxième Rue. Une fois le centre puant de Times Square rasé, les badauds laisseront la place aux guppies, aux touristes, aux acheteurs de l’extérieur. William J. Stern, directeur de la Société de Développement urbain de l’État, a ainsi déclaré au sujet des marchands de pornographie de Times Square : « Il faut d’abord les éparpiller. Le premier coup de canon suffira, nous les chasserons ensuite. »
Stern a a déjà inventé sa propre légende : « Notre projet fera revivre l’époque de George M. Cohan, lorsque Broadway était véritablement le Great White Way. » C’est un George M. Cohan de son invention. La configuration qu’il propose — toits mansardés, centre commercial et neuf théâtre « rénovés » — n’a rien à voir avec le vieux Times Square. Cela va devenir un Rockfeller Center, sans piste de skate.
Le Times Square de Stern me fait songer au cœur des ténèbres. Un univers de bunkers de granit et de verre. Je ne suis pas le seul « anarchiste » à me méfier de ce projet qui privilégie la notion d’ordre. Le Xanadu de Philip Johnson n’a vraiment pas enchanté beaucoup de gens. Thomas Bender, qui enseigne l’histoire de l’urbanisme à la New York University, estime que Philip Johnson et le promoteur George Klein « ont probablement concocté le seul projet susceptible de rendre le quartier de la Quarante-deuxième Rue et de Times Square plus effrayant qu’il ne l’est actuellement (…). Le projet Klein-Johnson dénie à la rue toute valeur sociale. Il nous propose quatre immense bâtiments dont les murs de granit écraserons la rue. »
L’urbaniste William H. Whyte se demande lui aussi quel avenir on réserve à la rue qui ne saurait être dessinée au bon gré des architectes et des entrepreneurs ou simplement remplie de gens. Il a fallu quatre-vingt ans pour que le paysage de la rue se mette en place dans Times Square. Des coins et des recoins se sont créés, ainsi que des secteurs très particuliers. Mais c’est toujours « la fosse d’aisance du pays dont les New-Yorkais ne peuvent tirer qu’une fierté perverse, tant l’endroit déborde de maquereaux, de travestis, de prostitués hommes et femmes, etc. ». Whyte préférerait que ce trou disparaisse par magie, si possible, ou bien par l’intermédiaire d’un plan de réhabilitation qui respecte la configuration des rues et le point de vue des piétons. Un Times Square pour les gens et pas un Xanadu.
* Santa Claus : le Père Noël anglo-saxon
Jerome Charyn : Metropolis — 1986
(Trad. Bernard Géniès)
vendredi 21 novembre 2014
Une historiette de George
Un grand barbu maigre et jovial, du genre dont on se méfie immédiatement :
— « Bonjour, auriez-vous par hasard des Agatha Christie ?
— Oui, regardez sur ce rayonnage, là.
— Merci. Il sont à combien ? Un euro, c'est ça ?
— Non, plutôt entre 1,50 et 2,50 € selon l'état. Les prix sont marqués en première page.
— Ah bon ? Mais d'habitude je les achète à un euro maxi !
— Tant mieux pour vous, mais où ça ?
— Eh bien, chez euh... vous savez, vers Strasbourg-Saint-Denis...
— Ah, chez Gibert Jeune, voulez-vous dire ! Eh bien, allez-y donc, ce n'est pas loin.
[Un temps de réflexion]
— Euh, non, ça va, je vais prendre celui-ci. Un euro cinquante, c'est bien ça ?
— Oui, c'est le prix indiqué. »
— « Bonjour, auriez-vous par hasard des Agatha Christie ?
— Oui, regardez sur ce rayonnage, là.
— Merci. Il sont à combien ? Un euro, c'est ça ?
— Non, plutôt entre 1,50 et 2,50 € selon l'état. Les prix sont marqués en première page.
— Ah bon ? Mais d'habitude je les achète à un euro maxi !
— Tant mieux pour vous, mais où ça ?
— Eh bien, chez euh... vous savez, vers Strasbourg-Saint-Denis...
— Ah, chez Gibert Jeune, voulez-vous dire ! Eh bien, allez-y donc, ce n'est pas loin.
[Un temps de réflexion]
— Euh, non, ça va, je vais prendre celui-ci. Un euro cinquante, c'est bien ça ?
— Oui, c'est le prix indiqué. »
Esturgeon
« Après la séance, le docteur fut conduit au Traveller’s club dans Pall Mall ;
un superbe festin s’y trouvait dressé à son intention ; la dimension des
pièces servies fut en rapport avec l’importance du personnage, et l’esturgeon
qui figura dans ce splendide repas n’avait pas trois pouces de moins en
longueur que Samuel Fergusson lui-même. »
Jules Verne : Cinq semaines en ballon (1862) — Chapitre I
(Sommaire)
Jules Verne : Cinq semaines en ballon (1862) — Chapitre I
(Sommaire)
(Source de l'image The Illustrated Jules Verne)
Balades dans la Cité de la nuit — VI
Il me manquait une base. Je m’installai donc dans un hôtel
dépourvu d’ascenseur, situé dans les Quarantièmes Rues Ouest, à proximité de
Times Square. Dans la chambre voisine logeait une fille à la beauté déchirante.
Lush Life était le nom qu’elle avait pris, mais sur les chèques de l’aide
sociale elle s’appelait Geraldo Cruz.
C’est Sasha qui la vit le premier. Ou bien elle qui le vit lui. Nous venions de garer le taxi à carreaux. Assise sur le perron de l’hôtel, Lush Life peignait ses ongles en rose passion. Elle portait une robe de soie jaune, brodée de dragons rampant, moulante comme une seconde peau et fendue jusqu’au haut de la cuisse, une allure piratée chez Suzie Wong. Mais son visage (de hautes pommettes à l’espagnole, des yeux noirs dévorants, des cheveux tourbillonnants d’un noir bleuté aussi luisants que l’aile du corbeau) était exactement celui d’Ava Gardner. Et ses jambes, celles de Cyd Charisse.
Sasha fut perdu dès le premier regard. Avant même qu’il soit descendu du taxi, Lush Life avait posé son flacon et traversé la rue en ondulant des hanches comme une danseuse de hula-hoop. Les lèvres rouges encadrées dans sa vitre ouverte elle souffla sur lui, une seule fois, un parfum de cannelle et de clou de girofle.
— Un petit dévergondage ?
Au bout de dix minutes, Saha revint seul. Sur sa joue, la tache en forme de cimeterre était si incandescente qu’elle semblait prête à prendre feu en une combustion spontanée.
— Joli carton ? demandai-je.
— Yob Tvoyou Mat ! Révisionniste ! siffla-t-il.
Et, déchargeant toutes mes affaires, il les abandonna en tas sur le trottoir et s’éloigna sans dire au revoir.
L’hôtel était tenu par deux frères grecs, Mike et Petros Kassimatis, tous deux trapus, larges et chauves, des bouches d’incendie sur pieds, dans le style Tony Galento Deux-Tonnes. Tous les poils qui leur manquaient au sommet du crâne poussaient ailleurs en quantité incroyable, comme pour se faire pardonner. D’impénétrables jungles noires jaillissaient de leurs poignets et de leur cou, s’échappaient à la taille de sous leurs sweat-shirts et, comme les vrilles de la vigne, remontaient même sur les jambes de leur pantalon. Mike portait des lunettes et un tas de chaînes en or, Petros avait une verrue sur le nez. Autrement, ils ressemblaient à deux travailleurs à la chaîne.
— Deux pisses dans un même pot, comme disait Sasha.
En remplissant ma fiche, Mike m’examina des pieds à la tête puis de la tête aux pieds et cracha par terre. Mais quand il vit ma machine à écrire, il recula comme le comte Dracula devant un crucifix.
— Vous êtes écrivain ? gronda-t-il. Vous allez écrire des choses sur l’hôtel ?
Je répondis par un grognement prudent.
— Je vous préviens, ne dites pas de mal de l’hôtel, parce que si vous dites du mal de l’hôtel, vous écrirez les mains cassées.
— Non, corrigea Petros. Il n’écrira pas les mains cassées, il n’aura plus de mains du tout.
Comparée au voisinage, ils tenaient un maison impeccable : il y avait un évier et des couvertures dans toutes les chambres, on changeait les serviettes chaque semaine, fumer du crack était laissé à la discrétion de chacun et tout client pris en train de dessiner des graffitis dans les couloirs sortait aussitôt les pieds devant. Cinq étages, vingt-sept chambres, un seul téléphone. CHAMBRES INTIMES POUR LES CONNAISSEURS, disait la note effacée, ronéotée, punaisée contre ma porte.
La mienne, un cellule de deux mètres cinquante sur trois, ne manquait pas de charme. Sous l’ampoule nue, il y avait des fleurs, de petits bouquets bleus et roses s’épanouissaient sur le papier peint et des marguerites montraient timidement le bout de leurs pétales sous les taches du couvre-lit. Certes, ma fenêtre donnait sur une colonne d’aération, un mur de béton et des tuyauteries. Mais en avançant la tête assez loin et en tendant le cou, je parvenais, à force de contorsions, à apercevoir un morceau de ciel.
Dans la mythologie de Times Square, cet endroit était connu sous le nom d’hôtel Moose (Élan). Personne ne savait pourquoi, sinon qu’il y avait aussi un hôtel Elk (Cerf) sur la Huitième Avenue. « Et c’est pas ici. »
C’est Sasha qui la vit le premier. Ou bien elle qui le vit lui. Nous venions de garer le taxi à carreaux. Assise sur le perron de l’hôtel, Lush Life peignait ses ongles en rose passion. Elle portait une robe de soie jaune, brodée de dragons rampant, moulante comme une seconde peau et fendue jusqu’au haut de la cuisse, une allure piratée chez Suzie Wong. Mais son visage (de hautes pommettes à l’espagnole, des yeux noirs dévorants, des cheveux tourbillonnants d’un noir bleuté aussi luisants que l’aile du corbeau) était exactement celui d’Ava Gardner. Et ses jambes, celles de Cyd Charisse.
Sasha fut perdu dès le premier regard. Avant même qu’il soit descendu du taxi, Lush Life avait posé son flacon et traversé la rue en ondulant des hanches comme une danseuse de hula-hoop. Les lèvres rouges encadrées dans sa vitre ouverte elle souffla sur lui, une seule fois, un parfum de cannelle et de clou de girofle.
— Un petit dévergondage ?
Au bout de dix minutes, Saha revint seul. Sur sa joue, la tache en forme de cimeterre était si incandescente qu’elle semblait prête à prendre feu en une combustion spontanée.
— Joli carton ? demandai-je.
— Yob Tvoyou Mat ! Révisionniste ! siffla-t-il.
Et, déchargeant toutes mes affaires, il les abandonna en tas sur le trottoir et s’éloigna sans dire au revoir.
L’hôtel était tenu par deux frères grecs, Mike et Petros Kassimatis, tous deux trapus, larges et chauves, des bouches d’incendie sur pieds, dans le style Tony Galento Deux-Tonnes. Tous les poils qui leur manquaient au sommet du crâne poussaient ailleurs en quantité incroyable, comme pour se faire pardonner. D’impénétrables jungles noires jaillissaient de leurs poignets et de leur cou, s’échappaient à la taille de sous leurs sweat-shirts et, comme les vrilles de la vigne, remontaient même sur les jambes de leur pantalon. Mike portait des lunettes et un tas de chaînes en or, Petros avait une verrue sur le nez. Autrement, ils ressemblaient à deux travailleurs à la chaîne.
— Deux pisses dans un même pot, comme disait Sasha.
En remplissant ma fiche, Mike m’examina des pieds à la tête puis de la tête aux pieds et cracha par terre. Mais quand il vit ma machine à écrire, il recula comme le comte Dracula devant un crucifix.
— Vous êtes écrivain ? gronda-t-il. Vous allez écrire des choses sur l’hôtel ?
Je répondis par un grognement prudent.
— Je vous préviens, ne dites pas de mal de l’hôtel, parce que si vous dites du mal de l’hôtel, vous écrirez les mains cassées.
— Non, corrigea Petros. Il n’écrira pas les mains cassées, il n’aura plus de mains du tout.
Comparée au voisinage, ils tenaient un maison impeccable : il y avait un évier et des couvertures dans toutes les chambres, on changeait les serviettes chaque semaine, fumer du crack était laissé à la discrétion de chacun et tout client pris en train de dessiner des graffitis dans les couloirs sortait aussitôt les pieds devant. Cinq étages, vingt-sept chambres, un seul téléphone. CHAMBRES INTIMES POUR LES CONNAISSEURS, disait la note effacée, ronéotée, punaisée contre ma porte.
La mienne, un cellule de deux mètres cinquante sur trois, ne manquait pas de charme. Sous l’ampoule nue, il y avait des fleurs, de petits bouquets bleus et roses s’épanouissaient sur le papier peint et des marguerites montraient timidement le bout de leurs pétales sous les taches du couvre-lit. Certes, ma fenêtre donnait sur une colonne d’aération, un mur de béton et des tuyauteries. Mais en avançant la tête assez loin et en tendant le cou, je parvenais, à force de contorsions, à apercevoir un morceau de ciel.
Dans la mythologie de Times Square, cet endroit était connu sous le nom d’hôtel Moose (Élan). Personne ne savait pourquoi, sinon qu’il y avait aussi un hôtel Elk (Cerf) sur la Huitième Avenue. « Et c’est pas ici. »
Nik Cohn : Broadway, La Grande Voie Blanche – 1992
(Trad. Élisabeth Peellaert)
jeudi 20 novembre 2014
Quantès
Quantès ? Corruption de Quand
est-ce ? Lorsqu'un compositeur est nouvellement admis dans un atelier,
on lui rappelle par cette interrogation qu'il doit payer son article 4 ;
c'est pourquoi Payer son quantès est devenu synonyme de payer son
article 4. Cette locution est usitée dans d'autres professions.
Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883
Quantès ou Quand est-ce ? (Le) : Tournée payée par le nouvel arrivant à ses camarades de bureau ou d'atelier.
Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)
(Index)
Géo Sandry & Marcel Carrère : Dictionnaire de l’argot moderne (1953)
(Index)
Napoléon et Paris (et puis les chats, aussi...)
Pas
question de pause pour le moment dans ce présent blog, comme il est
fait allusion ci-dessous. Mais cette réédition est l'occasion de
rapprocher ces deux billets dominés par le coq-à-l'âne. Ils ont été
publiés respectivement en juin et en juillet 2008 sous des titres différents dans notre site précédent...
L'auteur de ce blog, jugeant que sa production est un peu élevée et que la moindre panne d'inspiration pourrait nuire au rythme imposé par lui, a décidé de lever un peu le pied avant que de subir d'une manière trop pregnante le vertige du prompt palpitant (équivalent électronique de l'angoisse de la page blanche).
En conséquence, le soussigné va emmagasiner quelques articles et les publier à raison d'un ou deux textes par semaine. Au bout d'un an cela fera tout de même une belle quantité.
Reste que l'envie d'être lu demeure.
Sinon, l'on ne ferait pas de blog.
N'ayant pas les ressources immodérées du marketing, nous nous bornerons à faire preuve d'une astuce qui a déjà fait ses preuves.
C'est François Valorbe, publiant son ouvrage intitulé Napoléon et Paris, qui donne la voie à suivre. L'auteur, ayant décidé d'être lu, s'était renseigné sur les titres les plus vendeurs, d'où icelui nommé ci-dessus - n'ayant du reste aucun rapport avec le contenu.
Désormais, ni Napoléon ni Paris ne font autant recette qu'en 1959, année de parution du livre, chez Losfeld.
Restent les chats.
Nous intitulerons donc ce bref article : «Les Chats de Napoléon à Paris» ce qui va rendre ce blog éminemment populaire et consensuel. Bien entendu, nous mettrons également une photo.
L'auteur de ce blog, jugeant que sa production est un peu élevée et que la moindre panne d'inspiration pourrait nuire au rythme imposé par lui, a décidé de lever un peu le pied avant que de subir d'une manière trop pregnante le vertige du prompt palpitant (équivalent électronique de l'angoisse de la page blanche).
En conséquence, le soussigné va emmagasiner quelques articles et les publier à raison d'un ou deux textes par semaine. Au bout d'un an cela fera tout de même une belle quantité.
Reste que l'envie d'être lu demeure.
Sinon, l'on ne ferait pas de blog.
N'ayant pas les ressources immodérées du marketing, nous nous bornerons à faire preuve d'une astuce qui a déjà fait ses preuves.
C'est François Valorbe, publiant son ouvrage intitulé Napoléon et Paris, qui donne la voie à suivre. L'auteur, ayant décidé d'être lu, s'était renseigné sur les titres les plus vendeurs, d'où icelui nommé ci-dessus - n'ayant du reste aucun rapport avec le contenu.
Désormais, ni Napoléon ni Paris ne font autant recette qu'en 1959, année de parution du livre, chez Losfeld.
Restent les chats.
Nous intitulerons donc ce bref article : «Les Chats de Napoléon à Paris» ce qui va rendre ce blog éminemment populaire et consensuel. Bien entendu, nous mettrons également une photo.
Il y a quelques articles de là, je faisais allusion à François Valorbe…
Voici ce que j’ai retrouvé :
Eric Losfeld : Endetté comme une mule, ou : La passion d’éditer – Belfond, 1979
Bien sûr, tout le livre est à lire intégralement et plusieurs fois !
Nous y reviendrons un jour, Eric Losfeld est un Personnage qui ne peut pas laisser indifférent…
Je ne possède pas le livre de Valorbe, bien que j’ai croisé ce volume plusieurs fois dans ma carrière professionnelle. Mais je ne désespère pas d’en retrouver un pour ma bibliothèque.
Voici ce que j’ai retrouvé :
« […] De toute façon Valorbe mérite de passer à la postérité pour un canular digne des meilleurs d’Alphy. Il m’avait apporté des contes qui me séduisirent d’emblée : malheureusement aucun des titres de ces contes ne pouvaient donner son titre à l’ouvrage. Le lendemain, il imagina une préface – stratagème qui était en fait un alibi pour le titre trouvé, Napoléon et Paris :On trouvera cet extrait dans :
« Il était une fois un homme qui s’appelait Napoléon. Cet homme habitait Paris. Pour plus de précision, disons que notre héros avait Napoléon pour patronyme et ceci est assez rare, contrairement au prénom fort répandu un peu partout. Le sien de prénom devait être quelque chose comme Bonaparte. Pour plus de précision encore, il est bon d’ajouter que ce Bonaparte Napoléon habitait la petite ville du Kentucky qui répond au joli nom de Paris… Le présent texte n’est qu’un prétexte : celui de donner un titre au recueil. Un de nos amis, des mieux informés en la matière, nous ayant assuré que, best-sellers mis à part, les titres les plus aisément négociables sur le marché de la librairie sont, dans l’ordre, les nominatifs « Napoléon » et « Paris », nous avons pensé qu’il serait vraiment trop bête de passer à côté d’une affaire si belle et si facile. »
Ce livre, à cause de son titre, eut l’insigne honneur de figurer en bonne place dans la vitrine, consacrée à l’épopée impériale, d’un libraire voisin de l’École Militaire. »
Eric Losfeld : Endetté comme une mule, ou : La passion d’éditer – Belfond, 1979
Bien sûr, tout le livre est à lire intégralement et plusieurs fois !
Nous y reviendrons un jour, Eric Losfeld est un Personnage qui ne peut pas laisser indifférent…
Je ne possède pas le livre de Valorbe, bien que j’ai croisé ce volume plusieurs fois dans ma carrière professionnelle. Mais je ne désespère pas d’en retrouver un pour ma bibliothèque.
P.S.
: Il est généralement d’usage de donner également la page ou se trouve
l’extrait. Eh bien non, vous ne l’aurez pas.
Z’avez qu’à lire le livre en entier !
Z’avez qu’à lire le livre en entier !
Une historiette de Béatrice
Devant le coin romans (classement alphabétique) :
— « Et comment je fais pour trouver un roman écrit par un anonyme ?
— Quel titre cherchez-vous ?
— Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée. »
Cette historiette a été publiée pour la première fois en novembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne
— « Et comment je fais pour trouver un roman écrit par un anonyme ?
— Quel titre cherchez-vous ?
— Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée. »
Cette historiette a été publiée pour la première fois en novembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne
On pave !
On pave ! Exclamation pittoresque
qui exprime l'effroi d'un débiteur amené par hasard à passer dans une
rue où se trouve un loup. Le typo débiteur fait alors un circuit plus
ou moins long pour éviter la rue où l'on pave.
Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883
(Index)
mercredi 19 novembre 2014
Balades dans la Cité de la nuit — V
La dernière fois que j’étais venu dans la 42e
rue, c’était pendant une vague de chaleur. Maintenant il faisait un froid de
canard. J’avais les mains dans les poches, mon manteau boutonné jusqu’au ras du
cou et je regrettais de n’avoir pas pensé à mettre des gants et un cache-nez.
Le ciel était de divers tons de gris, et la neige annoncée par la météo allait
certainement finir par tomber.
Malgré tout, la rue ne semblait guère avoir changé. les gamins qui se tenaient par petits groupes sur les trottoirs portaient des vêtements un peu plus épais mais on ne pouvait quand même pas dire que leurs tenues étaient de saison. Ils remuaient sans doute un peu plus, sautillaient sur place pour se réchauffer mais, en dehors de ça, ils étaient a peu près comme avant.
Je parcourus le pâté de maisons dans les deux sens, en marchant d’un côté de la rue, puis de l’autre, et quand un gamin noir me demanda « Envie de fumer ? », au lieu de l’envoyer promener en secouant négativement la tête, j’indiquai du doigt l’entrée d’un immeuble et je m’y rendis. Il m’y suivit aussitôt, et ses lèvres remuèrent à peine quand il me demanda ce que je voulais.
— Je cherche TJ, répondis-je.
— TJ, fit-il. Ben, si j’en avais, c’est sûr que je vous en vendrais. Je vous ferais même un bon prix.
— Tu le connais ?
— Parce que c’est quelqu’un ? je croyais que c’était une marchandise, vous savez.
— Ça ne fait rien, dis-je en me détournant pour m’en aller. Son bras m’arrêta.
— Hé doucement. On est en pleine conversation. Qui c’est ce TJ ? C’est un disc-jockey ? TJ le DJ, c’est pas chouette, ça ?
— Si tu ne le connais pas…
— Quand on parle de TJ, ça me fait penser à ce vieux qui était lanceur de l’équipe des Yankees. Tommy John ? Il a pris sa retraite. Si vous voulez quelque chose de la part de TJ, vous feriez mieux de me le demander.
Je lui donnai ma carte.
— Dis-lui de m’appeler.
— Hé, de quoi j’ai l’air, mec, d’un putain de garçon de course ?
J’eus une demi-douzaine de variantes de cette conversation avec une demi-douzaine d’autres citoyens modèles. Certains me dirent qu’il connaissaient TJ, d’autres qu’ils ne le connaissaient pas, et je n’avais aucune raison de croire les uns ou les autres sur parole. Aucun d’entre eux ne savait avec certitude ce que j’étais vraiment, mais j’étais forcément un exploiteur potentiel ou une éventuelle victime, quelqu’un qui essaierait de les mettre au pas ou quelqu’un qu’ils pourraient faire marcher.
L’idée me vint que je ferais peut-être aussi bien d’engager quelqu’un d’autre, plutôt que de m’efforcer à trouver TJ — qui n’était après tout qu’un autre petit voyou débrouillard puisqu’il s’était débrouillé pour soutirer cinq dollars sans effort à un vieux type aguerri et madré de mon espèce. Si je voulais distribuer des billets de cinq dollars, la rue était pleine de gamins qui seraient ravis de prendre mon argent.
En outre, ils étaient tous plus faciles à trouver que TJ qui pouvait très bien ne pas être libre. Cela faisait six mois que je ne l’avais pas vu, et six mois, ça faisait très longtemps dans ce petit bout de rue. Il avait pu décider d’exercer ses talents dans un autre quartier. Il avait peut être trouvé un emploi. A moins qu’il ne soit en train de faire un séjour en taule.
Il se pouvait aussi qu’il soit mort. Quand cette possibilité m’apparut, j’observai les jeunes dans la rue et je me demandai combien d’entre eux fêteraient leur trente-cinquième anniversaire. La drogue en tuerait certains, la maladie en tuerait d’autres, une bonne partie du restant trouveraient le moyen de s’entre-tuer. Je ne m’attardai pas sur cette pensée qui avait de quoi vous ficher le cafard. La 42e rue était suffisamment déprimante quand on considérait les choses au présent. Y penser au futur était intolérable.
Malgré tout, la rue ne semblait guère avoir changé. les gamins qui se tenaient par petits groupes sur les trottoirs portaient des vêtements un peu plus épais mais on ne pouvait quand même pas dire que leurs tenues étaient de saison. Ils remuaient sans doute un peu plus, sautillaient sur place pour se réchauffer mais, en dehors de ça, ils étaient a peu près comme avant.
Je parcourus le pâté de maisons dans les deux sens, en marchant d’un côté de la rue, puis de l’autre, et quand un gamin noir me demanda « Envie de fumer ? », au lieu de l’envoyer promener en secouant négativement la tête, j’indiquai du doigt l’entrée d’un immeuble et je m’y rendis. Il m’y suivit aussitôt, et ses lèvres remuèrent à peine quand il me demanda ce que je voulais.
— Je cherche TJ, répondis-je.
— TJ, fit-il. Ben, si j’en avais, c’est sûr que je vous en vendrais. Je vous ferais même un bon prix.
— Tu le connais ?
— Parce que c’est quelqu’un ? je croyais que c’était une marchandise, vous savez.
— Ça ne fait rien, dis-je en me détournant pour m’en aller. Son bras m’arrêta.
— Hé doucement. On est en pleine conversation. Qui c’est ce TJ ? C’est un disc-jockey ? TJ le DJ, c’est pas chouette, ça ?
— Si tu ne le connais pas…
— Quand on parle de TJ, ça me fait penser à ce vieux qui était lanceur de l’équipe des Yankees. Tommy John ? Il a pris sa retraite. Si vous voulez quelque chose de la part de TJ, vous feriez mieux de me le demander.
Je lui donnai ma carte.
— Dis-lui de m’appeler.
— Hé, de quoi j’ai l’air, mec, d’un putain de garçon de course ?
J’eus une demi-douzaine de variantes de cette conversation avec une demi-douzaine d’autres citoyens modèles. Certains me dirent qu’il connaissaient TJ, d’autres qu’ils ne le connaissaient pas, et je n’avais aucune raison de croire les uns ou les autres sur parole. Aucun d’entre eux ne savait avec certitude ce que j’étais vraiment, mais j’étais forcément un exploiteur potentiel ou une éventuelle victime, quelqu’un qui essaierait de les mettre au pas ou quelqu’un qu’ils pourraient faire marcher.
L’idée me vint que je ferais peut-être aussi bien d’engager quelqu’un d’autre, plutôt que de m’efforcer à trouver TJ — qui n’était après tout qu’un autre petit voyou débrouillard puisqu’il s’était débrouillé pour soutirer cinq dollars sans effort à un vieux type aguerri et madré de mon espèce. Si je voulais distribuer des billets de cinq dollars, la rue était pleine de gamins qui seraient ravis de prendre mon argent.
En outre, ils étaient tous plus faciles à trouver que TJ qui pouvait très bien ne pas être libre. Cela faisait six mois que je ne l’avais pas vu, et six mois, ça faisait très longtemps dans ce petit bout de rue. Il avait pu décider d’exercer ses talents dans un autre quartier. Il avait peut être trouvé un emploi. A moins qu’il ne soit en train de faire un séjour en taule.
Il se pouvait aussi qu’il soit mort. Quand cette possibilité m’apparut, j’observai les jeunes dans la rue et je me demandai combien d’entre eux fêteraient leur trente-cinquième anniversaire. La drogue en tuerait certains, la maladie en tuerait d’autres, une bonne partie du restant trouveraient le moyen de s’entre-tuer. Je ne m’attardai pas sur cette pensée qui avait de quoi vous ficher le cafard. La 42e rue était suffisamment déprimante quand on considérait les choses au présent. Y penser au futur était intolérable.
Lawrence Block : Une danse aux abattoirs — 1991
(Trad. Rosine Fitzgerald)
mardi 18 novembre 2014
Une historiette de George
Deux types entrent, la cinquantaine, voûtés, l'air fatigué.
— « Bonjour, est ce que vous achetez des livres ?
— Désolé, pas pour l'instant.
— Ah... Non, mais sinon, vous en reprenez ?
— Non, je ne peux rien racheter pour l'instant.
— Ah... Donc, pas pour l'instant ?
— Non.
— Bon, eh bien... au revoir.
— Au revoir. »
— « Bonjour, est ce que vous achetez des livres ?
— Désolé, pas pour l'instant.
— Ah... Non, mais sinon, vous en reprenez ?
— Non, je ne peux rien racheter pour l'instant.
— Ah... Donc, pas pour l'instant ?
— Non.
— Bon, eh bien... au revoir.
— Au revoir. »
lundi 17 novembre 2014
Originale, mon oeil
Il y en a un au fond de la classe qui n’a pas l’air d’avoir suivi :
- « Pourquoi parlez-vous "d’originales" et non d’originaux quand vous parlez de certains livres ? »
Pfff…
- Parce que je parle d’éditions originales et que c’est au féminin, tiens ! Y’en a, j’vous jure !
Les
originaux, ce sont souvent les amateurs d’originales. Il y aurait des
portraits à faire, chaque librairie possédant sa propre collection.
Cette originalité, qui plus est, ne se transmet pas de la même façon
d’une librairie à l’autre alors que c’est la même personne qui la
véhicule. Nous avons affaire ici à une idiosyncrasie symbiotique
interactive entre l’amateur d’originale et le libraire… une sorte
d’araignée au plafond portable, quoi.
Il y a les originales, les vraies.
Et puis, il y a également celles que l’on aimerait nous faire passer pour telles.
Je
ne parle pas du tout venant en provenance d’Ebay, où il m’a été donné
de voir des rééditions récentes passer pour originales (Le Voleur, de Darien, en édition Pauvert, par exemple). On ne tire pas sur les ambulances. Enfin, surtout lorsqu’elles sont vides.
Je
veux parler plutôt d’une manie développée il y a déjà pas mal de temps
dans les catalogues et qui s’est perpétuée jusque dans les descriptifs
sur Internet. Cela consiste à prendre un ouvrage quelconque et lui
accoler un Mention fictive d’édition ou Année de l’originale,
etc. Et alors, me diriez-vous, nous voici avertis, pas besoin de
s’agiter pour autant ? J’agréerais volontiers cette remarque si ces
livres ne subissaient également une montée appréciable de leur prix par
rapport aux mêmes ouvrages n’ayant pas reçu l’honneur de ces mentions.
Sans doute est-ce la proximité mythique de l’originale qui déclenche
cette subite inflation, mais, à mes yeux, rien ne la justifie.
Une
édition originale est le premier tirage de la première édition. On
comprend dans celle-ci, la déclinaison de tous les papiers : tirage de
tête, second papier, tirage d’édition, service de presse, tirages hors
commerces, réservés, pourvu que ceux-ci comportent les mêmes
spécifications de tirages et les mêmes dates.
Or, ce n’est certes pas
le cas d’un ouvrage publié la même année que l'originale et qui, par le
fait, ne fait pas partie du même tirage. Ainsi,l’achevé d’imprimer fait
souvent foi, la justification du tirage également, parfois le papier
utilisé ou même la couverture, et une infime différence est bien souvent
déterminante. Tout autre mention impliquant une différence avec
l'originale, même une correction typographique dans le texte témoigne du
fait que nous ne sommes pas en présence du premier tirage de la
première édition. Ainsi, si vous avez un ouvrage en main, avec un bon
achevé d'imprimer, correspondant à la première édition, la même
apparence qu'une édition originale mais avec la mention de "deuxième
édition" ou "quatrième édition" sur la couverture, il nous faudra une
preuve objective que cette mention a été ajoutée par l'éditeur sur le
premier tirage. Cette preuve n'existe généralement pas, car la plupart
des libraires n'ont pas accès aux archives des éditeurs si tant est
qu'elles existent. Les seules sources sont encore les bibliographies
spécialisées qui demeurent souvent muettes sur la question.
Quant à
la « mention fictive » si chère à quelques confrères, je conçois mal
qu’elle soit si souvent sur la page de titre, ce qui signifie que l’on
aurait refait un tirage à part d’un cahier, retiré l’ancien pour le
remplacer par le nouveau, tout ceci après avoir débroché les quelques
milliers d’exemplaires.
C’est, cela, oui…
Cela aurait été
prémédité dès le début par l‘éditeur ? En bibliographie, ce genre de
chose doit être vérifié et j’aimerais beaucoup en connaître les sources,
dans ces cas précis.
J’arrête d’ironiser.
Je veux seulement ici
évoquer une dérive courante du catalogage qui peut, dans les mains les
plus indélicates, être un moyen d’écouler des ouvrages en un état
médiocre avec le prestige d’une « presqu’originale ». Si le libraire
peut – et doit – alimenter le fétichisme de ses clients, il est des
perversions qu’il serait souhaitable d’éviter. Ainsi, créer une sorte de
classe intermédiaire et indéterminée d’ouvrages ne sert qu’à rendre anodin
le concept d’édition originale et détourner l’attention de l’amateur de
bien d’éditions courantes dans un meilleur état.
Il ne me vient
certes pas à l’idée de vouloir réglementer d’une quelconque manière ce
genre de pratique. Je souhaite seulement que les quelques lecteurs de ce
blog aient conscience de cette petite manie et que, en s’y prêtant, ils
risquent simplement de prendre des vessies pour des lanternes.
Comme je l'écrivais à l'un des mes camarades de jeux, chez Henri Lheritier (son blog ne semble plus exister),
ce n’est pas l’année qui compte mais le plaisir qu’on en tire. Et si
vous tenez réellement à une édition originale, ne confondez pas
bibliophile et bibliomane, les deux sont compulsionnels, subissent des
bouffées délirantes, mais l’un des deux, au moins, est un maniaque de
l’exactitude.
Alors, originale ou pas ? C'est à vous de choisir, les
motivations des bibliophiles, et des amateurs de livres en général, sont
infinies. En achetant ces ouvrages on achète une part de fantasme : "Le
premier, rare, avec la faute à la page 165 et sans la couverture de
relais !!! Celui-là et rien d'autre, même pas le tirage sur beau papier
fait une semaine après, ça compte pas !" Pour ceux-là, la "mention
fictive" de tirage, d'édition ou autre faribole ne sert qu'à discréditer
le libraire.
Personnellement, bien qu’un peu bibliophile, je préfère
souvent ranger dans ma bibliothèque un volume en bon état et agréable
plutôt qu'une ruine glorieuse...
Enfin, ce codicille : il est vrai
que certains ouvrages ont fait l’objet d’une mention fictive d’édition
ou de mille. Le fait est avéré dans quelques rares cas. Mais comment le
savoir ? Dans ces cas là, il n’y a qu’une seule réponse : faire preuve
de prudence, de modestie, et se taire.
Ce billet est paru en juillet 2008 sur le blog Feuilles d'automne.
L'absinthe ne vaut rien après déjeuner
L'absinthe ne vaut rien après déjeuner.
Locution peu usitée, que l'on peut traduire : Il est désagréable, en
revenant de prendre son repas, de trouver sur sa casse de la correction
à exécuter. Dans cette locution, on joue sur l'absinthe, considérée
comme breuvage et comme plante. La plante possède une saveur amère.
Avec quelle amertume le compagnon restauré, bien dispos, se voit obligé
de se coller sur le marbre pour faire un travail non payé, au moment où
il se proposait de pomper avec acharnement. Déjà, comme Perrette, il
avait escompté cet après-dîner productif.
Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883
(Index)
Balades dans la Cité de la nuit — IV
Pour pouvoir mener de front la multitude de rackets et
d’affaires plus ou moins louches dont il s’occupait, il fallait que Rothstein
ait de solides appuis politiques. Il était à tu et à toi avec de gros manitous
de Tammany Hall tels que Jimmy Hines et Thomas Foley, et son influence
s’étendait jusqu’aux sergents de villes et aux agents de la prohibition. A la
fin des années vingt, il consacrait le plus clair de ses activités à ses
affaires de drogues.
Il entretenait une ancienne actrice, Inez Norton. Sa femme finit par se lasser et demanda le divorce.
Le 4 novembre 1928, Rothstein emmena Inez Norton dîner au Colony. Il la laissa ensuite dans un cinéma et se rendit au Lindy’s. Cette brasserie située sur Broadway entre la Quarante-neuvième et la Cinquantième Rues était le quartier général favori de Rothstein. Assis dans un box devant un verre de jus d’orange, il recevait l’un après l’autre les quémandeurs qui venaient solliciter un prêt, un service ou un conseil. c’est au Lindy’s qu’il accepta de commanditer un homme comme Lucky Luciano… et une opérette comme La Rose Jaune d’Abie. Ce dimanche soir là, il était assis dans son box habituel et bavardait à voix basse avec Meehan. Un peu après dix heures, on le demanda au téléphone. Il alla prendre la communication à la caisse, puis il revint à sa table et tendit à Meehan un calibre 38 en lui disant :
— Garde-moi ça, McManus me demande de passer le voir au Parc Central.
L’hôtel du Parc, qui s’appelle aujourd’hui le Parc Sheraton, se trouvait dans la Cinquante-sixième Rue, pas très loin du Lindy’s. Une demi-heure environ après avoir confié son pistolet à Meehan, Arnold Rothstein était devant la porte de service de l’hôtel avec une balle dans l’estomac. il tenait encore debout et quand un groom voulut l’aider, il lui dit :
— Appelez-moi un taxi, on vient de me tirer dessus.
Il entretenait une ancienne actrice, Inez Norton. Sa femme finit par se lasser et demanda le divorce.
Le 4 novembre 1928, Rothstein emmena Inez Norton dîner au Colony. Il la laissa ensuite dans un cinéma et se rendit au Lindy’s. Cette brasserie située sur Broadway entre la Quarante-neuvième et la Cinquantième Rues était le quartier général favori de Rothstein. Assis dans un box devant un verre de jus d’orange, il recevait l’un après l’autre les quémandeurs qui venaient solliciter un prêt, un service ou un conseil. c’est au Lindy’s qu’il accepta de commanditer un homme comme Lucky Luciano… et une opérette comme La Rose Jaune d’Abie. Ce dimanche soir là, il était assis dans son box habituel et bavardait à voix basse avec Meehan. Un peu après dix heures, on le demanda au téléphone. Il alla prendre la communication à la caisse, puis il revint à sa table et tendit à Meehan un calibre 38 en lui disant :
— Garde-moi ça, McManus me demande de passer le voir au Parc Central.
L’hôtel du Parc, qui s’appelle aujourd’hui le Parc Sheraton, se trouvait dans la Cinquante-sixième Rue, pas très loin du Lindy’s. Une demi-heure environ après avoir confié son pistolet à Meehan, Arnold Rothstein était devant la porte de service de l’hôtel avec une balle dans l’estomac. il tenait encore debout et quand un groom voulut l’aider, il lui dit :
— Appelez-moi un taxi, on vient de me tirer dessus.
Ron Goulart : Les 13 César — 1967
(Trad. Noël Chassériau)
Dans lequel le Tenancier commence à vitupérer, se fait meneuse de revue et finit par vouloir faire un communiqué
— « Euh… dites, Tenancier…
— Quoi encore ?
— Quelle est votre opinion sur…
— Ah non, ça ne va pas recommencer ? L’autre fois, vous me demandez mon avis sur une connerie ministérielle et paf deux jours après, qu’est-ce qui déboule ? Christine Angot qui cite Duras dans Libération sur le même sujet ! Pour le coup, je me sens mal, moi, j’ai l’air d’adhérer par anticipation. Partant du même principe, comme je vais répondre à vos questions à la noix, on risque de se retrouver à faire de la table tournante en compagnie de Maurice Druon, Michel Droit et Jean Dutourd ! Du gore en direct. Bientôt quand je vais vous voir arriver, faudra que je fasse provision de pattes de lapin ! Merdalors, Christine Angot ! Duras ! Libération ! La scoumoune, quoi.
— Je ne peux pas dire le contraire, Tenancier, mais qu’est-ce que vous êtes ronchon, vous alors !
— Quand on m’importune, toujours.
— Je peux vous poser la question, oui ou non ?
— Vous pouvez toujours essayer, pas sûr que je réponde.
— Alors, c’est Jean-Luc Mélenchon qui…
— Je vois. Laissez tomber.
— Eh bien quoi ?
— Vous alliez me dire que Mélenchon n’aime pas Assassin Creed parce que ça dit du mal de Robespierre, c’est ça ? Alors ne vous fatiguez pas parce qu’encore une fois vous me posez des questions sur les conneries proférées par mes contemporains et que je m’en bats un peu les choses, voyez-vous.
— Tout de même…
— Pfff… Qu’est-ce que vous voulez que je dise ?... En plus ça va me mettre mal avec des gens que j’aime bien, même s’ils aiment un peu trop les Jean-Luc. En gros, le stalinien au petit pied, là, il est dans son rôle : ça bat de l’estrade, ça vitupère à bon compte, et puis quoi ? On va retirer le jeu de la vente ?
— Oui, mais les valeurs de la République…
— Ouais, les anachronismes relevés par les historiens, les portrait caricaturaux… si vous voulez une analyse sérieuse allez donc voir du côté des historiens. Tenez, il y a un blog consacré à la Révolution, jetez un oeil là, on en parle et c’est intéressant. Cela dit, c’est aussi à côté de la plaque, selon moi, au sujet de ce jeu. Et puis, votre République, hein, demandez donc à la Ligue des Droits de l’Homme, vous en aurez des nouvelles.
— Pourquoi « à côté de la plaque ».
— Parce que tout le monde feint de penser que ce jeu qui consiste à dessouder ses — presque — contemporains serait une œuvre de l’esprit. Or ce machin est un produit ludique, distribué certes par une boîte française mais dont la zone de chalandise est le monde entier.
— Et alors ?
— Faut tout vous dire, à vous ? Vous avez souvent l’intention de venir me faire votre numéro ? Bon, j’explique : ces jeux empruntent des marqueurs qui n’appartiennent ni à l’histoire ni à la culture réelle. Les archétypes utilisés — guillotines, drapeau tricolore, Bastille — sont utilisés pour baliser le jeu, ce sont simplement quelques briques disposées pour le repère du joueur, pour lui vendre de « l’exotisme ». Ces éléments font partie d’un fonds qui doit plus aux lieux communs que la complexité du réel. Ce n’est pas une thèse pour faire réfléchir Kevin sur le côté LOL de la période thermidorienne. Tiens, c’est comme Notre Dame de Paris.
— Ah, Hugo…
— Non ! Disney.
— Une de vos comparaison, encore ?
— Oui : vous vous souvenez de la cathédrale, dans le truc honteux qu’ils osent appeler « dessin animé » ?
— Vaguement.
— Le beau parvis, devant, qui a été dégagé sous… Viollet Le Duc, par exemple ?
— Anachronisme, voilà.
— Oui, mais voulu ! Aussi volontaire que les archétypes utilisés pour Assassin Creed ! Kevin se tape comme de sa première cartouche Sega de l’histoire de la Révolution française. Mathiez ? Inconnu au bataillon. Fume c’est du conventionnel. En revanche on y retrouve toute l’imagerie idiote qui traîne dans le monde entier et c’est normal, c’est un produit avec des vrais morceaux d’artefacts virtuels dedans, c’est du reconstitué après lyophilisation mondialisante, sachant que la première clientèle pour ces machins est anglo-saxonne et qu’Assassin Creed doit plus aux histoires du Mouron Rouge de la Baronne Orczy qu’à un livre d’Histoire de l’école primaire. C’est de l’imagerie à touriste, rien d’autre. Bref, de la connerie en barre, mon cher. Même pas de quoi s’insurger, c’est un produit calibré issu de l’économie libérale, fabriqué pour aliéner un chouïa et certainement pas pour conscientiser l’éventuel utilisateur. Ils ne vont tout de même pas se tirer une balle dans le pied… Du reste le peuple y semble considéré comme une bande de salauds. Tiens ! Comme dans Métronome de Lorant Deutsch.
— Sauf que ce dernier fait de l’histoire…
— … comme je suis meneuse de revue à l’Alcazar. Et à mon avis, j’ai plus mes chances. Au fait, à propos de trucs intelligents, vous vous souvenez de la loi sur les publications destinées à la jeunesse ?
— Oui, enfin, je crois. Vous voulez faire allusion au fait que le moindre journal devait contenir quelques pages à vocation pédagogiques, quelque chose comme ça ?
— Vous vous souvenez des rubriques « Le Saviez-vous ? » dans Météor, dans Battler Britton, etc. ? Eh bien, vous savez quoi ?
— Non, mais je ne vais pas tarder…
— Tout juste. Eh bien on dirait qu’il n’y a pas de rubrique pédagogique dans Assassin Creed. Étonnant, non ? Mais il est vrai que c'est un produit classé « 18 ans et plus ». Je me résume : aucun alibi pédagogique, produit industriel calibré, marchandise spectaculaire, une bonne daube contemporaine, quoi.
— Donc, Mélenchon…
— Merci de me remettre sur les rails, mon vieux. En définitive, je lui donne raison de ne pas être content. Étant donné qu’on nage dans le bonheur, que le stade ultime de la lutte des classes a abouti à l’utopie socialiste, les seuls moments d’exaltations militantes se situent bien au niveau de la critique d’un jeu vidéo.
— Vous persiflez.
— Moi ? Jamais ! Je ne me permettrais pas, voyons. N’empêche que je me ferais bien une partie. J’ai vu des mômes jouer sur des versions antérieures, c’était assez bluffant.
— Vous jouez, Tenancier ? J’aurais jamais cru.
— De temps en temps sur des jeux de stratégie, mais attention, hein, y’aurait de quoi redire sur les manœuvres des hastatis dans la légion romaine, c’est pas du tout crédible, je trouve !
— Ah ?
— D’ailleurs, je vais faire un communiqué ! Faut pas déconner avec la légion romaine… »
(Post scriptum quelques heures après : au même moment, le blog Le Moine Bleu fait un billet sur le Jean-Luc. On adore).
— Quoi encore ?
— Quelle est votre opinion sur…
— Ah non, ça ne va pas recommencer ? L’autre fois, vous me demandez mon avis sur une connerie ministérielle et paf deux jours après, qu’est-ce qui déboule ? Christine Angot qui cite Duras dans Libération sur le même sujet ! Pour le coup, je me sens mal, moi, j’ai l’air d’adhérer par anticipation. Partant du même principe, comme je vais répondre à vos questions à la noix, on risque de se retrouver à faire de la table tournante en compagnie de Maurice Druon, Michel Droit et Jean Dutourd ! Du gore en direct. Bientôt quand je vais vous voir arriver, faudra que je fasse provision de pattes de lapin ! Merdalors, Christine Angot ! Duras ! Libération ! La scoumoune, quoi.
— Je ne peux pas dire le contraire, Tenancier, mais qu’est-ce que vous êtes ronchon, vous alors !
— Quand on m’importune, toujours.
— Je peux vous poser la question, oui ou non ?
— Vous pouvez toujours essayer, pas sûr que je réponde.
— Alors, c’est Jean-Luc Mélenchon qui…
— Je vois. Laissez tomber.
— Eh bien quoi ?
— Vous alliez me dire que Mélenchon n’aime pas Assassin Creed parce que ça dit du mal de Robespierre, c’est ça ? Alors ne vous fatiguez pas parce qu’encore une fois vous me posez des questions sur les conneries proférées par mes contemporains et que je m’en bats un peu les choses, voyez-vous.
— Tout de même…
— Pfff… Qu’est-ce que vous voulez que je dise ?... En plus ça va me mettre mal avec des gens que j’aime bien, même s’ils aiment un peu trop les Jean-Luc. En gros, le stalinien au petit pied, là, il est dans son rôle : ça bat de l’estrade, ça vitupère à bon compte, et puis quoi ? On va retirer le jeu de la vente ?
— Oui, mais les valeurs de la République…
— Ouais, les anachronismes relevés par les historiens, les portrait caricaturaux… si vous voulez une analyse sérieuse allez donc voir du côté des historiens. Tenez, il y a un blog consacré à la Révolution, jetez un oeil là, on en parle et c’est intéressant. Cela dit, c’est aussi à côté de la plaque, selon moi, au sujet de ce jeu. Et puis, votre République, hein, demandez donc à la Ligue des Droits de l’Homme, vous en aurez des nouvelles.
— Pourquoi « à côté de la plaque ».
— Parce que tout le monde feint de penser que ce jeu qui consiste à dessouder ses — presque — contemporains serait une œuvre de l’esprit. Or ce machin est un produit ludique, distribué certes par une boîte française mais dont la zone de chalandise est le monde entier.
— Et alors ?
— Faut tout vous dire, à vous ? Vous avez souvent l’intention de venir me faire votre numéro ? Bon, j’explique : ces jeux empruntent des marqueurs qui n’appartiennent ni à l’histoire ni à la culture réelle. Les archétypes utilisés — guillotines, drapeau tricolore, Bastille — sont utilisés pour baliser le jeu, ce sont simplement quelques briques disposées pour le repère du joueur, pour lui vendre de « l’exotisme ». Ces éléments font partie d’un fonds qui doit plus aux lieux communs que la complexité du réel. Ce n’est pas une thèse pour faire réfléchir Kevin sur le côté LOL de la période thermidorienne. Tiens, c’est comme Notre Dame de Paris.
— Ah, Hugo…
— Non ! Disney.
— Une de vos comparaison, encore ?
— Oui : vous vous souvenez de la cathédrale, dans le truc honteux qu’ils osent appeler « dessin animé » ?
— Vaguement.
— Le beau parvis, devant, qui a été dégagé sous… Viollet Le Duc, par exemple ?
— Anachronisme, voilà.
— Oui, mais voulu ! Aussi volontaire que les archétypes utilisés pour Assassin Creed ! Kevin se tape comme de sa première cartouche Sega de l’histoire de la Révolution française. Mathiez ? Inconnu au bataillon. Fume c’est du conventionnel. En revanche on y retrouve toute l’imagerie idiote qui traîne dans le monde entier et c’est normal, c’est un produit avec des vrais morceaux d’artefacts virtuels dedans, c’est du reconstitué après lyophilisation mondialisante, sachant que la première clientèle pour ces machins est anglo-saxonne et qu’Assassin Creed doit plus aux histoires du Mouron Rouge de la Baronne Orczy qu’à un livre d’Histoire de l’école primaire. C’est de l’imagerie à touriste, rien d’autre. Bref, de la connerie en barre, mon cher. Même pas de quoi s’insurger, c’est un produit calibré issu de l’économie libérale, fabriqué pour aliéner un chouïa et certainement pas pour conscientiser l’éventuel utilisateur. Ils ne vont tout de même pas se tirer une balle dans le pied… Du reste le peuple y semble considéré comme une bande de salauds. Tiens ! Comme dans Métronome de Lorant Deutsch.
— Sauf que ce dernier fait de l’histoire…
— … comme je suis meneuse de revue à l’Alcazar. Et à mon avis, j’ai plus mes chances. Au fait, à propos de trucs intelligents, vous vous souvenez de la loi sur les publications destinées à la jeunesse ?
— Oui, enfin, je crois. Vous voulez faire allusion au fait que le moindre journal devait contenir quelques pages à vocation pédagogiques, quelque chose comme ça ?
— Vous vous souvenez des rubriques « Le Saviez-vous ? » dans Météor, dans Battler Britton, etc. ? Eh bien, vous savez quoi ?
— Non, mais je ne vais pas tarder…
— Tout juste. Eh bien on dirait qu’il n’y a pas de rubrique pédagogique dans Assassin Creed. Étonnant, non ? Mais il est vrai que c'est un produit classé « 18 ans et plus ». Je me résume : aucun alibi pédagogique, produit industriel calibré, marchandise spectaculaire, une bonne daube contemporaine, quoi.
— Donc, Mélenchon…
— Merci de me remettre sur les rails, mon vieux. En définitive, je lui donne raison de ne pas être content. Étant donné qu’on nage dans le bonheur, que le stade ultime de la lutte des classes a abouti à l’utopie socialiste, les seuls moments d’exaltations militantes se situent bien au niveau de la critique d’un jeu vidéo.
— Vous persiflez.
— Moi ? Jamais ! Je ne me permettrais pas, voyons. N’empêche que je me ferais bien une partie. J’ai vu des mômes jouer sur des versions antérieures, c’était assez bluffant.
— Vous jouez, Tenancier ? J’aurais jamais cru.
— De temps en temps sur des jeux de stratégie, mais attention, hein, y’aurait de quoi redire sur les manœuvres des hastatis dans la légion romaine, c’est pas du tout crédible, je trouve !
— Ah ?
— D’ailleurs, je vais faire un communiqué ! Faut pas déconner avec la légion romaine… »
(Post scriptum quelques heures après : au même moment, le blog Le Moine Bleu fait un billet sur le Jean-Luc. On adore).
Jacques (Aller à Saint)
Jacques (Aller à Saint). v.
Faire des bourdons. « Un compositeur que l'on envoie à Saint-Jacques,
dit Momoro, est un compositeur à qui l'on indique sur ses épreuves des
remaniements à faire, parce que celui qui corrige les épreuves figure
avec sa plume une espèce de bourdon aux endroits omis pour indiquer
l'omission. » C'est sans aucun doute de cette grossière représentation
de l'espèce de long bâton sur lequel s'appuyaient les pèlerins à
Saint-Jacques-de-Compostelle que vient le mot Bourdon. Il faut ajouter que l'expression Aller à Saint-Jacques est actuellement presque inusitée. V. Aller en Galilée, en Germanie.
Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883
(Index)
dimanche 16 novembre 2014
Une historiette de Béatrice
Un tour dans la boutique plus tard :
— Dites, je me demandais, ce très bon livre à 9 euros est en état très
moyen, vous ne le mettriez pas dans la caisse à 1 euro ? »
Cette historiette a été publiée pour la première fois en novembre 2011 sur le blog Feuilles d'automne
Il n'y en a pas !
Il n'y en a pas ! Réponse
invariable du chef du matériel, du moins d'après le dire de MM. les
paquetiers. Le chef du matériel est chargé, entre autres fonctions, de
donner aux paquetiers la distribution et les sortes manquantes. On
comprend qu'il soit assailli de tous côtés. On prétend que, d'aussi loin
qu'il voit arriver vers lui un homme aux pièces, avant que celui-ci
ait ouvert la bouche, il s'empresse de répondre à une demande qui n'a
pas encore été formulée par ce désolant : Il n'y en a pas ! Dans
quelques maisons, Il n'y en a pas ! est remplacé par Derrière le poêle !
Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883
(Index)
vendredi 14 novembre 2014
Balades dans la Cité de la nuit — III
A cette époque, je n’avais pas pris de drogue et il ne
m’était pas venu à l’esprit d’y toucher. Je me mis en quête d’un acheteur pour
les deux articles et c’est ainsi que je fis la connaissance de Roy et d’Herman.
Je connaissais un petit truand natif de New York qui travaillait comme cuistot
chez Jarro’s, « histoire de se faire oublier », comme il
l’expliquait. Je l’appelai pour lui dire que j’avais quelque chose à fourguer
et lui donnai rendez-vous à l’Angle,
un bar de la 8e Avenue près de la 42e Rue.
Ce bar était le quartier général des voyous de la 42e
Rue, une bande de petits demi-sel. Ils étaient perpétuellement à la recherche
d’un « cerveau » capable de monter des coups et de leur dire
exactement ce qu’il fallait faire. Comme aucun « professionnel »
n’aurait accepter de s’acoquiner avec des types aussi visiblement paumés et
ratés, ils s’obstinaient à chercher, tout en racontant d’énormes bobards sur
leurs gros coups, se faisant oublier en travaillant comme plongeurs, barmans ou
serveurs, tabassant à l’occasion un ivrogne ou un pédé timide, toujours à la
recherche du « cerveau » sur une grosse affaire qui leur dirait un
jour : « Je t’ai bien observé. Tu es le type dont j’ai besoin pour ce
coup. Maintenant, écoute-moi… »
H !
H ! Exclamation ironique qui est
employée dans une foule de circonstances. C'est l'abréviation du mot
hasard, dont on se sert également. H ! ou hasard !
est employé ironiquement et par antiphrase pour dire qu'une chose
arrive fréquemment. Un poivreau vient-il promener sa barbe à l'atelier,
H ! s'écrient ses confrères. Quelqu'un raconte-t-il une sorte un peu trop forte, son récit est accueilli par un H ! très aspiré et fortement accentué.
Eugène Boutmy — Dictionnaire de l'argot des typographes, 1883
(Index)
Où le Tenancier montre qu'il n'est pas citoyen, pérore sur les salles d'attente et fait un pléonasme
— « Dites donc, Tenancier, vous avez une opinion,
vous, sur Fleur Pellerin ?
— C'est-à-dire ?
— Ben… ses déclarations sur Modiano ou, vous savez, la déclaration où il s’agissait " d’aider le public à se frayer un chemin dans la multitude des offres pour accéder aux contenus qui vont être pertinents pour lui ", par exemple. Entre parenthèses, je suis confiant, elle a pas fini d’en dire encore !
— Oui, bon, ça vous intéresse vraiment ?
— C’est une ministre, tout de même…
— Eh bien ce n’est ni la première ni la dernière personne à dire des conneries à un poste ministériel, je ne vois pas en quoi ça devrait vous agiter plus que ça, mon vieux…
... Allez, je ne vais pas faire ma rosière plus longtemps, je suis d’accord : Fleur Pellerin a dit n’importe quoi et la seule justification qu’on peut lui accorder, c’est la franchise de son ignorance quand on lui retire ses béquilles pour le cas de Modiano et le fait qu’elle agit au mieux de ses compétences pour un boulot qui n’est pas fait pour elle, visiblement, pour ce qui concerne ses discours d’énarque.
— Le Principe de Peter ?
— Ça, ce serait dans le cas où elle atteindrait son niveau d’incompétence. Non, simplement, elle est dans le cas d’un cadre d’une grande boîte qui gazait raisonnablement dans le service logistique et qui, à niveau égal, se retrouve dans le marketing. Il ne sait pas faire, mais il est plein de bonne volonté, quoi. Ce n’est pas tout à fait de l’incompétence si on se met dans l’optique de ces cadors.
— Alors comme ça, vous lui fournissez des excuses ?
— Eh bien là, je rigole et je me tape sur le ventre ! Entre nous, c’est le fait de vouloir être ministre qui devrait être prétexte à nous fournir des excuses. Elle n’a pas refusé le poste, que je sache, hein. Je n’excuse pas, donc, je justifie la sottise ministérielle, qui est somme toute consubstantielle à la pratique du pouvoir. Fleur Pellerin est plutôt un beau reflet de la république bourgeoise (pléonasme, il n’y en a pas eu d’autres) dans le sens où elle est composée de bourgeois également : sensibles à la versatilité des modes, anglicisants jusque dans leur langage vernaculaire, accrocs aux hochets conceptuels ou consuméristes, etc.
— Oui, mais elle est ministre de la culture, tout de même ?
— Et alors ?
— Je ne sais pas moi, elle pourrait coller à la fonction, non ?
— Ah mais je suis persuadé qu’elle fait les efforts pour ça. Je ne me fais pas de soucis, les conseillers vont plancher, et contrairement à ce que vous pensez elle va dire moins de conneries.
— Mais les précédents ministres de la culture étaient un peu plus cultivés.
— Bouais… Z’avez pas bonne mémoire, vous. Enfin, on va coller à l’idée et je vais même venir au secours de votre ébauche de raisonnement. Les ministres de la culture, c’est comme les toubibs.
— Hein ?
— Vous avez été malade et vous avez été chez un toubib, non ? Comme on est de la même génération, vous avez fréquenté les salles d’attente dans votre mômerie pour un grippe ou une autre crève quelconque. Et vous n’avez pas vu la différence avec maintenant ?
— Euh… Comme ça, à froid, je ne vois pas.
— La bibliothèque, mon vieux, la bibliothèque ! Dans le temps, le morticole nous en mettait plein la vue en casant une bibliothèque vitrée dans la salle d’attente. Dans le pire des cas, on avait du Balzac en club et au mieux des nouveautés littéraires qui donnaient d’ailleurs une idée de l’âge et des opinions du propriétaire des bouquins. Voilà : le toubib, c’était le notable, la moyenne bourgeoisie abonnée au Rotary et qui avait une bibliothèque. On sentait le passage obligé à une représentation de la culture, un obscur surgeon d’humanisme qui était lié par tradition à la médecine. Maintenant, c’est plus franc, je ne vois plus de bibliothèque chez le médecin ; y’a plutôt des télés, d’ailleurs. Cela dit, ça ne le rend pas incompétent, c’est simplement que la respectabilité ne se mesure plus au métrage de bibliothèque.
— On s’éloigne du sujet…
— Pas tellement, c’est plutôt la même chose avec le personnel politique : Lamartine fut ministre et poète, Louis Barthou, ministre et bibliophile, Malraux j’en parle pas, et pas mal de présidents du conseil ou de la république se piquaient de littérature. Y’avait presque toujours la bibliothèque de l’Élysée en fond pour la photo finish, même si on sait que cela perdait progressivement de la substance. Bref, la culture, c’était plutôt du sérieux. Et puis là, la mouche dans le lait : Fleur Pellerin ! Vous voyez le rapport, maintenant ?
— Ils s’en foutent ?
— Même pas. Je pense que c’est plutôt un job, le genre de truc qu’on accepte parce qu’on a pas la carrure pour un ministère régalien ou des sottises de ce genre. Vous savez, moi, les petites combinaisons du pouvoir, je m’en cogne un peu.
— Vous n’êtes pas citoyen, Tenancier ?
— Je m’en fous un peu de tout ça. Je vous ai répondu parce que vous me demandiez mon avis. Si être « citoyen » consiste seulement à aller faire sa petite cochonceté dans l’urne à date fixe et ensuite avoir l’air conscientisé, vous pouvez toujours vous brosser. Offrez-moi plutôt un coup à boire, au lieu de vous mettre aussi à dire des conneries !
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— … »
— C'est-à-dire ?
— Ben… ses déclarations sur Modiano ou, vous savez, la déclaration où il s’agissait " d’aider le public à se frayer un chemin dans la multitude des offres pour accéder aux contenus qui vont être pertinents pour lui ", par exemple. Entre parenthèses, je suis confiant, elle a pas fini d’en dire encore !
— Oui, bon, ça vous intéresse vraiment ?
— C’est une ministre, tout de même…
— Eh bien ce n’est ni la première ni la dernière personne à dire des conneries à un poste ministériel, je ne vois pas en quoi ça devrait vous agiter plus que ça, mon vieux…
... Allez, je ne vais pas faire ma rosière plus longtemps, je suis d’accord : Fleur Pellerin a dit n’importe quoi et la seule justification qu’on peut lui accorder, c’est la franchise de son ignorance quand on lui retire ses béquilles pour le cas de Modiano et le fait qu’elle agit au mieux de ses compétences pour un boulot qui n’est pas fait pour elle, visiblement, pour ce qui concerne ses discours d’énarque.
— Le Principe de Peter ?
— Ça, ce serait dans le cas où elle atteindrait son niveau d’incompétence. Non, simplement, elle est dans le cas d’un cadre d’une grande boîte qui gazait raisonnablement dans le service logistique et qui, à niveau égal, se retrouve dans le marketing. Il ne sait pas faire, mais il est plein de bonne volonté, quoi. Ce n’est pas tout à fait de l’incompétence si on se met dans l’optique de ces cadors.
— Alors comme ça, vous lui fournissez des excuses ?
— Eh bien là, je rigole et je me tape sur le ventre ! Entre nous, c’est le fait de vouloir être ministre qui devrait être prétexte à nous fournir des excuses. Elle n’a pas refusé le poste, que je sache, hein. Je n’excuse pas, donc, je justifie la sottise ministérielle, qui est somme toute consubstantielle à la pratique du pouvoir. Fleur Pellerin est plutôt un beau reflet de la république bourgeoise (pléonasme, il n’y en a pas eu d’autres) dans le sens où elle est composée de bourgeois également : sensibles à la versatilité des modes, anglicisants jusque dans leur langage vernaculaire, accrocs aux hochets conceptuels ou consuméristes, etc.
— Oui, mais elle est ministre de la culture, tout de même ?
— Et alors ?
— Je ne sais pas moi, elle pourrait coller à la fonction, non ?
— Ah mais je suis persuadé qu’elle fait les efforts pour ça. Je ne me fais pas de soucis, les conseillers vont plancher, et contrairement à ce que vous pensez elle va dire moins de conneries.
— Mais les précédents ministres de la culture étaient un peu plus cultivés.
— Bouais… Z’avez pas bonne mémoire, vous. Enfin, on va coller à l’idée et je vais même venir au secours de votre ébauche de raisonnement. Les ministres de la culture, c’est comme les toubibs.
— Hein ?
— Vous avez été malade et vous avez été chez un toubib, non ? Comme on est de la même génération, vous avez fréquenté les salles d’attente dans votre mômerie pour un grippe ou une autre crève quelconque. Et vous n’avez pas vu la différence avec maintenant ?
— Euh… Comme ça, à froid, je ne vois pas.
— La bibliothèque, mon vieux, la bibliothèque ! Dans le temps, le morticole nous en mettait plein la vue en casant une bibliothèque vitrée dans la salle d’attente. Dans le pire des cas, on avait du Balzac en club et au mieux des nouveautés littéraires qui donnaient d’ailleurs une idée de l’âge et des opinions du propriétaire des bouquins. Voilà : le toubib, c’était le notable, la moyenne bourgeoisie abonnée au Rotary et qui avait une bibliothèque. On sentait le passage obligé à une représentation de la culture, un obscur surgeon d’humanisme qui était lié par tradition à la médecine. Maintenant, c’est plus franc, je ne vois plus de bibliothèque chez le médecin ; y’a plutôt des télés, d’ailleurs. Cela dit, ça ne le rend pas incompétent, c’est simplement que la respectabilité ne se mesure plus au métrage de bibliothèque.
— On s’éloigne du sujet…
— Pas tellement, c’est plutôt la même chose avec le personnel politique : Lamartine fut ministre et poète, Louis Barthou, ministre et bibliophile, Malraux j’en parle pas, et pas mal de présidents du conseil ou de la république se piquaient de littérature. Y’avait presque toujours la bibliothèque de l’Élysée en fond pour la photo finish, même si on sait que cela perdait progressivement de la substance. Bref, la culture, c’était plutôt du sérieux. Et puis là, la mouche dans le lait : Fleur Pellerin ! Vous voyez le rapport, maintenant ?
— Ils s’en foutent ?
— Même pas. Je pense que c’est plutôt un job, le genre de truc qu’on accepte parce qu’on a pas la carrure pour un ministère régalien ou des sottises de ce genre. Vous savez, moi, les petites combinaisons du pouvoir, je m’en cogne un peu.
— Vous n’êtes pas citoyen, Tenancier ?
— Je m’en fous un peu de tout ça. Je vous ai répondu parce que vous me demandiez mon avis. Si être « citoyen » consiste seulement à aller faire sa petite cochonceté dans l’urne à date fixe et ensuite avoir l’air conscientisé, vous pouvez toujours vous brosser. Offrez-moi plutôt un coup à boire, au lieu de vous mettre aussi à dire des conneries !
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— … »
jeudi 13 novembre 2014
Balades dans la Cité de la nuit — II
Ce qui disparaît de Times Square ne peut être retrouvé nulle
part ailleurs. Jusqu’à maintenant, c’était le lieu « où se rejoignaient la
pègre et l’élite », où les démunis rencontraient ceux qui avaient un peu,
voire beaucoup d’argent. C’était là que les gens qui pouvaient se payer des
places à soixante dollars pour les spectacles de Broadway croisaient les jeunes
et les pauvres, attirés pour les doubles séances bon marché des cinémas de seconde
exclusivité, et les galeries de jeux vidéo. Times square était un carrefour de
classes et de races. Un des seuls endroits ou le South Bronx aux bâtiments
calcinés pouvait se frotter à un Manhattan regorgeant de magasins bien
approvisionnés.
À l’heure où j’écris, la plupart des immeubles qui bordaient à l’origine l’artère principale de Times Square, la Quarante-deuxième Rue, sont condamnés. Les sex-shops ont été repoussés jusqu’à la Huitième Avenue, et gagnent du temps en attendant un décret municipal prohibant l’étalage de matériel pornographique qui n’en laissera subsister que quelques uns. Un théâtre pour enfants, le Victory, a ouvert la voie, comme si une armée d’enfants pouvait parachever la transformation d’un quartier chaud en ville du souvenir. Cette rénovation fut la première ; Disney ouvrit un magasin géant juste en face et a entamé à présent les travaux du New Amsterdam Theater, grassement subventionnés par la municipalité. À quelques rues de là, dans Broadway, trône le Virgin Megastore, côte à côte avec le All-Star-Café, un restaurant à thème sportif au décor de matière plastique. Une sentimentalité factice, génie des banlieues résidentielles, a envahi Times Square. Rien ne l’illustre mieux peut-être que l’usage fait par les nouveaux établissements des reproductions d’acier et de plastique moulé sous vide de frises et de formes Art déco, servant de coup de chapeau cynique au passé architectural du secteur. On a remplacé le sordide par l’ersatz.
Mes dérives nocturnes dans le Times Square d’il y a quelques années suivaient un itinéraire assez régulier qui commençait par un verre dans un bar de gigolos, se poursuivait dans un autre bar repaire du gang portoricain des Latin Kings à Manhattan, passait par un bouge irlandais fréquenté par des homos noirs et une boîte de travestis appelée La Fiesta, avant de s’achever aux petites heures du jour par un clandé situé plus à l’est, où s’élevait l’escalier intérieur construit lorsque l’établissement n’était encore que le domicile d’un particulier.
Je passe de temps en temps dans une des boîtes les plus anciennes du secteur, Sally’s II, une des dernières taules de Manhattan ou se retrouvent encore les travelos de la vieille école. Noires ou hispaniques pour la plupart, ces créatures parées de leurs plus beaux atours jusqu’à la pointe des seins y déambulent au milieu de voyous boudeurs dans des jeans trop larges. Des hommes d’affaires concupiscents en costumes sombres — qui ressemblent toujours vaguement au père de quelqu’un de proche — s’accrochent à leur verre de bourbon en détaillant les « femelles » qui font commerce de leurs charmes. Aujourd’hui encore, les clients sont entraînés dans le tourbillon — le tango sulfureux des contraires qui rendait le débordement de vitalité des bars du vieux Times Square si menaçant.
Hier soir, comme presque tous les soirs, le personnel rendait hommage à l’univers hétérosexuel. Deux videurs coriaces et blanchis sous le harnais veillaient au grain d’une main de fer, tandis que les travelos à forte poitrine servaient à boire, à la fois garces et nourricières. Il régnait une atmosphère de familia. Tout le monde s’appelait par son prénom et, bien que pour la grande majorité d’entre eux ils ne les aient pas lus, les habitués savaient tous que j’étais « le type qui écrit des livres sur nous ».
À l’heure où j’écris, la plupart des immeubles qui bordaient à l’origine l’artère principale de Times Square, la Quarante-deuxième Rue, sont condamnés. Les sex-shops ont été repoussés jusqu’à la Huitième Avenue, et gagnent du temps en attendant un décret municipal prohibant l’étalage de matériel pornographique qui n’en laissera subsister que quelques uns. Un théâtre pour enfants, le Victory, a ouvert la voie, comme si une armée d’enfants pouvait parachever la transformation d’un quartier chaud en ville du souvenir. Cette rénovation fut la première ; Disney ouvrit un magasin géant juste en face et a entamé à présent les travaux du New Amsterdam Theater, grassement subventionnés par la municipalité. À quelques rues de là, dans Broadway, trône le Virgin Megastore, côte à côte avec le All-Star-Café, un restaurant à thème sportif au décor de matière plastique. Une sentimentalité factice, génie des banlieues résidentielles, a envahi Times Square. Rien ne l’illustre mieux peut-être que l’usage fait par les nouveaux établissements des reproductions d’acier et de plastique moulé sous vide de frises et de formes Art déco, servant de coup de chapeau cynique au passé architectural du secteur. On a remplacé le sordide par l’ersatz.
Mes dérives nocturnes dans le Times Square d’il y a quelques années suivaient un itinéraire assez régulier qui commençait par un verre dans un bar de gigolos, se poursuivait dans un autre bar repaire du gang portoricain des Latin Kings à Manhattan, passait par un bouge irlandais fréquenté par des homos noirs et une boîte de travestis appelée La Fiesta, avant de s’achever aux petites heures du jour par un clandé situé plus à l’est, où s’élevait l’escalier intérieur construit lorsque l’établissement n’était encore que le domicile d’un particulier.
Je passe de temps en temps dans une des boîtes les plus anciennes du secteur, Sally’s II, une des dernières taules de Manhattan ou se retrouvent encore les travelos de la vieille école. Noires ou hispaniques pour la plupart, ces créatures parées de leurs plus beaux atours jusqu’à la pointe des seins y déambulent au milieu de voyous boudeurs dans des jeans trop larges. Des hommes d’affaires concupiscents en costumes sombres — qui ressemblent toujours vaguement au père de quelqu’un de proche — s’accrochent à leur verre de bourbon en détaillant les « femelles » qui font commerce de leurs charmes. Aujourd’hui encore, les clients sont entraînés dans le tourbillon — le tango sulfureux des contraires qui rendait le débordement de vitalité des bars du vieux Times Square si menaçant.
Hier soir, comme presque tous les soirs, le personnel rendait hommage à l’univers hétérosexuel. Deux videurs coriaces et blanchis sous le harnais veillaient au grain d’une main de fer, tandis que les travelos à forte poitrine servaient à boire, à la fois garces et nourricières. Il régnait une atmosphère de familia. Tout le monde s’appelait par son prénom et, bien que pour la grande majorité d’entre eux ils ne les aient pas lus, les habitués savaient tous que j’étais « le type qui écrit des livres sur nous ».
Bruce Benderson : Pour un nouvel art dégénéré — 1997
(Trad. Thierry Marignac)
Une historiette de Béatrice
mercredi 12 novembre 2014
Balades dans la Cité de la nuit — I
Times Square était un monde que j’étais certain d’avoir
recherché de mon propre gré — je n’avais pas cédé à l’appel de ce monde. Et à
cause de cette certitude, sa séduction, pour moi, était beaucoup plus forte.
Je m’y jetais à corps perdu.
La hargne de l’été s’était abattue sur New York avec la
violence d’une bête pantelante. L’implacable chaleur des nuits succède aux
après-midi torrides. Les trains grinçant dans le purgatoire des tunnels du
métro (comprimant férocement la chaleur, tandis que parfois, dans les voitures
cahotantes, un groupe de gosses noirs, pleins d’à-propos, dansent au rythme
tropical des bongoes) vomissent les foules — venues de partout — à la station
de Times Square… Des visages en sueur encombrent les rues.
Le racolage transi d’hiver devient maintenant le racolage
facile d’été.
Dès les premiers beaux jours, la police new-yorkaise
pressent l’imminent regain d’activité de la rue, et pendant quelque temps, les
journaux sont pleins de comptes rendus de rafles : ARRESTATIONS
D’INDÉSIRABLES. Les flics nettoient Times Square. Mais à mesure que l’été
avance et que la chaleur se fait plus étouffante, les flics se calment, comme
si eux aussi s’enlisaient dans la chaleur. Alors ils se contentaient d’arpenter
les rues en vous répétant de circuler, circuler.
On finit toujours par se retrouver au même endroit.
En ce qui me concerne, le schéma qui devait guider ma vie
dans les rues se dessinait déjà avec netteté.
Ce n’était jamais moi qui parlais le premier. Je me postais
aux endroits de retape et attendais d’être accosté — tandis qu’autour de moi,
je voyais des escouades d’autres jeunes types aborder avec agressivité ceux qui
manifestement attendaient.
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