« Une circonstance tout à fait
inattendue vint
augmenter les revenus de Conrad. John Quinn, le collectionneur
américain,
souhaitait acheter des manuscrits de Conrad et d’Arthur Symons. Par
l’intermédiaire d’Agnes Tobin, poète américain très proche de Symons,
Quinn
prit contact avec Conrad et lui proposa de lui acheter des manuscrits,
puis,
par la suite, des dactylogrammes et divers brouillons. Quinn offrait
des prix
assez substantiels pour un auteur vivant : quarante livres pour
une
nouvelle, cent à cent cinquante livres pour les œuvres plus longues.
Ces
transactions profitèrent aux deux hommes ; à Quinn qui admirait
beaucoup
l’œuvre de Conrad, et à celui-ci qui gagna plusieurs centaines de
livres à une
époque où il était loin de rouler sur l’or. La première transaction eut
lieu le
24 août [1911], Conrad envoyant à Quinn le manuscrit d’
Un
Paria [
des îles] (516
pages) et celui de « Freya », encore inédit (226 pages).
Conrad
aurait voulu envoyer également
La Folie
Almayer, mais il s’aperçut que tout le chapitre 9 manquait. Comme
compensation, il envoya le manuscrit de la préface supprimée du
Nègre du Narcisse. C’est ainsi que la
collection Conrad de John Quinn débuta, et la correspondance entre les
deux
hommes deviendra assez volumineuse. Ils ne se rencontreront cependant
jamais,
Conrad évitant par la suite Quinn d’une manière assez visible, et
lorsque
Conrad abandonnera Quinn pour vendre ses manuscrits à Thomas Wise,
leurs
rapports tourneront à l’aigre. Mais la vraie rupture aura lieu lorsque
Quinn
fera un bénéfice de 1000 % sur la vente de la collection Conrad en
1923. La
vente de ce matériau, dont la plus grande partie alla à A.S.W.
Rosenbach,
rapporta à Quinn cent dix mille dollars environ, pour dix mille dollars
d’achat. Lorsqu’on lui demanda de verser à Conrad une partie de ses
gains,
Quinn refusa catégoriquement. À vrai dire, Quinn aussi bien que Conrad
étaient
à ce moment-là au seuil du trépas. »
Frederick R. Karl :
Joseph Conrad — Trois vies (1979)
Traduction de Philippe Mikriammos