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samedi 6 décembre 2025

Ma vie dans une starteup — II : La traque du logopède

Tout « supérieur » qui veut asseoir sa domination sur ses subordonnés se doit de s’arroger une fonction langagière dont il détient les arcanes. Le cadre, dont le Tenancier vous a entretenu au précédent billet — d’ailleurs il ne sera mention que de lui dans cette série —, avait bien compris que son ignorance des métiers du livre pouvait entamer son prestige. Cependant, il devenait impératif d’assurer son autorité sur des salariés, passant par-dessus celui qui était en charge directe desdits. Ainsi, le Tenancier et sa collègue de travail, en charge de passer des contrats de collaboration avec les libraires (la consœur, I., étant chargée de tout ce qui se passait en région parisienne et votre serviteur, la France et le reste du monde… francophone), furent convoqué en réunion. Qu’attendiez-vous donc, chers lecteurs ? Travailler dans un starteup n’empêche pas que l’on perde du temps de la sorte : habits neufs et vieilles pratiques. Donc, I. et votre serviteur furent conviés dans une petite salle où nous dûmes subir le supplice du feutre crissant à la sournoise sur le tableau Velleda et surtout le déploiement d’une logorrhée que l’on déclare encore maintenant imbitable, ce dont on fit part de façon hasardeuse. Le crime eût passé pour inaperçu, tant le cadre en question méprisait à priori ses subordonnés : il était normal qu’ils n’entravassent que dalle étant donné leur place dans la hiérarchie. Après tout, l’on manifesta là ce qu’en attendait cet individu, le témoignage de sa supériorité morale. Seulement le roi était nu et le lui fit savoir par quelques remarques qui renvoyaient à la plus complète inanité ses exercices lexicaux et ses leçons inutiles. Le marketing, c’est bien, mais connaître l’économie du livre d’occasion ou de bibliophilie, c’est mieux et expliquer son métier à des personnes qui avaient déjà un certain kilométrage relevait de l’impudence — mais après tout, dans les starteups, on prend des risques, n’est-ce pas ? — ou de la connerie. Nous refusons ici de faire un choix entre ces deux options, le cumul de ce type de charge ne se révélant pas trop lourd pour cet individu. Au moins, pour cela, il ne trichait pas. Nous sortîmes de la réunion, I. et moi, pas plus savants mais dotés de l’intime conviction que le bras droit de la direction était plutôt un bras cassé. Mais, vous savez ce que c’est, quand on est rétif à l’autorité, on voit le mal partout.

jeudi 4 décembre 2025

Oh, vous savez, hein…

Ces derniers temps, votre Tenancier a subi une sorte de creux dans l’activité d’écriture, non à cause d’une quelconque défaillance, mais parce que les circonstances extérieures l’ont obligé à ralentir et à perdre contact avec plusieurs travaux en cours. Rien de plus difficile de raccrocher au wagon lorsqu’on la laissé s’évader un peu trop loin. Ici, l’exercice a consisté à reprendre les textes à leur fondation et à les réécrire, même si l’on a retenu quelques éléments solides sur lesquels on ne trouvait pas trop à redire. Tout de même, la distance de plusieurs mois obligeait à un regard neuf, à des ratures et des repentirs. Nous voilà repartis dans les plaisirs non feints de la création, prélude à l’épisode plus studieux de la relecture. Tout ça pour vous signaler que, après avoir achevé il y a pas mal de temps déjà un troisième recueil du Fleuve (regardez sur la colonne de droite pour les deux premiers) qui devrait paraître sous peu, le voici à la tête de la moitié d’une table des matières pour un quatrième. Sachez que cela ne sortira pas tout de suite pour le travail en cours, parce que l’on doit trouver d’autres histoires pour alimenter ce cycle et que rien ne presse, après tout. On découvre les meilleurs sujets en ne les cherchant pas, souvent. En revanche, l’envie de passer à des thèmes ou univers différents nous titille. On verra bien. Mais en attendant, on se remet à travailler à des choses ardues, écrites, et cela fait un bien fou. Merci de votre attention sur ce presque rien, mais après tout nul n’est tenu à d’être tout le temps intéressant, n’est-ce pas ?

Ma vie dans une starteup — I : La diagonale du vide


Connaissez-vous les petits ouvrages publiés chez Allia, parfois des textes marginaux d’écrivains reconnu, mais également des œuvres magistrales comme Bartleby? Rien de bien éblouissant dans l’opuscule de Giorgio Voghera, Comment faire carrière dans les grandes administrations, mais la rigoureuse observation d’un mécanisme qui produit la gabegie et l’incompétence dans les machines administratives. Fort heureusement, votre Tenancier a échappé dans une large mesure à cette fatalité-là puisqu’il a loué sa force de travail la plupart du temps dans le petit commerce de la librairie, où les rapports hiérarchiques ne peuvent dissimuler la connerie trop longtemps. Oui, mais voilà, il est arrivé au Tenancier d’avoir faim et d’avoir porté sa candidature à une starteup vendeuse de livres puis de subir la fatuité, l’ignorance et l’incompétence d’un cadre qui prétendait régenter mon savoir-faire. Commençons par quelque chose de léger — on espère vous entretenir de cet imbécile sur deux ou trois billets supplémentaires —, c’est-à-dire par le jour où, friand de réunions évoquées également par Voghera ci-dessus, il développa devant nous une stratégie de conquête du marché et d’acquisition de stocks de livres. Le cours magistral s’annonça tout de suite édifiant, puisque cet éminent idiot nous incita à concentrer nos efforts sur cette zone de chalandise largement inexplorée qu’il pointa du doigt sur une carte : la fameuse « diagonale du vide » qui s’étend du Pays basque aux Ardennes, en réalité une zone à très faible densité de population. Le Tenancier croit se souvenir, vingt ans plus tard, que l’on avait renoncé à lui expliquer. On reviendra ultérieurement sur le chickenshit produit par cet individu qui continue de faire carrière, ce que nous trouvons absolument rassurant sur les capacités de nuisance du libéralisme : si nous désirons que cela perdure, continuons d’entretenir le culte de l’intuition du chef, en vogue chez les fascistes et les petits marquis du marketing (même production, filiales différentes) afin qu’ils continuent à se tirer une balle dans le pied.

samedi 29 novembre 2025

Restons couchés

Il en parlait plus tôt ce midi : ces derniers matins, le Tenancier retourne à une volupté ancienne qui consiste à ne plus se lever et à rester dans le lit à bouquiner, même s’il se trouve à jeun, les bras refroidis hors de la couette parce qu’il faut bien tenir le bouquin et tourner les pages. Bref, l’on retourne à la paresse et à un certain délice qui désire ne plus se presser, commencer la journée en douceur et même envie de repiquer dans le sommeil, ce qui est également arrivé, mais non sans avoir terminé le chapitre, car rien n’est plus irritant à nos yeux que d’interrompre le rythme d’une lecture. Dans ces conditions, impossible de replonger. L’on raconte ceci histoire de dire merde à ceux qui voudraient nous faire obéir. La résistance commence par le plumard, aussi dangereux d’ailleurs que de s’engager dans l’armée puisqu’on y meurt également souvent… Quelques fois, le Tenancier ne lit pas, il rêvasse et cela aboutit parfois à des récits à écrire. Le monde se porterait mieux si on restait quelques heures de plus au chaud, des bouquins à portée de main et p’têt ben des hauts à manches longues pour ne pas se refroidir les avant-bras.

mercredi 31 août 2022

Perte de mémoire

Votre Tenancier chéri a abandonné le métier de libraire depuis pas mal d’années, désormais. Il constate la perte progressive de certains processus mémoriels qui étaient liés au boulot. En effet, la chose s’entretient presque malgré soi lorsque, lâché entre les rayonnages la stimulation vient de toute part. Ce type de mémorisation (titre, auteur, éditeur, distributeur, date, tirage, etc.) reste curieuse dans sa structure, elle entraîne à des petites manies «cladistiques» qui déborde parfois sur le quotidien, au point d’être possédé par la pulsion de classer sa propre bibliothèque. Signe de déshérence, celle de votre serviteur se bordélise, abandonne la rigueur pour une sorte de schéma vague qui ferait plus confiance à l’instinct qu’à l’ordre pour retrouver ce nom de dieu de putain de bouquin qu’il cherche depuis des mois (il est sous ton nez, ballot!) À cela s’ajoute l’accumulation propre au bibliophage qui décourage également toute tentative de rangement des ouvrages, sinon par strates, prenant alors un référencement temporel : les plus vieux en dessous de la pile. Bref, on le constate, le soussigné opère avec brio l’abandon complet d’un métier pour lequel il n’éprouve plus d’attrait. Non que le livre en tant que matériau ou que contenu le désintéressent, mais sans doute n’a-t-il plus la patience de supporter la dévotion bêtasse qui se déploie autour cette activité. Et puis, entre nous, on aurait l’air fin de revenir à un métier que l’on a en apparence renié (pas du tout, en réalité, seulement auprès de certains lecteurs approximatifs, constat qui ne décourage même plus votre Tenancier qui ne veut plus perdre son temps). En réalité, on respecte ici le libraire qui opère des choix, qui a envie, quitte à ce qu’il en paye les conséquences.
Alors, en effet, une certaine qualité de mémoire se dilue, tandis que l’on tente de s’entretenir intellectuellement. D’un autre côté, cette déperdition quitte sa dimension aliénante : plus de pulsions chronologiques ou thématiques, l’oubli participe à un fonctionnement spéculatif qui permet de revenir sur un sujet, de le considérer sous un autre angle, sans le frein de l’indexation. Et puis, tout de même, la capacité demeure, même marginale, et se dirige sur des sentiers différents, plus savoureux, plus sensuels, parfois. Cette sorte de renouveau confirme le fait que l’on s’est lassé de classer, que l’on a délaissé une névrose pour d’autres, que l’on espère plus jouissives. Cela dit, ce n’est pas gagné...