[…] Entendre chanter une personne
enrouée, voir danser un
paralytique, cela est pénible : mais surprendre une tête bornée en
train
de philosopher, la chose est insupportable. Pour dissimuler leur manque
d’idées
réelles, beaucoup s’abritent derrière un appareil imposant de longs
mots
composés, de phrases creuses embrouillées, de périodes à perte de vue,
d’expressions
nouvelles et inconnues, toutes choses dont le mélange donne un jargon
d’aspect
savant des plus difficiles à comprendre. Et, avec tout cela, il ne
disent rien.
On n’acquiert aucune idée, on n’accroît aucunement sa connaissance, et
l’on
doit se contenter de dire en soupirant : « J’entends bien le
claquet
du moulin, mais je ne vois pas la farine. » Ou bien l’on constate
que trop
clairement quelles idées pauvres, communes, plates et rudimentaires, se
dissimulent derrière l’ambitieux pathos. Oh ! si l’on pouvait
inculquer à
ces philosophes pour rire une notion du sérieux redoutable avec lequel
le
problème de l’existence s’empare du penseur et l’ébranle jusqu’au plus
profond
de son être ! Alors ils ne pourraient plus être des philosophes
pour rire,
élucubrer sans sourciller des bourdes vaines comme celle de l’idée
absolue ou
de la contradiction qui doit exister dans toutes les notions
fondamentales, ni
se délecter avec une satisfaction enviable de noix creuses telles que
celles-ci :
« Le monde est l’existence de l’infini dans le fini » et
« l’esprit
est le réflexe de l’infini dans le fini » etc. Ce serait fâcheux
pour eux ;
car ils veulent absolument être des philosophes et des penseurs tout à
fait
originaux. Or qu’un cerveau ordinaire ait des idées non ordinaires,
cela est
juste aussi vraisemblable qu’un chêne produisant des abricots. Mais les
idées
ordinaires, chacun les possède lui-même, et n’a que faire de les lire.
En
conséquence, comme il s’agit en philosophie seulement d’idées, non
d’expériences
et de faits, les cerveaux ordinaires ne peuvent rien accomplir sur ce
terrain.
Quelques-uns, conscients de la difficulté, ont emmagasiné une provision
d’idées
étrangères le plus souvent incomplètes et toujours plates, qui dans
leur tête,
ajoutons-le, courent sans cesse [le] danger de se volatiliser uniquement en
phrases
et en mots. Ils les poussent ensuite en divers sens et cherchent à les
accorder
les unes avec les autres comme des dominos. Ils comparent ce qu’a dit
celui-ci,
puis celui-là, puis un autre, puis un quatrième encore, et s’efforcent
d’y voir
clair. On essaierait en vain de trouver chez ces gens-là une vue
fondamentale
solide reposant sur une base apparente, c’est-à-dire absolument
cohérente, des
choses et du monde. Aussi n’ont-ils sur rien une opinion nette ou un
jugement
fermement établi ; mais ils tâtonnent comme dans le brouillard,
avec leurs
idées, leurs vues et leurs exceptions apprises. Ils ne se sont en
réalité
consacrés à la science et à l’érudition que pour les enseigner
eux-mêmes. Soit.
Mais, alors, au lieu de jouer au philosophe, ils doivent au contraire
apprendre
à séparer le bon grain de l’ivraie.
Schopenhauer : Contre la philosophie universitaire (1851)
Schopenhauer : Contre la philosophie universitaire (1851)