La société industrielle récente n’a pas réduit, elle a plutôt
multiplié les fonctions parasitaires et aliénées (destinées à la société en
tant que tout, si ce n’est à l’individu). La publicité, les relations
publiques, l’endoctrinement, le gaspillage organisé ne sont plus désormais des
dépenses improductives, ils font partie des coûts productifs de base. Pour
produire efficacement cette sorte de gaspillage socialement nécessaire, il faut
recourir à une rationalisation constante, il faut utiliser systématiquement les
techniques et les sciences avancées. Par conséquent, la société industrielle
politiquement manipulée a presque toujours comme sous-produit un niveau de vie
croissant, une fois qu’il a surmonté un certain retard. La productivité
croissante du travail crée une surproduction grandissante (qui est accaparée et
distribuée soit par une instance privée soit par une instance publique)
laquelle permet à son tour une consommation grandissante — et cela bien que la
productivité tende à se diversifier. Cette configuration, aussi longtemps qu’elle
durera, fera baisser la valeur d’usage de la liberté ; à quoi bon insister
sur l’autodétermination tant que la vie régentée est la vie confortable et même
la « bonne » vie. C’est sur cette base rationnelle et matérielle que
s’unifient les opposés, que devient possible un comportement politique
unidimensionnel. Sur cette base, les forces politiques transcendantes qui sont
à l’intérieur de la société sont
bloqués et le changement qualitatif ne semble possible que s’il vient du
dehors.
Refuser l’État de Bien-Être en invoquant des idées
abstraites de liberté est une attitude peu convaincante. La perte des libertés
économiques et politiques qui constituaient l’aboutissement des deux siècles
précédents, peut sembler un dommage négligeable dans un État capable de rendre
la vie administrée sûre et confortable. Si les individus sont satisfaits, s’ils
sont heureux grâce aux marchandises et aux services que l’administration met à
leur disposition, pourquoi chercheraient-ils à obtenir des institutions
différentes, une production différente de marchandises et de services ? Et
si les individus qui sont au préalable conditionnés dans ce sens, s’attendent à
trouver, parmi les marchandises satisfaisantes, des pensées, des sentiments et
des aspirations, pourquoi désireraient-ils penser, sentir et imaginer par eux-mêmes ?
Bien entendu, ces marchandises matérielles et culturelles qu’on leur offre,
peuvent être mauvaises, vides et sans intérêt — mais le Geist et la connaissance ne fournissent aucun argument contre la
satisfaction de besoins.
Herbert Marcuse : L'homme unidimensionnel (1964)