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vendredi 4 janvier 2019

Les quatre cercles

QUATRE CERCLES SUCCESSIFS de reconnaissance sont traversés par l’artiste exceptionnel engagé sur la voie du succès. Je les appellerai la reconnaissance des pairs, celles des critiques, celle de la clientèle des marchands et des collectionneurs et, pour finir, le triomphe auprès du grand public.
La reconnaissance des pairs est la première et à maints égards la plus significative. Par pairs, j’entends les égaux du jeune artiste, ceux qui sont ses exacts contemporains, puis le cercle plus large des artistes en exercice. Ces derniers sont en général capables d’une très grande perspicacité bien qu’il leur arrive à l’occasion de se montrer obtus, et parfois jaloux du succès d’un artiste plus jeune.
Dans tout groupe d’artiste, certains se démarquent. On le voit avec les étudiants en art et, parfois, la personnalité joue au départ un rôle aussi déterminant que les réalisations. Bien sûr, l’émergence d’un talent exceptionnel n’est pas un phénomène réservé au monde de l’art, mais il peut s’observer dans tous les domaines.

Alan Bowness : Les Conditions du succès
Comment l’artiste moderne devient-il célèbre ? (1989)
Traduit de l’anglais par Catherine Wermester – Allia (2011)


samedi 8 août 2015

Une conférence sur le « roman noir » ..

Il sortit et s’engagea dans la rue Aurora, à la recherche des paysages perdus de son enfance. En passant devant un édifice d’une modernité miraculeuse dans le contexte d’une rue qui datait de quand Jésus-Christ était jeune homme, il vit une certaine agitation à sa porte. Une affiche discrète annonçait une série de conférences sur le « roman noir ». Avec l’aplomb d’un alcoolique, il mêla à ceux qui attendaient le début de l’une de ces conférences. Il les connaissait sur le bout du doigt. Ils avaient tous cette gueule d’enflés qu’ont les intellectuels de partout, mais ici version espagnole : des enflés moins enflés que sous d’autres latitudes. Ils supportaient le poids de leur enflure sur leurs épaules avec l’exhibitionnisme requis, mais aussi cette inquiétude de sous-développés : la peur de se dégonfler. Ils étaient répartis en tribus, selon leur provenance ou leurs affinités ; il y avait aussi une tribu d’un niveau intellectuel plus élevé. Cette dernière, remarquée de tous, était regardée du coin de l’œil. Et, malgré une certaine mauvaise grâce, chacun voulait la rencontrer, se voir contraint de dire bonjour et d’être reconnu.
Enfin la conférence s’ouvrit, et Carvalho se retrouva dans un amphithéâtre bleu en compagnie d’une centaine de personnes prêtes à démontrer qu’elles en savaient plus sur le roman noir que les sept ou huit qui étaient sur l’estrade.
L’estrade commença son intervention par une opération « coup d’esbroufe » qui consistait en un exercice préliminaire de dérouillage cérébral fondé sur une distinction entre la fonction, le lieu, le thème, pour en revenir bientôt à un rite postconciliaire. Deux membres de la table ronde s’étaient auto attribués le rôle de doyen et ils commencèrent à jouer une partie privée de ping-pong intellectuel à propos de Dostoïevski : avait-il ou non écrit des romans noirs ? Ensuite, ils passèrent à Henry James sans oublier bien entendu de mentionner Poe, et il finirent par découvrir que le roman noir était une invention d’un maquettiste français qui donna sa couleur à la série de romans policiers publiés chez Gallimard. Quelqu’un sur l’estrade essaya d’interrompre le discours monopolisé parle barbu et le latino-américain myope, mais il fut repoussé par d’invisibles coups de coude que lui envoyèrent les seniors.
— C'est-à-dire que…
— Je crois que…
— Si vous me permettez…
On ne lui permettait rien. Il essaya de glisser dans un silence du dialogue : « Le roman noir naît avec la Grande Dépression… » mais il ne put se faire entendre que du premier rang et de quelques personnes du second, parmi lesquelles se trouvait Carvalho.
Au vu des pommes d’Adam des deux solistes, on pouvait deviner qu’ils allaient arriver à une conclusion, à une phrase sans appel.
— Nous pourrions dire…
Silence. Attente.
— Je ne sais pas si mon cher ami Juan Carlos sera d’accord avec moi…
— Mais comment pourrais-je ne pas l’être, Carlos ?
Carvalho en conclut que la prédominance des deux vedettes1 était le fruit de leur complicité onomastique.
— Le roman noir est un sous-genre auquel se sont adonnés exceptionnellement de grands écrivains comme Chandler, Hammett ou Mc Donald.
— Et Chester Himes !
Ç’avait été dit d’un ton flûté à force d’être retenu par celui qui tentait de mettre son grain de sel sur le sujet. Ce qui avait été une erreur au cours du débat devenait une bonne chose pour les conférenciers bavards qui se retournèrent pour chercher l’auteur de ce bruit.
— Pardon, vous disiez ? dit le myope d’un ton aimable et fatigué.
—Je disais qu’à ces trois auteurs il faut ajouter le nom de Chester Himes, le grand portraitiste de Harlem. Himes a réalisé un travail équivalent à celui de Balzac.
Voilà, c’était sorti. Les deux protagonistes étaient un peu fatigués et permirent à l’intrus de s’exprimer. Tout vint sur le tapis. Du roman de la Matière Bretagne1 de Chrétien de Troyes jusqu’à la mort du roman après les excès épistémologiques de Proust et de Joyce, sans oublier le maccarthysme, la crise de la société capitaliste, les conditions de la marginalisation sociale que crée fatalement le capitalisme et qui sont le bouillon de culture propice au roman noir. Les gens étaient impatients et voulaient intervenir. L’un d’eux se leva dès qu’il put et dit que Ross Mc Donald était fasciste. Quelqu’un d’autre ajouta que les auteurs de romans noirs sont toujours à la limite du fascisme. Hammett fut disculpé pour avoir milité au Parti communiste américain à une époque où les communistes étaient au-dessus de tout soupçon, n’ayant pas encore subi de traitement décaféninant. Il n’y a pas de roman noir sans héros et ça c’est dangereux. C’est tout simplement du néo-romantisme répliqua quelqu’un parmi le public, qui était disposé à sauver le roman noir de l’enfer de l’Histoire.
— Je parlerais plutôt d’un certain néo-romantisme latent dans le roman noir et qui le rend nécessaire de nos jours.
Ambiguïté morale. Ambiguïté morale. Voici la clé du roman noir. C’est dans cette ambiguïté que nagent des héros comme Marlowe ou Archer, ou l’agent de la Continentale. Les deux vedettes initiales s’en voulaient d’avoir perdu leur souveraineté et essayaient à leur tour de mettre leur grain de sel dans l’avalanche verbale qui s’était déclenchée : univers clos… non motivation… conventions linguistiques… la nouvelle rhétorique… est l’antithèse du courant Tel Quel dans la mesure où on ressuscite la singularité de l’auteur et du héros central… le point de vue dans Le Meurtre de Roger Ackroyd
 



1. En français dans le texte.



 
Manuel Vázquez Montalbán : Les mers du sud (1979)
Traduit par Michèle Gazier

jeudi 11 décembre 2014

Dans lequel le Tenancier a des affres et finit par un sentiment de relieur.

— « Alors, Tenancier, comment ça va, ces temps-ci ?
— Petitement, je l’avoue. L’hiver, sans doute…
— Le manque de lumière, je pense. Il vous faudrait une de ces lampes qu’utilisent les Finlandais pour soigner leur déprime.
— Un bon bouquin ferait le même effet, mais comme j’ai le goût à rien, ça risque de tomber à plat.
— Comment ça ? Je viens de voir que vous avez fait l’acquisition de livres de Jacques Abeille et que vous n’avez pas encore lu le Gracq inédit qui est sorti il y a peu !
— C’est une partie de mon problème : j’ai très envie de les lire. Encore une fois je vais devoir vous expliquer les choses. Je me suis mis dans la tête de rédiger une histoire assez longue, achevée il y a peu et je viens d’enquiller sur une nouvelle dont je ne sais pas trop vers quoi elle m’emmène. Je veux dire que je sais bien ce que je vais écrire, l’histoire existe même si elle n’est pas rédigée, mais je ne sais pas vers quelle satisfaction je vais aboutir. Et c’est important, ça, la satisfaction…
— Les affres de la création…
— Non, ça j’ai l’habitude d’en baver. Je suis un tâcheron. C’est plutôt le résultat qui est déprimant, parfois, parce qu’on s’est bridé ou que l’on est incapable de traduire ce que l’on a voulu raconter. Et puis persiste une hantise, se laisser phagocyter par ses lectures. Imaginez ça : vous retrouvez des vrais morceaux d’un autre dans ce que vous avez fait. Ça m’est arrivé une fois, un pastiche involontaire, très désagréable.
— C’est la raison pour laquelle vous ne lisez pas vos auteurs préférés ?
— Tout juste ! Je les garde pour les périodes de sécheresse. Mais ce n’est pas si simple non plus. Vous savez que j’ai assisté à la lecture de Jacques Abeille, il y a peu ? Eh bien, cela m’a donné l’envie d’infléchir le cours de la nouvelle que je suis en train de faire parce que j’ai découvert que je manquais d’amplitude et d’audace. Tout à coup, cela m’a donné un autre paradigme pour aborder mon sujet. Fort heureusement, je n’ai pas tout à réécrire…
— Donc, vous ne devriez pas être perturbé par vos lectures, en fin de compte…
— Si, malheureusement, cela ne change rien à ce que je viens de dire et je me retrouve donc dans une contradiction.
— Vous ne lisez pas, alors.
— Des petits romans qui ne pissent pas loin, des choses qui ne sont pas dans mon registre. Je lis des essais, sinon, des textes théoriques. Je fais comme Simenon (là s’arrête la comparaison, hein !)
— Qu’est-ce qu’il faisait, Simenon ?
— Il paraît qu’il ne lisait pas ses confrères en période d’écriture.
— Histoire de ne pas être contaminé, je vois.
— Oui. Je ne veux pas paraître trop élitiste — surtout quand on voit ce que j’écris — mais ça me laisse pas mal de lectures de disponibles. Et puis, je relis, je deviens ludique, je papillonne. Depuis une dizaine d’années, je vis une grande liberté : je n’ai pas à lire ce qui vient de paraître et c’est avec joie que je vois des pans entiers de littérature m’échapper. Déjà que l’autofiction, au départ, ça m’atterrait…
— Ce n’est pas un peu dommage de se mettre en dehors de la Littérature ?
— Je n’ai franchement pas l’impression d’en faire partie. Je m’en fous. Je raconte mes histoires pour le plaisir pas pour un plan de carrière. Ce serait malheureux, à mon âge. Et puis comme la Lithérathüre devient un distributeur à mouchoirs jetables, mieux vaut rester entre soi, non ?
— Et c’est cela qui vous déprime ? Vous devriez être content.
— C’est que vous oubliez une chose importante…
— Laquelle ?
— Je suis un esprit chagrin. »