Lors de la présentation de l’ouvrage
de Raymond Gid, une de nos lectrices assidues (il s'agit en réalité d'A
RD, sur le blog
Feuilles d'automne, où ce billet fut publié primitivement en février 2009) fit allusion à une mention
que j’avais donnée dans le descriptif de l’ouvrage, à savoir qu’il
avait été justifié par l’auteur. A juste titre, elle s’interrogeait sur
le fait que la justification que je donnais ne concernait pas le
contenu. En fait, en d’autres termes, il apparaissait que la disposition
de la typo n’était pas alignée à droite ou à gauche — ou bien les deux —, c’est à dire
justifiée, selon les termes du métier.
La justification de tirage de « Comptine pour saluer le métier de marbreur », ouvrage présenté dans un précédent billet
En
effet, ici, le terme ne s’appliquait nullement à la disposition
typographique mais avait un rapport avec le tirage de l’ouvrage. Pour
plus de clarté, on reviendra dans un article ultérieur sur la mise en
page car il appelle quelques développements qui risqueraient de nous
mettre dedans. Ce serait malheureux : on vient à peine de sortir de la
torpeur...
La notion de
bibliophilie a toujours été accolée à celle de tirages restreints ou à
tout le moins limités pour l’un de ses composants. Pour vérifier la
justesse de ce tirage, on avait coutume de numéroter les exemplaires,
souvent même d’y appliquer plusieurs types de numérotation selon les
papiers : chiffres arabes, romains, alphabet.
Une
justification de tirage de « Un Pari de milliardaire » de Mark Twain, au
Mercure de France en 1925. Une numérotation toute simple, pas de
déclinaison de papier puisque nous sommes ici face à une réédition.
Cette
disposition pratique est encore en usage dans la bibliophilie
contemporaine, elle est utilisée notamment dans les exemplaires sur «
beau papier » de chez Gallimard ou des Éditions de Minuit, souvent avec
une numérotation unique. Cette numérotation excite un morne fétichisme
qui veut que le n° 1 ait plus d’intérêt que le dernier numéro du tirage.
A notre sens, ces exemplaires se valent : même papier, mêmes
couvertures et peut-être même vague ennui que procurent ces
publications, sauvées parfois par leur contenu non par leur façon :
offset sur vélin, brochage industriel, la belle affaire…
Mais,
la bibliophilie c’est aussi autre chose, de ces livres, quelquefois aux
tirages confortables, qui se font des mines en parant leurs
justifications de tirage d’ajouts baroques, de signatures d’artistes,
d’éditeurs, d’illustrateurs, voire des trois…
Justification, le mot est lâché, enfin.
La
justification de tirage, ou colophon, est le moyen par lequel l’éditeur
fera connaître la teneur du tirage : la qualité et le nombre de beaux
papiers proposés, leur quantité dans chaque papier et le numéro qui
insère l’ouvrage que vous tenez dans les mains dans cette série. Or,
parfois, l’éditeur – ou l’auteur, ou l’illustrateur – ont pour mission
d’apposer leur paraphe pour authentifier le travail de l’imprimeur :
ainsi, point de double tirage (on est pas dans les lithos de Dali…) Le
libraire, devant cette signature, dans le descriptif, dira ainsi que cet
exemplaire a été justifié par l’éditeur, par exemple. Ce qui était le
cas du livre de Raymond Gid, qui en était également l’auteur.
Justification avec la marque de l'auteur, Rachilde pour « La Jongleuse », au Mercure de France...
... avec la marque du traducteur, Henry-D. Davray, pour les « Premiers Hommes dans la Lune » de Wells, au Mercure de France
Évidemment,
ce qui est possible pour une centaine d’exemplaires devient une
entreprise quelque peu malaisée lorsqu’il s’agit de justifier un tirage
pour le grand public. Or, ce besoin se fit sentir chez quelques éditeurs
scrupuleux, désireux que chaque volume dont on avait fixé le tirage au
préalable fut approuvé par l’auteur. A cette fin, ces auteurs furent
dotés d’une marque personnelle apposée au colophon, lors du tirage.
Cette méthode fut quelque fois utilisée aux
XIXe et
XXe siècles, comme
le Mercure de France, Gallimard (rarement, il est vrai), la petite
collection Les Introuvables, etc. Ces mêmes eurent recours bien plus
souvent à la numérotation. Quelquefois, l’on trouve également la
signature imprimée de l’éditeur, certifiant que l’ouvrage émane bien de
son officine, précaution quelque peu superfétatoire à une époque ou les
contrefaçons littéraires s’étaient estompées depuis plusieurs années.
Ces
justifications de tirages du Mercure de France ont été collationnées et
reproduites par Christian Laucou-Soulignac pour ses Éditions du Fourneau (plus tard : Fornax) dans l'ouvrage ci-dessus. Il a du reste récidivé
pour Les Introuvables, ci-dessous.
Enfin, la bibliophilie moderne redécouvrit la signature originale pour des
tirages réduits. Parfois, la justification pouvait même s’accompagner
d’une phrase originale de l’auteur, d’un petit dessin, tout dépendait
également de l’importance de l'ouvrage ou du projet bibliophilique. Bien
sûr ces signatures ne revêtent pas autant d’importance que les envois
autographes des mêmes, mais elles témoignent d’un contrat passé entre
l’éditeur, l’auteur et son lecteur au terme duquel cet ouvrage a été
approuvé et tiré scrupuleusement.
Justification
de tirage pour « Marie Mathématique », de Jean-Claude Forest. Pour ce
tirage de tête, l'auteur a à la fois apposé sa signature et son
monogramme (qui est la transcription idéogrammatique de son nom)
De
gauche à droite : Christian Laucou-Soulignac qui réalisa la maquette et l'impression de « Marie
Mathématique », André Ruellan, co-auteur, Jean-Claude Forest, l'auteur,
et le Tenancier de ce présent blog qui eut la chance de publier tout
cela ! On assiste ici à la séance de signature où l'auteur compléta la
justification de tirage, comme plus haut... (Cliché de Petra Werlé)
Ainsi,
lorsqu’un libraire mentionne qu’un ouvrage a été « justifié », cela
signifie que vous y trouverez une signature ou une marque quelconque qui
authentifiera le tirage.