Le Tenancier : Beau livre
que cette évocation de la
mandragore, écrite et illustrée par Rikki Ducornet et suivie d’une
notice
rédigée semble-t-il par vos soins, cher éditeur. On y retrouve les
illustrations de l’artiste, sensuelles, en même temps qu’un récit en
anglais.
Le texte non traduit est paraphrasé par la notice dont on se demande
(méfiance
induite par la collection) si le contenu n’en serait pas enjolivé.
Comment
s’est produite votre rencontre avec cette poétesse mystérieuse ?
Pierre Laurendeau : Cher
Tenancier, tu as raison :
le doute est toujours de saison lorsqu’il s’agit de Pierre Laurendeau,
faussaire avéré, fabricant ou éditeur de supercheries en tous genres.
La rencontre avec Rikki Ducornet (et son compagnon de l’époque,
Guy) se fit par l’intermédiaire de Jacques Abeille, bien qu’ils
habitassent
alors – on était au début des années 80 – tout près de chez moi :
d’Angers
au Puy-Notre-Dame – où Rikki et Guy avaient posé leurs valises au début
des
années 70 –, il y a seulement trois quarts d’heure de route. J’avais
entendu
parler d’eux par un ami libraire (« Il y a un couple
franco-américain
apparenté au surréalisme qui s’est installé dans le Saumurois, tu
devrais les rencontrer »),
mais c’est la publication, à l’enseigne de Deleatur, des
Little
Dirties for
Rikki, une mini-enveloppe renfermant des variations dessinées de
Jacques
Abeille sur le thème de la chaussure et dédiées à Rikki) qui fut
l’occasion d’une
rencontre lors d’un séjour de Jacques et de sa petite famille à Angers.
Nous
fûmes tout de suite conquis, Agnès et moi, par cette femme au charme
troublant,
un peu magicienne, et à l’accent délicieux. Le courant passa également
avec
Guy, qui était devenu potier après une carrière universitaire en
Amérique du
Nord. Ils s’étaient installés dans le val de Loire – suivant en cela
d’autres
surréalistes – à la suite de la publication d’un album pour enfants qui
avait
été un succès en Amérique. Ils envisageaient de poursuivre cette
activité avec
des éditeurs français. Ils avaient notamment contacté Bayard, pour des
aventures d’un charmant petit ours. Bayard déclina l’offre, puis
publia, avec
le succès qu’on connaît, la série des « Petit Ours brun »…
dont le
personnage ressemble étrangement à celui de Guy et Rikki… Curieuse
coïncidence !
Ils comprirent assez vite que l’édition jeunesse, en France,
fonctionnait sur d’autres
critères que ceux des éditeurs outre-Atlantique.
Nous nous vîmes souvent. Même après la naissance de notre
fils Olivier, que Rikki adopta.
Peu de temps après notre rencontre, Rikki publia en
Angleterre un premier roman,
The Stain, toujours inédit en
français. Les
publications s’enchaînèrent pour elle, avec un succès grandissant
outre-Atlantique ; elle fut invitée par plusieurs universités,
notamment à
Denver, où elle finit par s’installer avec Jonathan Cohen, un
psychiatre.
Rikki n’a pas eu de chance avec les lecteurs – et lectrices –
français : son univers contrevient aux codes de la littérature
nord-américaine telle qu’établis par le Comité de Vigilance des Bonnes
Littératures, qui fait la loi sur ce que l’on
doit lire. Guy,
son premier
compagnon, avait entrepris de traduire ses romans, d’abord comme
exercice
passionné, puis dans l’espoir qu’un éditeur français se déciderait plus
facilement au vu du travail de traduction déjà fait. Rikki avait un
agent
chargé des ventes à l’international, mais les éditeurs restaient muets
(il
semble que son agent n’ait pas non plus montré un grand enthousiasme à
la
défendre). J’avais relu, à leur demande à tous les deux, la traduction
–
magnifique – d’
Entering Fire, un roman monde, comme on dit
aujourd’hui,
se déroulant entre la France de l’Occupation, l’Amazonie et la côte est
des États-Unis.
J’étais très enthousiaste ! (Et le suis toujours…) Devant le peu
d’empressement
de la clique germanopratine, je décidai de le publier chez Deleatur,
qui venait
d’entrer chez l’infernal duo Ulysse-Distique. J’en vendis tout de même
200 exemplaires,
ce qui pour Deleatur était presque un best-selleur, mais loin de
couvrir les
frais ! Un ami américain, vivant à Angers, m’avait conseillé
d’envoyer le
livre au jury du prix Maurice-Coindreau, qui couronne des traductions
de l’américain.
Je lui fis part de mon scepticisme sur les prix littéraires et les
connivences
connues des jurys avec les groupes éditoriaux. « Non, je t’assure,
c’est
un prix très sérieux. D’ailleurs, il n’est pas remis chaque
année. » Je me
laissai convaincre et adressai l’ouvrage au jury. Le hasard fit que la
remise
du prix se faisait cette année-là à Angers. Je ne pus y assister, étant
à Paris
pour des raisons professionnelles, mais Agnès, ma femme, et Guy y
allèrent. Le
jury se prononça pour une écrivaine américaine (enfin la traduction de
son
roman) en précisant : « On a eu du mal à se mettre
d’accord… »
Grosse déception pour Guy Ducornet, d’autant que le prix était doté.
Puis,
avant de passer aux petits fours, le porte-parole du jury ajouta :
« Ah !
nous avons aussi décidé à l’unanimité d’une mention spéciale pour le
roman de
Rikki Ducornet,
Les Feux de l’Orchidée, magnifiquement traduit
par Guy Ducornet. »
Et tous d’opiner : ‘Oui oui, superbe traduction ! »
Les mauvais esprits, j’en connais, se diront : « Je
vous l’avais dit ! Connivence et compagnie ! » C’était
bien cela…
Pendant les petits fours, Guy eut l’occasion de converser avec
l’universitaire porte-parole
du jury (c’était tous des universitaires grand teint) et lui demanda
par
politesse sur quel sujet il travaillait. L’universitaire parisien
(facteur
aggravant) lui répondit, avec un rien de condescendance dans la
voix : « Ma
thèse porte sur un écrivain noir peu connu en France, qui a écrit un
roman sur
l’invisibilité des Noirs américains, Ralph Ellison… » Guy lui
répond :
« Ralph ? Je le connais bien, c’est un ami… Nous avons
enseigné dans
la même université, Amherst College. » Son vis-à-vis faillit
s’étrangler
avec ses petits-fours : le plouc provincial qu’ils avaient
dédaigneusement
écarté parce qu’inconnu au sérail se révélait autrement plus capé
qu’eux, mais
de l’autre côté de l’Atlantique. De plus, il pouvait saboter sa
carrière (ce
qui n’était évidemment pas dans les intentions de Guy) !
C’est la seule expérience de Deleatur avec l’engeance des
prix littéraires. J’étais surtout triste pour Guy, qui vivait
chichement.
En avril 1997, je rendis visite à Ramón Alejandro (que j’avais
présenté à Rikki à Paris, et dont je repris un tableau pour illustrer
la
couverture des
Feux de l’Orchidée) –
voir numéro 22 –
et
prolongeai mon périple américain par un séjour à Denver chez Rikki et
Jonathan,
son nouveau compagnon. C’est à cette occasion que je lui proposai cette
expérience à deux voix sur les « fruits » de Ruben –
traduction
volontairement fausse pour « mandragore ». Rikki écrivit un
court
texte, aussi raffiné qu’érudit sur le sujet – la mandragore l’a
toujours
fascinée –, que je complétai par une étude tout aussi inventée que
vraisemblable.
*
Last but not least, les éditeurs qui prirent la suite
de Deleatur pour la publication des romans de Rikki n’eurent guère plus
d’écho
que moi, malgré des moyens autrement plus efficaces que moi, que ce
soit Le
Serpent à Plumes ou Joëlle Losfeld.
Je viens de faire traduire, par Catherine Vasseur – spécialiste
des textes impossibles, en castillan du
xviie
siècle ou en anglais contemporain –
Trafik, le dernier roman de
Rikki,
que j’ai découvert chez elle, lors d’un séjour à Port-Townsend, près de
Seattle, où elle réside. Sorte de dystopie cocasse où une humanoïde
dialogue
avec un robot sur la mystérieuse planète Terre, réduite en cendres…
Avis aux
éditeurs, la traduction est disponible !