LA CHEMINÉE A.C’en est fait, ma chère voisine, tout est perdu ; les dieux Lares se glacent à mon foyer, et je me sens le même froid me saisir depuis les pieds jusqu’à la tête.
LA CHEMINÉE B.Vous m’alarmez ; d’où vient cette affreuse maladie ? Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid ? Je vous ai toujours vue toute en feu.
LA CHEMINÉE A.Hélas ! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise fortune de mon savant, et le pauvre homme…
LA CHEMINÉE B.Que lui est-il donc arrivé ?
LA CHEMINÉE A.Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c’est-à-dire ceux de sa plume (car il n’en a pas d’autres), sont arrêtés.
LA CHEMINÉE B.Je ne vous entend point encore.
LA CHEMINÉE A.Hé bien, écoutez-moi donc ; je vous parle d’un auteur, son revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu’il composait, et l’on a proscrit ce genre.
LA CHEMINÉE B.Comment ! ses brochures le faisaient vivre ?
LA CHEMINÉE A.Et même fort à son aise ; il ne perdait pas son temps à limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an.
LA CHEMINÉE B.C’est grand dommage de lier les mains à un si bon ouvrier : et comment peut-on défendre l’amusement, qui est la meilleure chose du monde ? Le public aime être amusé, et il doit avoir la liberté d’acheter ce qui l’amuse.
LA CHEMINÉE A.Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts des auteurs et le profit des libraires ; mais voilà ce qui excite l’envie : on crie qu’on ne s’occupe aujourd’hui qu’à écrire des folies, des riens, et qu’on appellera notre siècle le siècle des romans et de la futilité. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à parties sont une vraie exaction ; qu’on allonge un roman à l’infini ; enfin, qu’actuellement un homme projette d’en composer un à trois cent soixante-cinq parties pour tous les jours de l’année.
LA CHEMINÉE B.Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les Mille et un quart d’heure, et tant de mille et une autres choses, un roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les esprits.
LA CHEMINÉE A.Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n’est jamais allé, dans ses ouvrages, au-delà de la huitième partie.
LA CHEMINÉE B.Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous.
LA CHEMINÉE A.C’est une faible consolation pour les malheureux, que d’avoir des compagnons de misère.
LA CHEMINÉE B.Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire d’autre chose ? D’ailleurs, je vous parle franchement : j’ai ouï dire, il y a longtemps, qu’on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle, et arrêter le progrès du genre romancier.
LA CHEMINÉE A.Que me dites-vous ?
LA CHEMINÉE B.Oui : des gens d’esprit, et sans partialité, disent à présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu’on écrive utilement, ou qu’on n’écrive point : voilà la décision ; tout le monde l’approuve.
LA CHEMINÉE A.Mais ce qui plaît n’est-il pas utile ?
LA CHEMINÉE B.Oui, ce qui plaît et nécessairement utile ; mais outre cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l’instruction des mœurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman agréable et utile ; c’est-à-dire, utile par l’agréable et le solide. Que votre savant en fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer, pourvu cependant qu’il ne le donne pas en huit parties ; car vous sentez bien que ce serait voler le public pour enrichir l’imprimeur.
LA CHEMINÉE A.Finissons notre conversation ; on voit bien que vous êtes la cheminée d’un homme de finances ; vous êtes ignorante et ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes douleurs.
LA CHEMINÉE B.Vous m’insultez, tandis que je compatis sincèrement à vos malheurs.
LA CHEMINÉE A.Est-ce y compatir que de louer ceux qui sont en cause ? Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous appartenez.
LA CHEMINÉE B.Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la tête. Laissez là, je vous prie, mon financier : un billet de sa main vaut mieux que tous les volumes du Parnasse ; tout ce qu’il écrit est solide, admirable et d’un goût universel. Tant que ses livres seront en règle, je ne crains pas le froid ; mon feu sera mieux entretenu que celui des vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s’y venir chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous réchauffer, un financier comme le mien.
Alain-René Le Sage : Entretiens sérieux et comiques des cheminées de Madrid – Entretien I (1737 ?)
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dimanche 5 octobre 2014
Où il y aurait comme du tirage...
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