Il n’y avait que quelques pas à faire, je retrouvai le
bouquiniste, un peu avant la rue Cambronne. Celui que Katz mentionnait dans son
carnet. Une boutique modeste, étroite, avec des boîtes sur le trottoir.
Quoi ? Des vieux polars, comme il convient, Série noire cartonnée,
vieilles revues Ellery Queen, Mystère
Mag. Un mystère, La Chouette. Des livres aussi de Calet, de Guérin. Des
Huguenin, beaucoup de Céline, de Drieu. Tout un programme éclectique un peu
trop proclamé. La vitrine était touchante. Son fond était un grand classement
de tranches de livres, sur étagères. Plusieurs de ces tranches étaient
manifestement truquées, des leurres permettant au libraire, de l’intérieur, de
surveiller la devanture, la fauche éventuelle. Ce qui suffisait à classer le client
comme pas bien franc du collier.
Je m’attardai un temps devant cette vitrine. S’y mêlaient
agréablement des éditions rares de Cocteau et des accumulations de Paris-Hollywood, Péret et Vaché, Midi-Minuit première série, etc.
J’entrai.
L’intérieur était un parfait capharnaüm. Sans logique
apparente s’offraient des piles de Radar,
de Match, des bandes dessinées :
Cosmos, Big Boss, Blek, etc. Passons
sur Cinémonde, Jeunesse Cinéma, Top.
Il y avait ça et là des enseigne émaillées, Banania,
Cadum, Kub, des Dinky Toys, des
poupées Barbie et d’assez rares figurines Mokalux.
En d’autres temps, je me serais refait une mémoire
débonnaire, avec quelques achats de base.
Ces bricoles amassées, je les connaissais bien, je les avais
perdues dans des séparations, des divorces, des oublis purs et simples, des
prêts négligents. Le solde avait été cambriolé.
L’entrée était libre, on ne se précipitait pas sur le
client. Je pus fouiner tout à loisir tout en sentant une présence vigilante
dans l’arrière-boutique, dont l’issue était planquée derrière un empilement de
romans-photos vaguement érotiques. Le librairie fit enfin son apparition.
Un homme petit, sans âge, aux gestes furtifs. Il portait un
béret crasseux, une longue blouse grise d’instituteur ou de magasinier, c’était
caricatural jusqu’à provoquer le malaise. Blaise — j’eus instantanément la
certitude qu’il s’agissait de lui — avait négligé de se raser depuis un jour ou
deux. Sa barbe était blanche, tout à la fois drue et clairsemée. L’un de ses
yeux était blanc, avec une paupière morte, à demi close. Une profonde cicatrice
en étoile marquait le front, se prolongeait vers le haut du crâne. Blaise
boitait.
Il donnait l’impression d’être cassé de partout, esquinté,
mais obstinément solide, avec du défi anxieux dans son regard de borgne
rescapé. Il se taisait.
Je continuai à fouiner. Manière de faire éprouvée. Histoire
de gagner du temps. Je feuilletai assez longuement un numéro de Paris Magazine, revue légère
d’avant-guerre, avec des photos de Kertész, Man Ray. Des photos de charme,
comme on dit maintenant. L’œil du vieux était insupportable. Je me retournai.
L’infirme n’avait pas bougé.
— Vous êtes Blaise.
Pas un de ses traits ne frémit. À peine la paupière se
fit-elle plus lourde. Pure impression de ma part peut-être.
— Vous êtes Blaise. J’aimerais que vous me parliez d’Alfred
Katz.
L’irruption fut immédiate, brutale, jaillie de
l’arrière-boutique. Une pile de bouquins s’écroula dans la brusquerie du
mouvement, parmi eux des numéros de Signal,
le magazine illustré collaborationniste, pendant l’Occupation, d’autres de Je suis partout. L’homme s’interposa
entre moi et Blaise. Haut de taille, blazer élégant. Un sportif hâlé, puant
l’eau de toilette. Il se fabriqua un sourire, me prit fermement par l’épaule.
— Sortons, voulez-vous ?
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