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mercredi 15 novembre 2017

Une bibliothèque

« Encore une fois, le paysage lui collait à la peau comme un vêtement familier et achevait de le rendre à ses repères habituels. Il n’y avait que des prospectus dans la boîte à lettres. Il les laissa dedans pour qu’ils pussent profiter de la chaleur du soir. Il éprouvait un besoin urgent de se mettre à l’aise et de faire du feu dans la cheminée. Il ouvrit les fenêtres pour que l’humidité de la nuit de juillet compense la chaleur de la flambée. La question du papier pour faire prendre le feu se posa de nouveau. Il avait dans sa poche, soigneusement plié, un numéro de Suck, mais il ne voulait pas le sacrifier aussi vite, alors qu’il avait réussi à lui faire passer la douane. Il préférait brûler un livre et, les yeux fermés, il attrapa une exemplaire du Quichotte, des éditions Sopena. C’était un ouvrage contre lequel il gardait une vielle rancœur et il se délectait d’avance à l’idée qu’il le destinait au bûcher, et son seul regret venait, tant pis, des illustrations qui accompagnaient les aventures de cet imbécile.
En manches de chemise, il édifia un curieux échafaudage de petit bois et de bûches, plaça le Quichotte au-dessus, les pages ouvertes et il y mit le feu. La scène lui rappela un vieux conte d’Andersen dans lequel le lecteur assiste avec angoisse à l’évolution d’une fleur de lin de sa naissance jusqu’à sa mort, devenue livre et brûlée dans une joyeuse cheminée de Noël. Il lui restait encore plus de trois mille cinq cent volumes sur les étagères, autant de barreaux de prison. De quoi faire trois mille cinq cent flambées pendant dix ans. »
 
Manuel Vázquez Montalbán : Tatouage (1976)
Traduit de l’espagnol par Michèle Gazier et Georges Tyras


samedi 8 août 2015

Une conférence sur le « roman noir » ..

Il sortit et s’engagea dans la rue Aurora, à la recherche des paysages perdus de son enfance. En passant devant un édifice d’une modernité miraculeuse dans le contexte d’une rue qui datait de quand Jésus-Christ était jeune homme, il vit une certaine agitation à sa porte. Une affiche discrète annonçait une série de conférences sur le « roman noir ». Avec l’aplomb d’un alcoolique, il mêla à ceux qui attendaient le début de l’une de ces conférences. Il les connaissait sur le bout du doigt. Ils avaient tous cette gueule d’enflés qu’ont les intellectuels de partout, mais ici version espagnole : des enflés moins enflés que sous d’autres latitudes. Ils supportaient le poids de leur enflure sur leurs épaules avec l’exhibitionnisme requis, mais aussi cette inquiétude de sous-développés : la peur de se dégonfler. Ils étaient répartis en tribus, selon leur provenance ou leurs affinités ; il y avait aussi une tribu d’un niveau intellectuel plus élevé. Cette dernière, remarquée de tous, était regardée du coin de l’œil. Et, malgré une certaine mauvaise grâce, chacun voulait la rencontrer, se voir contraint de dire bonjour et d’être reconnu.
Enfin la conférence s’ouvrit, et Carvalho se retrouva dans un amphithéâtre bleu en compagnie d’une centaine de personnes prêtes à démontrer qu’elles en savaient plus sur le roman noir que les sept ou huit qui étaient sur l’estrade.
L’estrade commença son intervention par une opération « coup d’esbroufe » qui consistait en un exercice préliminaire de dérouillage cérébral fondé sur une distinction entre la fonction, le lieu, le thème, pour en revenir bientôt à un rite postconciliaire. Deux membres de la table ronde s’étaient auto attribués le rôle de doyen et ils commencèrent à jouer une partie privée de ping-pong intellectuel à propos de Dostoïevski : avait-il ou non écrit des romans noirs ? Ensuite, ils passèrent à Henry James sans oublier bien entendu de mentionner Poe, et il finirent par découvrir que le roman noir était une invention d’un maquettiste français qui donna sa couleur à la série de romans policiers publiés chez Gallimard. Quelqu’un sur l’estrade essaya d’interrompre le discours monopolisé parle barbu et le latino-américain myope, mais il fut repoussé par d’invisibles coups de coude que lui envoyèrent les seniors.
— C'est-à-dire que…
— Je crois que…
— Si vous me permettez…
On ne lui permettait rien. Il essaya de glisser dans un silence du dialogue : « Le roman noir naît avec la Grande Dépression… » mais il ne put se faire entendre que du premier rang et de quelques personnes du second, parmi lesquelles se trouvait Carvalho.
Au vu des pommes d’Adam des deux solistes, on pouvait deviner qu’ils allaient arriver à une conclusion, à une phrase sans appel.
— Nous pourrions dire…
Silence. Attente.
— Je ne sais pas si mon cher ami Juan Carlos sera d’accord avec moi…
— Mais comment pourrais-je ne pas l’être, Carlos ?
Carvalho en conclut que la prédominance des deux vedettes1 était le fruit de leur complicité onomastique.
— Le roman noir est un sous-genre auquel se sont adonnés exceptionnellement de grands écrivains comme Chandler, Hammett ou Mc Donald.
— Et Chester Himes !
Ç’avait été dit d’un ton flûté à force d’être retenu par celui qui tentait de mettre son grain de sel sur le sujet. Ce qui avait été une erreur au cours du débat devenait une bonne chose pour les conférenciers bavards qui se retournèrent pour chercher l’auteur de ce bruit.
— Pardon, vous disiez ? dit le myope d’un ton aimable et fatigué.
—Je disais qu’à ces trois auteurs il faut ajouter le nom de Chester Himes, le grand portraitiste de Harlem. Himes a réalisé un travail équivalent à celui de Balzac.
Voilà, c’était sorti. Les deux protagonistes étaient un peu fatigués et permirent à l’intrus de s’exprimer. Tout vint sur le tapis. Du roman de la Matière Bretagne1 de Chrétien de Troyes jusqu’à la mort du roman après les excès épistémologiques de Proust et de Joyce, sans oublier le maccarthysme, la crise de la société capitaliste, les conditions de la marginalisation sociale que crée fatalement le capitalisme et qui sont le bouillon de culture propice au roman noir. Les gens étaient impatients et voulaient intervenir. L’un d’eux se leva dès qu’il put et dit que Ross Mc Donald était fasciste. Quelqu’un d’autre ajouta que les auteurs de romans noirs sont toujours à la limite du fascisme. Hammett fut disculpé pour avoir milité au Parti communiste américain à une époque où les communistes étaient au-dessus de tout soupçon, n’ayant pas encore subi de traitement décaféninant. Il n’y a pas de roman noir sans héros et ça c’est dangereux. C’est tout simplement du néo-romantisme répliqua quelqu’un parmi le public, qui était disposé à sauver le roman noir de l’enfer de l’Histoire.
— Je parlerais plutôt d’un certain néo-romantisme latent dans le roman noir et qui le rend nécessaire de nos jours.
Ambiguïté morale. Ambiguïté morale. Voici la clé du roman noir. C’est dans cette ambiguïté que nagent des héros comme Marlowe ou Archer, ou l’agent de la Continentale. Les deux vedettes initiales s’en voulaient d’avoir perdu leur souveraineté et essayaient à leur tour de mettre leur grain de sel dans l’avalanche verbale qui s’était déclenchée : univers clos… non motivation… conventions linguistiques… la nouvelle rhétorique… est l’antithèse du courant Tel Quel dans la mesure où on ressuscite la singularité de l’auteur et du héros central… le point de vue dans Le Meurtre de Roger Ackroyd
 



1. En français dans le texte.



 
Manuel Vázquez Montalbán : Les mers du sud (1979)
Traduit par Michèle Gazier