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jeudi 28 février 2019

Raconter le processus

Certes, l’auteur ne doit pas interpréter. Mais il peut raconter pourquoi et comment il a écrit. Les essais de poétique ne servent pas toujours à comprendre l’œuvre qui les a inspirés, mais ils servent à comprendre comment on résout ce problème technique qu’est la production d’une œuvre.
Poe, dans sa Genèse d’un poème raconte comment il écrit Le Corbeau. Il ne nous dit pas comment nous devons le lire, mais quels problèmes il s’est posé pour réaliser un effet poétique. Et je définirais l’effet poétique comme la capacité, exhibée par un texte, de générer des lectures toujours différentes, sans que jamais on en épuise les possibilités.
L’écrivain (ou le peintre ou le sculpteur ou le compositeur) sait toujours ce qu’il fait et ce que cela lui coûte. Il sait qu’il doit résoudre un problème. Les données de départ sont peut-être obscures, pulsionnelles, obsédantes, ce n’est souvent rien de plus qu’une envie ou un souvenir. Mais ensuite, le problème se résout sur le papier, en interrogeant la matière sur laquelle on travaille — matière qui exhibe ses propres lois naturelles mais qui en même temps amène avec elle le souvenir de la culture dont elle est chargée (l’écho de l’intertextualité).
Quand l’auteur nous dit qu’il a travaillé sous le coup de l’inspiration, il ment. Genius is twenty per cent inspiration and eighty per cent perspiration.
Lamartine écrivit à propos d’un de ses célèbres poèmes dont j’ai oublié le titre qu’il était né en lui d’un seul jet, par une nuit de tempête, dans un bois. À sa mort, on retrouva les manuscrits avec les corrections et les variantes : c’étaient le poème le plus « travaillé » de toute la littérature française !
Quand l’écrivain (ou l’artiste en général) dit qu’il a travaillé sans penser aux règles du processus il veut seulement dire qu’il travaillait sans savoir qu’il connaissait la règle.  Un enfant parle très bien sa langue maternelle et pourtant il ne saurait en écrire la grammaire. Mais le grammairien n’est pas le seul à connaître les règles de la langue parce que l’enfant, sans le savoir, les connaît très bien lui aussi : le grammairien sait pourquoi et comment l’enfant connaît la langue.
Raconter comment on écrit ne signifie pas prouver que l’on a « bien » écrit. Poe disait que « l’effet de l’œuvre est une chose et la connaissance du processus en une autre ». Quand Kandinsky ou Klee nous racontent comment ils peignent, ils ne nous disent pas si l’un des deux est meilleur que l’autre. Quand Michel-Ange nous dit que sculpter signifie libérer de son oppression la figure déjà inscrite dans la pierre, il ne nous dit pas si la Pietà du Vatican est plus belle que la Pietà Rondanini. Il arrive que les pages les plus lumineuses sur les processus artistiques aient été écrites par des artistes mineurs qui réalisaient des effets modestes mais savaient bien réfléchir sur leur propre processus : Vasari, Horatio Greenough, Aaron Copland…

Umberto Eco : Apostille au Nom de la rose