samedi 28 mars 2020

Bibliothèque confinée du Tenancier — Volume 3

Georges Courteline

Premier en anglais

TOTO
 
— Moi, comme j’ai été premier en anglais, maman a dit comme ça : « Comme cet enfant, qu’elle a dit, a été le premier en anglais, pendant les vacances de Pâques, on le mènera voir la comédie puisqu’il a été premier en anglais. »
— Ah !
— Oui. Alors papa est allé louer des places. Ça fait qu’il a rentré mardi en disant : « Je viens de louer des places ». — « Pour où que tu as loué des places ? » qu’a dit maman. Papa a dit qu’il avait loué des places pour aller au Théâtre-Français voir jouer Le Supplice d’une femme. Alors, maman s’a fichue en colère ; elle a dit que papa était un imbécile et qu’il ne faisait que des bêtises.
— Ah ?
— Oui. Elle criait : « Est-ce que tu perds la tête de mener cet enfant à une pièce pareille ? Tu veux donc lui donner des mauvaises idées ? » Et papa baissait le nez parce qu’il ne savait plus quoi répondre. À la fin, maman a dit qu’il ne savait pas ce qu’il faisait, mais qu’elle aimait encore mieux que j’aie de mauvaises idées que de laisser perdre des places qui avaient coûté vingt-cinq francs. Alors on a été tout de même voir jouer Le supplice d’une femme.
— Ah ?
— Oui. En voilà une pièce qu’elle est bête !... mon vieux, on n’y comprend rien ! C’est rien que des gens qui parlent à tort et à travers et qui disent tout ce qui leur passe par la tête. T’as jamais rien vu de plus bête. Et tout le temps maman me disait : « N’écoute pas ce qu’ils disent, Toto ; c’est des mensonges » ; et elle disait à papa « Il faut être aussi fou que tu l’es pour avoir amené cet enfant à une pièce aussi immorale. » À la fin on a rentré et maman a dit comme ça : « Je ne veux pas que cet enfant reste sous le coup de mauvaises idées ; demain soir, on ira voir jouer La Chatte Blanche. »
— Ah ?
— Oui. Ça fait que le lendemain on a été au Châtelet. Mon vieux, c’est ça qui est rupin ! Pour sûr alors, c’est rupin !... Si tu savais !... (Les yeux hors de la tête.) Mon vieux, il y a des dames toutes nues !... c’est joli !... On voit tous leurs estomacs !... À un moment, y’en a qui dansent ; des fois elles relèvent leurs jupes et font voir leurs derrières… Tu ne peux pas te faire une idée comme c’est chic !... Crénom, j’ai rudement rigolé ! Maman aussi. Tout le temps elle disait : « Tu t’amuses, Toto ? » et elle disait à papa : « Hein ? Voilà un spectacle à faire voir à des enfants. Au moins ça ne leur donne pas de mauvaises idées ! » Je serais toi, je dirais à ta mère de te mener voir La Chatte Blanche.  C’est pas comme Le Supplice d’une femme où on ne sait pas ce que ça veut dire. On comprend, mon vieux !... On comprend…

lundi 23 mars 2020

Bibliothèque confinée du Tenancier — Volume 2

Émile Goudeau

Les Polonais

I
 
En ce temps-là, le duc Jean Soulografleski,
Prince des Polonais et Ruthènes à qui
Sa soif de Danaïde avait donné la gloire,
Descendit longuement de son trône, et, sans boire
Dit aux ivrognes vieux qui formaient son conseil :
« L’heure est enfin sonnée au cadran du soleil,
« L’heure où, sur les Gaulois, ces buveurs à vergogne
« Devra prédominer l’étendard de Pologne,
« L’étendard rouge et jaune et blanc, drapeau divin
« Dont la forme est bouteille, et dont le fond est vin ».
Et les vieux, inclinant leurs chevelures pâles,
Dirent : C’est bien ! — Pendant ce temps, comme des râles,
Et des plaintes de mort, montaient du fond des cours
Des roulements inextinguibles de tambours.
 
II
 
L’armée était rangée au loin sous les bannières,
On avait réuni des nations entières,
Et tous les cultes — sauf le culte musulman —
Avaient pris rendez-vous au lieu de ralliement.
Une sainte fumée, un nuage d’ivresse,
D’alcool et de tabac, tournait avec paresse
Au-dessus des guerriers ivres, sous les pennons,
Près des fûts-obusiers et des tonneaux-canons.
Or, Soulografleski, le rude gentilhomme,
Avait tari d’un coup de langue un vidercome
Qui lui venait du vieux Noé Vigneron-Roi,
Descendit vers la plaine au dos d’un palefroi,
Célèbre entre tous les palefrois de Slavie,
Pour son ardeur étrange à boire de l’eau-de-vie.
Quand le duc arriva, les mirlitons et cors
Sonnèrent, éveillant les guerriers ivres-morts.
Mais lui, se redressant sur ses étriers doubles,
Cria : « Salut à vous, lansquenets aux yeux troubles,
« Templiers et sonneurs, soudards mal dégrisés,
« Héroïques pochards aux ventres arrosés
« Par tout ce que la terre a produit de liquides,
« Salut ! J’ai réuni vos bataillons avides
« Étincelants de tous les rubis de votre nez,
« Pour guider votre rage aux combats forcenés !
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Là, les guerriers, frappant leurs cuirasses vermeilles,
Firent un cliquetis féroce de bouteilles ;
Et, tous, ainsi qu’un bois que l’ouragan émeut,
S’inclinèrent, criant : « Dieux le veut ! Dieu le veut ! »
 
III
 
Ils marchèrent pendant trente-quatre semaines,
Par les vallons, par les coteaux, et par les plaines,
Râlant des chants d’ivresse, et traversant les bourgs
En tapant sur la peau d’âne de leurs tambours !
Les renforts arrivaient tout au long de la route.
Et l’on ne s’arrêtait que pour boire la goutte ;
Quand les gourdes étaient pleines, on le vidait ;
Et l’on coupait la tête à quiconque rendait.
Champagne, puis Bourgogne et Gascogne s’unirent
Aux Normand, ces buveurs de cidre, et se soumirent.
Rien ne résistait plus que Paris, où les purs
Buveurs d’eau les voyaient venir du haut des murs.
 
IV
 
Les pâles buveurs d’eau, les reins ceints d’une corde,
Étaient debout sur la place de la Concorde,
Ayant, pour les guider aux suprêmes combats,
Carémus, empereur des mauvais estomacs,
Le prince de la Dhuys, et le duc de la Vanne,
Oxyde d’hydrogène avec sa dame-Jeanne,
Don Benito de Lourde, et plus loin — ô stupeur !
Le maréchal Pompier et sa pompe à vapeur.
Or la terreur muette, aquatique et servile,
Tenait sous ses genoux de cristal la Grand’Ville !
Et l’on n’y vivait plus, car on n’y buvait plus…
Les mutins les plus fiers et les plus résolus
Étaient domptés ! et l’Eau, cette artiste en naufrages,
Avait rincé les cœurs et noyé les courages.
L’Anglais s’étant rendu, Brébant capitula,
Et d’un crêpe vert-d’eau le Riche se voila,
Les mougicks d’omnibus, et les mougicks de fiacres
Gosiers habitués aux liqueurs les plus âcres,
Maintenant l’œil atone, et le nez presque éteint,
Aller tuer le ver au gobelet d’étain
De Wallace ! Ô canons transformés en seringues !
Et fades, ils songeaient aux défunts mannezingues !
Ô vin blanc du matin ! trois-six, et bock du soir !
L’eau maudite régnait sur Paris, Éteignoir !
 
V
 
Or, Soulografleski, là-bas, rangeait ses troupes.
Ce n’était qu’ »un fouillis d’ivrognes et de coupes
Que la marche forcée et titubante, hélas !
Faisait choir en désordre. On se remit au pas.
— À droite était Bacchus, prince des Vignes-Fières,
À gauche, Gambrinus qui gouverne les Bières ;
Au centre, ce cadet de Gascogne, Cognac,
Devant qui les géants eux-mêmes ont le trac.
Le gros major Bitter était à l’avant-garde,
Auprès de l’intendant supérieur Moutarde.
Le petit colonel Vermouth serrait le frein
À son grand cheval jaune arrivé de Turin :
Il commandait le régiment d’Absinthe-Suisse,
En éclaireur, ayant sa trompe sur la cuisse,
Suivi de Radis-Beurre et du Vaillant Anchois.
Oh ! l’armée homérique, oh ! les princes ! les rois !
Les noms des Crus, les noms de la Distillerie !
Le duc d’Ay-Mousseux tenant l’Artillerie !
Parmi les fantassins Sauterne, ce lion ;
Grave, avec Chablis et Saint-Émilion,
Chateaux-Margaux ! Pomard le rationicide.
Yquem près de Vougeot, et l’Argenteuil, timide,
Mêlant sa veste bleue aux rouges juste-au-corps
Des massifs Roussillons et des puissants Cahors ;
Johannisberg le reitre, et Tokay le burgrave,
Et Lacryma-Christi, bouillant comme une lave ;
Puis, fièrement, coiffé d’une large sombrero,
Madère-y-Muscatel-y-Xérès-y-Porto !
— Rien que pour l’aile droite, ô Gloire ! — Pour l’autre aile
Le duc Bock, avec Stout, Faro, Porter, Pale-Ale !
L’amiral Half-and-Half, neveu de ce dernier,
Sir Scotch-Ale, Houblon, porté dans un panier
Par Orge et Buis ; ailleurs Prechtel, la vieille croûte,
Et le feld-maréchal Von Der Saucisse-Choucroûte,
Avec Pipe-Kummer près de Royal-Tabac.
— Vers le centre, et suivant ton panache, ô Cognac !
Un flot de combattants aux couleurs alarmantes :
Mêlé-Cassis, Trois-Six, Armagnac, les deux menthes ;
Raspail, ce convaincu ! Kakao, ce Shoking ;
Kummel le nihiliste et Curaçao-Focking ;
Et vos trois bataillons, Chartreuses-Amazones ;
Les vertes au milieu des blanches et des jaunes.
Parmi ce flot de durs et roides combattants,
J’en passe des plus fiers et des plus éructants,
Qu’importe ? On fit sommer la Ville de se rendre.
Carémus répondit simplement : « Viens la prendre ! »

dimanche 22 mars 2020

Bibliothèque confinée du Tenancier — Volume 1

Alphonse Allais

Un Philosophe


Je m’étais pris d’une profonde sympathie pour ce grand flemmard de gabelou qui me semblait l’image même de la douane, non pas de la douane tracassière des frontières terriennes, mais de la bonne douane flâneuse et contemplative des falaises et des grèves.
Son nom était Pascal ; or, il aurait dû s’appeler Baptiste, tant il apportait de douce quiétude à accomplir tous les actes de sa vie.
Et c’était plaisir de le voir, les mains derrière le dos, traîner lentement ses trois heures de faction sur les quais, de préférence ceux où ne s’amarraient que des barques hors d’usage et des yachts désarmés.
Aussitôt son service terminé, vite Pascal abandonnait son pantalon bleu et sa tunique verte pour enfiler une cotte de toile et une longue blouse à laquelle des coups de soleil sans nombre et des averses diluviennes (peut-être même antédiluviennes) avaient donné ce ton spécial qu’on ne trouve que sur le dos des pêcheurs à la ligne, comme feu monseigneur le prince de Ligne lui-même.
Pas un homme comme lui pour connaître les bons coins dans les bassins et appâter judicieusement, avec du verre de terre, de la crevette cuite, de la crevette crue ou toute autre nourriture traîtresse.
Obligeant, avec cela, et ne refusant jamais ses conseils aux débutants. Aussi avions-nous lié rapidement connaissance tous deux.
Une chose m’intriguait chez lui ; c’était l’espèce de petite classe qu’il traînait chaque jour à ses côtés : trois garçons et deux filles, tous différents de visage et d’âge.
Ses enfants ? Non, car le plus petit air de famille se remarquait sur leur physionomie. Alors, sans doute, des petits voisins.
Pascal installait les cinq mômes avec une grande sollicitude, le plus jeune tout près de lui, l’aîné à l’autre bout.
Et tout ce petit monde se mettait à pêcher comme des hommes, avec un sérieux si comique que je ne pouvais les regarder sans rire. Ce qui m’amusait beaucoup aussi, c’est la façon dont Pascal désignait chacun des gosses.
Au lieu de leur donner leur nom de baptême, comme cela se pratique généralement, Eugène, Victor ou Émile, il leur attribuait une profession ou une nationalité.
Il ya avait le Sous-inspecteur, la Norvégienne, le Courtier, l’Assureur et Monsieur l’abbé.
Le Sous-inspecteur était l’aîné et Monsieur l’abbé le plus petit.
Les enfants, d’ailleurs, semblaient habitués à ces désignations, et quand Pascal disait : « Sous-inspecteur, va me chercher quatre sous de tabac », le Sous-inspecteur se levait gravement et accomplissait sa mission sans le moindre étonnement.
Un jour, me promenant sur la grève, je rencontrai mon ami Pascal en faction, les bras croisés, la carabine en bandoulière, et contemplant mélancoliquement le soleil tout prêt à se coucher, là-bas, dans la mer.
— Un joli spectacle, Pascal !
— Superbe ! On ne s’en lasserait jamais.
— Seriez-vous poète ?
— Ma foi ! non : je ne suis qu’un simple gabelou, mais ça ne m’empêche pas d’admirer la nature.
Brave Pascal ! Nous causâmes longuement et j’appris enfin l’origine des appellations bizarres dont il affublait ses jeunes camarades de pêche.
— Quand j’ai épousé ma femme, elle était bonne chez le sous-inspecteur des douanes. C’est même lui qui m’a engagé à l’épouser. Il savait bien ce qu’il faisait, le bougre, car six mois après elle accouchait de notre aîné, celui que j’appelle le Sous-inspecteur, comme de juste. L’année suivante, ma femme avait une petite fille qui ressemblait tellement à un grand jeune homme norvégien dont elle faisait le ménage, que je n’ai pas eu une minute de doute. Celle-là, c’est la Norvégienne. Et puis, tous les ans, ça a continué. Non pas que ma femme soit plus dévergondée qu’une autre, mais elle a trop bon cœur. Des natures comme ça, ça ne sais pas refuser. Bref, j’ai sept enfants, et il n’y a que le dernier qui soit de moi.
— Et celui-là, vous l’appelez le Douanier, je suppose ?
— Non, je l’appelle le Cocu, c’est plus gentil.
L’hiver arrivait ; je dus quitter Houlbec, non sans faire de touchants adieux à mon ami Pascal et à tous ses petits fonctionnaires. Je leur offris même de menus cadeaux qui les comblèrent de joie.
L’année suivant, je revins à Houlbec pour y passer l’été.
Le jour même de mon arrivée, je rencontrais la Norvégienne, en train de faire des commissions.
Ce qu’elle était devenue jolie, cette petite Norvégienne !
Avec ses grand yeux verts de mer et ses cheveux d’or pâle, elle semblait une de ces fées blondes des légendes scandinaves. Elle me reconnut et courut à moi.
Je l’embrassai :
— Bonjour, Norvégienne, comment vas-tu ?
— Ça va bien, monsieur, je vous remercie.
— Et ton papa ?
— Il va bien, monsieur, je vous remercie.
— Et ta maman, ta petite sœur, tes petits frères ?
— Tout le monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le Cocu a eu la rougeole cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant… et puis la semaine dernière, maman a accouché d’un petit juge de paix.