J’avais soumis le texte de
Benayoun, reproduit ici,
à Jean-François Cassat, philosophe et amateur de Godard. Voici ses
brillants
commentaires que j’aurais beaucoup regretté de ne pouvoir reproduire.
J’ai eu
grand plaisir de lire cette contradiction…
Elle fait suite à une conversation et à la transmission de l'article de Positif
il y a quelques temps, il ne tient par conséquent pas compte de l’actualité et c'est tant mieux. J'ai respecté la typo de l'auteur pour
les titres et les noms.
Quelques
remarques à propos de Godard et des Rhinocéros …
(à
partir d’un texte de R. Benayoun paru dans la revue
« Positif » en
1966).
J.F.
CASSAT, Décembre 2013.
1959/1960 :
« J’ai
oublié ma
brosse à dents »,
dit-elle. Quel début que cette phrase idiote en apparence dans la
bouche d’une
femme sibylline qui, à peine sortie de la voiture de son amant
officiel, vient
rendre visite à son fantôme de héros - que d’ailleurs elle a
téléphoniquement
livré à la Police. Premier Godard connu. Premier meurtre inaugural.
Première
allusion aux films dits de « série B ».
Parmi
ceux que le cinéma concerne, cet énoncé presque terminal d’À bout de
souffle,
qui précède de peu, dans l’ordre du montage, l’assassinat bâclé qui
conclut le
film, sonne comme un consternant message prononcé par une Jean Seberg
insaisissable
à destination d’un Belmondo lippu fraîchement descendu de ses rings de
boxe
pour traîner sa dégaine dans les sphères du septième art. Volonté
subversive ? Mise à l’épreuve de quelque vérité nouvelle ?
Désacralisation d’un art capable d’élaborer le mystère dans l’alchimie
de
l’espace et du temps ? De quoi s’agissait-il donc dès le
départ autour de ces silhouettes stériles à peine sorties des
limbes : Marionnettes insalubres échappant à l’imagination d’un
ethnologue
introverti ? Ou bien figures démonstratives annonçant un new
âge ?
Ces questions pointent l’ambiguïté qui caractérisera toute l’œuvre
ultérieure
de Godard, qu’il serait pourtant impossible de réduire aux artifices
d’une
prétention savante, ou de résumer à un ésotérisme décidé.
En
ces temps pas si lointains pour certains, une forte fièvre hantait les
salles obscures :
les règles de la narration évoluaient (montage syncopé, caméra à
l’épaule
etc.), se reformulaient (par allusions, litotes, citations), ou bien
mutaient
dans un bouleversement de langage, dont les exemples littéraires
avaient ouvert
la voie. Cette volonté délibérée de défaire les genres et d’estomper
les
références au nom de nouvelles exigences, Godard en témoignait d’emblée
par sa
prétention à réinscrire le cinéma dans le paysage émergeant où les
drugstores
et les voitures (américaines notamment) devenaient des références
centrales de
la civilisation urbaine. Dans le même temps, la crédibilité du héros
s’étiolait
ou s’évaporait.
Cette
annonce de radicalité - factice selon les uns, opérante pour les autres
- ,
explique en partie le retentissement considérable du film et sa
notoriété qui
se traduisait, dès sa sortie, dans l’alternance des panégyriques et des
condamnations aux gémonies. Entre éloges et exécration, Godard n’était
pas
encore ce créateur d’arrière-cour et d’arrière-pensée qu’il deviendrait
par la
suite dans les cercles cinéphiles. C’était plutôt ce grand oiseau
austère
perché sur une patte comme en témoigne la photographie où il apparaît
en
compagnie de G. De Beauregard, son producteur, longtemps affichée dans
un
cinéma de Saint Germain des Près.
Il
affirmait les droits d’une intellectualité
conquérante, et l’on dénonçait déjà ici ou là sa pédanterie d’héritier.
Surtout
quand il citait Merleau-Ponty et Husserl, pour leurs recherches
philosophiques
sur le thème de la « foi perceptive ». Mais
les snobs
des cafés parisiens, pour agités qu’ils fussent, ne l’avaient pas
encore transformé
en saint, voire en martyre, de la modernité. Il est vrai qu’en dialogue
avec
les grands maîtres (en Europe : Bergman, Antonioni, Fellini), et
avant l’essor
médiatique d’aujourd’hui, le nouveau cinéma se développait dans les
chapelles
et les cryptes. Si bien que le partage esthétique demeurait religieux,
tant en
séparant qu’en rassemblant. Il y allait de ce que Merleau-Ponty avait,
dès
1945, interrogé, entre peinture et cinéma : de la « chair
des
images » (pour reprendre le titre du récent travail de Mauro
Carbone, qui en explore les enjeux ontologiques). Dans un petit
monde
complaisant à l’égard des sentences germanopratines, mais encore
relativement
avare d’images, sinon de signes, le cinéma cultivait l’imaginaire, lui
donnait
corps, et réaffirmait ce qu’il avait toujours été depuis au moins « l’Age
d’or » et « Entracte »: un lieu
d’exclusion ou
de communion, comme l’avait été le théâtre pour la cité grecque. Dans
ce
contexte de polémique et d’assomption, la passion de Godard pour
l’ethnographie
(qu’il étudia, un temps, à la Sorbonne), était trop oubliée, ainsi que
son
intérêt pour D. Vertov ou Jean Rouch. A peu près seul,
semble-t-il, Luc Moulet écrivait dans LES CAHIERS d’Avril
1960 :
« A bout de souffle, c’est un peu « Moi, un blanc », ou
l’histoire de deux «Maîtres fous ». Le travelling devenait-il pour
autant
une affaire de morale ? Ou bien ces images presque désincarnées et
surchargées de références, enfermaient-elles dans un sépulcre
intellectualiste
le présent qu’elles prétendaient exprimer ?
1965 : Même ambiguïté, mêmes
célébrations,
mêmes anathèmes, pour « Pierrot le fou ». Voici qui
nous
reconduit à l’écrit de R. Benayoun, étincelante diatribe !
Même
si ce texte, peu argumentatif, précipite
les allusions et les métaphores, il semble se développer comme un feu
d’artifices dont le bouquet final laisse un peu groggy. C’est un obus
festif
dont les gerbes partent à l’assaut du ciel noir de la bêtise. Toujours
en face,
la bêtise, sur le front opposé, et vive l’offensive ! et même
l’avant-garde !
Offensive
jubilatoire qui semble se développer sur deux lignes en même temps.
D’une part,
les cas pathologiques : Godard donc. Avec en filigrane pernicieux
un
certain Céline : maladie collabo. Aragon (le directeur des Lettres
Françaises ayant adoubé le cinéaste) : maladie Staline. Plus le
cas
subliminal de Malraux que Benayoun déteste (sans l’avoir compris, mais
peu
importe).
Maladie :
De Gaule. Sur ce point, le
diagnostic médical est sévère, mais uniquement d’ordre politique. On
attend
l’ordonnance…
Cependant,
et pour aller à l’essentiel, il y a plus encore, et de quoi retenir
l’attention
éparpillée par tant de brillantes allusions (le public décrié n’en peut
mais) : Godard serait aussi atteint de la plus insidieuse de nos
maladies
morales, de la moins pardonnable de nos infections politiques : il
serait
sournoisement porteur du virus de l’ « anarchisme de
droite »… Or, il ne s’agit pas seulement de contester
cette
catégorie étiologique, qui fait débat chez les historiens (peu enclins
à
l’accepter, si l’on en croit un P. Ory qui en a retracé la
genèse)…Mais
de savoir si possible de quoi on parle. Il se pourrait que l’erreur de
diagnostic soit flagrante. Oui, docteur.
Il
s’agirait en fait de tout autre chose : et notamment (aujourd’hui)
de
revenir aux étapes par lesquelles, avant 1968, puis dans les années
immédiatement suivantes, Godard affirmera son projet de « faire
politiquement du cinéma », ce qu’il avait d’ailleurs commencé
dès le
départ, mais sans fanfaronner. En effet, il n’a jamais cessé, au grand
dam de
ses pourfendeurs, de chercher à intégrer certains apports des sciences
humaines
dans sa dénonciation de la société marchande (et de la prostitution).
Dès 1962
par exemple dans un long plan-séquence de Vivre sa Vie, le
philosophe
Brice Parain, traducteur de Platon, évoque, à demi-mots, dans la
lumière
oblique d’un bistrot, la problématique du « Sophiste », pour
une Anna
Karina aérienne et prostituée… Premier café philosophique, ou réduction
de la
pensée à des propos d’arrière salle ? Ambiguïté, toujours.
Cependant cette
allusion symptomatique range Godard du côté des sophistes ce qu’il est
en effet,
puisqu’il s’efforce de travailler sur une certaine lisière, celle des
langages,
et du côté de ceux qui scrutent la frontière incertaine des images, des
signes,
et du monde social. A partir de l’exemple précédent, on doit refuser
l’hyperbole qui fait de la prostitution le « premier métier du
monde »,
et le symbole de tout travail. C’est la sophistique de Godard. Mais on
doit
aussi reconnaître l’intelligence d’une démarche qui cherche à
interroger
autrement le politique, dans les sables mouvants de la relation
sociale, du jeu
des pouvoirs, l’éclat des gestes et l’essor des paroles, la lumière des
visages
ou le poids des attitudes. Il est d’abord question de cela chez le
Godard
cinéaste, monteur, metteur en scène. Ce qui n’est pour certains que
parodie et
bavardage, relève en fait d’une exploration sensible de la relation
humaine et
de l’artifice social. Et plus particulièrement, d’un soupçon sur le
corps
colonisé par le discours : l’art, fût-il simple montage, est une
occasion
privilégiée, qui nous invite à démonter tous les artifices, à aimer ou
à
décevoir l’illusion du monde imaginaire pour mieux appréhender notre
condition.
Ainsi, le langage, verbal et non verbal, désigne autant un destin qu’il
qualifie une expérience : dans cette bifurcation signifiante où
l’humain
s’affirme, et parfois se dissout, la vérité, ne peut que se « mi
dire » ( selon l’expression de J.Lacan).
Il
serait donc, répétons- le, très faux de faire de Godard le Monsieur
Jourdain
assumant la prose d’un monde sans esprit, ou le faux prophète ouvrant
des
livres sans les comprendre (comme Michel Piccoli dans sa baignoire,
lisant Elie
Faure, cf : Le Mépris). Godard questionne le monde, les
apparences,
le temps, celui qu’il fait dans les rapports humains, celui qui passe
dans une
Histoire opaque. Il encourage la pensée critique jusque dans les
parodies de
narration tantôt allant jusqu’à un fatras informel, tantôt s’égarant à
grand
renfort de développements discursifs qui échappent aux codes.
Ainsi
le texte de Benayoun me semble-t-il simplement « magnifique »,
mais au sens romain du terme : inspiré par une rare intelligence
poétique,
porté par une plume étincelante, il a fait date dans l’intéressante
polémique
entre les Cahiers et Positif. Mais il cède aux facilités du
dénigrement et
me semble passablement à côté du sujet.
L’erreur
de diagnostic apparaît à mon sens beaucoup mieux, presque cinquante ans
après ; Godard était bien à la recherche de nouvelles formes
d’expression,
et, mutatis mutandis, continue de retenir l’attention de bien
des jeunes
cinéastes. Que son œuvre reste marginale ou minoritaire importe
peu :
comme l’avaient fait Deleuze et Guattari dans leur éloge de la
« littérature minoritaire », il me semble que nous aurions
besoin,
aujourd’hui, d’un éloge du « cinéma minoritaire «.
Ensuite,
parce qu’une œuvre ne peut s’apprécier ni par ses commanditaires, ni
par son
public, mais en elle-même, dans sa signifiance propre. A ce compte-là
Michel
Ange et Raphael, mais aussi la plupart des grands peintres, seraient
des
« collabos » de l’Eglise, du pouvoir, du régime social de
leur temps…
Enfin
parce que le surréalisme cher à Benayoun, et qu’il propose sur
l’ordonnance, a
lui-même dérivé vers un académisme de l’image, et après sa période
vive,
dégénéré en système, s’égarant dans l’esbroufe (Dali) ou le culte du
coq à
l’âne cher à certains scénaristes, voire publicistes : remède
contestable.
Ce qui fait que même Bunuel ne peut être exempté des symptômes
précédemment
décrits : catatonie et régression décourageant l’intelligence,
d’autant
que son œuvre tardive, sortie des ciné-clubs de professeurs, s’est
épanouie
« sous latitudes exotiques des Champs Elysée ». Faut-il le
regretter ?
Mais
c’est une autre question que celle, évoquée plus haut, de la « chair
des images » : et de ce que Godard par ses innovations me
semble
avoir ici apporté avec talent, soit qu’il convoque des acteurs
désincarnés (JP.
Léaud, J. Yanne,) ou des figures de la mode brusquement privées de leur
aura
médiatique (J. Halliday, J. Dutronc). Soit qu’il explore la pénombre,
ou suive
un navire qui va (comme dans le bavard mais magnifique : « Film/Socialisme »,
dernière œuvre, à ma connaissance, à être diffusée dans les salles
parisiennes)…
où la notion de personnage disparaît presque. Tout est ici à la fois
risqué et
délibéré. Dans une grande confusion du sublime et du dérisoire.
Il
est toujours apparu à un public attentif que Godard détournait les
pouvoirs du
cinéma vers une forme d’interrogation philosophique. Étrange mixte de
la
métaphysique et du show biz : nous y sommes. Laissons à Godard le
soin de
perturber nos récits, d’en inventer les formes.
Adressons
lui la question – celle de l’Étranger dans le dialogue de Platon :
« De
quel côté faut-il tourner sa pensée si l’on veut se faire une
idée
claire et solide de l’être ? » (Sophiste, 250, d).
A
cette aune et pour un lecteur oublieux, la potion serait autre.
Il
pourrait s’agir, par exemple, de découvrir à nouveau, « Je
vous salue,
Marie ! » (film de JLG, 1985).
J.
F. C.