samedi 15 février 2025

Une déclaration d'incompétence

On ne se doutait pas il y a quelques jours que notre transcription d’un extrait de propos de Jean-Patrick Manchette trouverait un écho, en quelque sorte, dans l’actualité «littéraire». Récapitulons pour l’éventuel tardif qui lira ce billet dans quelque temps, ou bien qui débarquerait de Sirius : le prix Goncourt de l’année est accusé de s’être inspiré d’un peu trop près de la vie d’une femme algérienne, au point que le travail d’écriture ressemblerait en certains points à de la transcription pure et simple et non une œuvre d’imagination. Qui cela peut-il étonner à l’heure actuelle dans un milieu critique prompt à considérer ce genre de pratique comme normale, pourvu qu’elle ne se montrât point trop ou alors qu’elle fit preuve d’un peu d’industrie? Ainsi, deux jours avant d’écrire ce billet, on entendit sur France Culture (appellation de plus en plus oxymorique) une critique déclarer qu’un ouvrage documentaire (traitant là de la pédophilie) appartenait au genre du roman en raison du style employé par l’auteur. Nous voici donc dans la «représentation plaisante» et les «lamentations réformistes» évoquées par Manchette. Le souci avec cet auteur Goncouré réside plus dans la paresse dans son travestissement que dans le fait que son travail ait peu à voir avec l’imagination et le talent narratif. Certains autres «auteurs» échappent, on se demande pourquoi, à ce genre d’accusation : tel qui dépeint son dégoût des classes populaires dont il est issu rencontre une certaine grâce, sans doute parce qu’il illustre à son tour la fameuse lamentation réformiste citée plus haut et peut-être également parce que la représentation échappe à la matière même de l’écrit. L’on achète moins le livre que la posture de l’auteur, pulsion entretenue par des médias qui n’aime pas le contrefait, sauf s’il devient paroxystique, lui préférant le glamour et le touchant (ah, le bafouillage charmant de Modiano!). Revenons à notre Goncouré, paresseux, médiocre transcripteur, si le fait est avéré. En quoi devrions-nous en définitive nous offusquer d’une telle pratique puisqu’elle est entérinée dans les mœurs de la production dite «littéraire», et dont les employés, on l’a vu il y a peu, se permettent de mépriser La Métamorphose de Kafka, par exemple(1), le jugeant «malaisant» ?
Citons Stevenson(2) :
«Cette insistance sur les aspects ternes de la vie et la mesquinerie de l’homme est dans le fond une bruyante déclaration d’incompétence. Peindre un homme sans aucune espèce de poésie (...) révèle plutôt les insuffisances de l’auteur.» Car, dit-il, «les causes de la joie d’un homme sont souvent difficiles à cerner. Elles ont si peu de rapport avec l’extérieur (tel que l’observateur l’inscrit dans son carnet) qu’elles n’y touchent peut-être même pas — et la véritable existence de l’homme, pour laquelle il consent à vivre, serait uniquement réservée au domaine de l’imagination. Il est possible que l’homme d’Église, à ses moments perdus, gagne des batailles, que le fermier pilote des navires, que le banquier triomphe dans les arts (...). Dans pareil cas, la poésie court, souterraine, et l’observateur (pauvre âme, avec ses documents!) est toujours au mauvais endroit. Car prétendre “observer” l’homme, c’est aller au-devant de bien des déconvenues. Nous voyons le tronc d’où il tire sa subsistance, mais lui-même est bien au-delà, déployé dans le dôme du feuillage, traversé par les murmures du vent, peuplé de nids de rossignols. Et le véritable réalisme est celui des poètes, qui grimpent après lui comme un écureuil et ainsi entrevoient un coin du ciel pour lequel il vit. Oui, le véritable réalisme, toujours et partout, est celui des poètes : découvrir où réside la joie, et lui donner une voix bien au-delà du chant. Car manquer la joie, c’est tout manquer. Dans la joie des acteurs réside le sens de toute action. D’où l’irréalité obsédante et vraiment spectrale des ouvrages “réalistes”. (...) Car aucun homme ne vit dans la réalité extérieure, parmi les sels et les acides, mais dans la chaude pièce fantasmagorique de son cerveau, aux fenêtres peintes et aux murs historiés.»
Mais qui se soucie encore de Stevenson? Et qui se préoccupe de littérature ?

(1) Émission La Grande Librairie, mai 2023 — Lien
(2) Extraits de : Essais sur l’art de la fiction, cités sur le site Périphéries— Lien

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