Usés,
sales, déchirés, ces livres en cet état attestent qu’ils
sont les meilleurs de tous ; et le critique hautain qui s’épuise
en
réflexions superflues, devrait aller chez le loueur de
livres, et là voir les brochures que l’on demande, que l’on
emporte et auxquelles on revient de préférence. Il s’instruirait
beaucoup mieux
dans cette étroite boutique que dans les poétiques inutiles dont il
étaie les
frêles conceptions. Les ouvrages qui peignent les mœurs, qui sont simples, naïfs et touchants, qui n’ont ni apprêt, ni morgue, ni jargon académique, voilà ceux que l’on vient chercher de tous les quartiers de la ville, et de tous les étages des maisons. Mais dites à ce loueur de livres : Donnez-moi en lecture les œuvres de M. de La Harpe ; il se fera répéter deux fois la demande, puis vous enverra chez un marchand de musique, confondant (sous le vestibule même de l’Académie) l’auteur et l’instrument. Grands auteurs ! allez examiner furtivement si vos ouvrages ont été bien salis par les mains avides de la multitude ; si vous ne vous trouvez pas sur les ais de la boutique du loueur de livres ; ou si vous y trouvant, vous êtes encore bien propres, bien reliés, bien intacts, faits pour figurer dans une bibliothèque vierge, dites-vous à vous-même : J’ai trop de génie, ou je n’en ai pas assez. Il y a des ouvrages qui excitent une telle fermentation, que le bouquiniste est obligé de couper le volume en trois parts, afin de pouvoir fournir à l’empressement des nombreux lecteurs ; alors vous payez non par jour, mais par heure. À qui appartiennent de tels succès ? Ce n’est guère aux gens tenant le fauteuil académique. Ces loueurs de livres n’en connaissent que les dos et ils ressemblent en cela à plusieurs bibliothécaires et à quelques princes, qui ont une bibliothèque ordinairement assez utile aux autres. Une mère dit à sa fille, je ne veux point que vous lisiez. Le désir de lecture augmente en elle : son imagination dévore toutes les brochures qu’on lui dérobe ; elle sort furtivement, entre chez un libraire, lui demande la Nouvelle Héloïse, dont elle a entendu prononcer le nom : le garçon sourit ; elle paie, et va s’enfermer dans sa chambre. Quel est le résultat de cette jouissance clandestine ? Je dois mon cœur à mon amant : quand je serai mariée je serai toute à mon époux. |
Louis-Sébastien Mercier : Tableau de Paris — Chapitre CCCLXXVII |