Les
mouchards font surtout la guerre aux colporteurs, espèce
d’hommes qui font trafic des seuls bons livres qu’on puisse encore lire
en France,
et conséquemment prohibés.
On les maltraite horriblement. Tous les limiers de la place poursuivent ces malheureux qui ignorent ce qu’ils vendent, et qui cacheraient la Bible sous leurs manteaux, si le lieutenant de police s’avisait de défendre la Bible. On les mets à la Bastille pour des futiles brochures qui seront oubliées le lendemain, quelquefois au carcan. Les gens en place se vengent ainsi des petites satires que leur élévation enfante nécessairement. On n’a point encore vu de ministres dédaigner ces traits obscurs, se rendre invulnérable d’après la franchise de leurs opérations, et songer que la louange sera muette tant que la critique ne pourra librement élever sa voix. Qu’ils punissent donc la flatterie qui les assiège, puisqu’ils ont tant peur du libelle qui contient toujours quelques bonnes vérités. D’ailleurs, le public est là pour juger le détracteur ; et toute satire injuste n’a jamais circulé quinze jours sans être frappé de mépris. Souvent les préposés de police, chargé d’arrêter ces pamphlets, en font le commerce en grand, les distribuant à des personnes choisies, et gagnent à eux seuls plus que trente colporteurs. Les ministres se trompent réciproquement quand ils sont attaqués de cette manière ; l’un rit de la grêle qui vient de fondre sur l’autre, et favorise sous mains ce qu’il paraît poursuivre avec chaleur. L’histoire de la Correspondance du chancelier Maupeou (ce livre qui, après l’avoir ridiculisé, l’a enfin débusqué) mettrait dans un jour curieux les ruses obliques et les bons tours que se jouent les ambitieux dans les chemins du pouvoir et de la fortune. On n’imprime plus à Paris, en fait de politique et d’histoire, que des satires et des mensonges. L’étranger à pris en pitié tout ce qui émane de la capitale sur ces matières. Les autres objets commencent à s’en ressentir, parce que les entraves données à la pensée se manifestent jusque dans les livres de pur agrément. Les presses de paris ne devraient plus servir que pour les affiches, les billets de mariages et les billets d’enterrements. Les almanachs sont déjà un objet trop relevé, et l’inquisition les épluche et les examine. Quand je vois un livre revêtu de l’autorité du gouvernement, je parie, sans l’ouvrir, que ce livre contient des mensonges politiques. Le prince peut bien dire, ce morceau de papier vaudra mille francs ; mais il ne peut pas dire que cette vérité ne soit plus qu’une erreur. Il le dira, mais il ne contraindra jamais les esprits à l’adopter. Ce qui est admirable dans l’imprimerie, c’est que ces beaux ouvrages, qui font l’honneur de l’esprit humain, ne se commandent point, ne sepaient point. Au contraire, c’est la liberté naturelle d’un esprit généreux, qui se développe malgré les dangers, et qui fait un présent à l’humanité, en dépit des tyrans. Voilà ce qui rend l’homme de lettres si recommandable, et ce qui lui assure la recommandation des siècles futurs. Ces pauvres colporteurs qui font circuler les plus rares productions du génie, sans savoir lire, qui servent à leur insu la liberté publique pour gagner un morceau de pain, portent toute la mauvaise humeur des hommes en place qui attaquent rarement l’auteur, dans la crainte de soulever contre eux le cri public, et de paraître odieux. |
Louis-Sébastien Mercier : Tableau de Paris — Chapitre LX |
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