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lundi 10 octobre 2016

Rembourré







Les meilleurs esprits de nos jours réclament une réforme dans la toilette, mais je ne sache pas que, jusqu'ici, personne ait indiqué l'abus d'où naissent tous les autres, le vice fondamental qu'il faut corriger avant d'espérer aucune amélioration ; je veux dire l'ignorance complète où est le tailleur de l'importance de sa profession. Bien peu, sous ce rapport, s'élèvent au-dessus de l'artisan ; tous, ou peu s'en faut, font un habit, comme d'autres font des chaises et des tables. Et cependant, depuis que l'homme est sorti de l'état sauvage pour vivre en société, de quelle grave fonction se trouve chargé le tailleur ? Qu'on se figure aujourd'hui un homme nu, ses semblables le fuient, la société le repousse, il est condamné à vivre isolé, à retourner à l'état sauvage. Car qui dit homme, dans la civilisation, dit homme habillé ; l'homme sorti nu des mains de la nature est inachevé, pour l'ordre de choses où nous vivons ; c'est le tailleur qui est appelé à le compléter. Nous ne pouvons entrer dans le monde, y accomplir notre destinée qu'à la condition de passer par ses mains ; aussi, à peine sommes-nous jetés dans la vie, qu'il nous saisit, nous suit toujours, nous retient et nous enserre par tous les côtés ; nous ne lui échappons que pour entrer dans notre lit de mort. Et quel tailleur a jamais réfléchi à l'importance de pareilles fonctions ? Quel a jamais songé combien le sort d'un homme était étroitement lié à son habillement ?

Honoré de Balzac : Physiologie de la toilette, Des habits rembourrés (1830) 
(Photogrammes : Fritz Lang, La femme sur la Lune)

mardi 24 mars 2015

Les écrivains à table : Honoré de Balzac

Brillat-Savarin affirme que les médecins, les magistrats, les hommes de lettres, les ecclésiastiques, les financiers sont généralement des gourmets accomplis et d’éminents gastronomes.
En y réfléchissant un peu, on pourrait n’être pas de son avis. A l’époque où il écrivit sa Physiologie du goût, les médecins de campagne avalaient une omelette et une tranche de jambon  sur une table de cuisine dans la ferme où ils avaient été appelés ; les curés qui n’étaient pas riches, menaient le petit train des vieux célibataires gouvernés par une servante canonique et les écrivains arrivaient assez tard à la célébrité qui apporte à ceux qu’elle comble la fortune, sans laquelle il est difficile de vivre largement.
Certains avaient connu la misère, les basses ratatouilles qui délabrent l’estomac, et les plus grands artistes ne sont pas forcément sensibles à l’art de cuire. On peut penser que le prodigieux auteur de la Comédie Humaine ne fut pas un gastronome émérite, et il y a de bonnes raisons à cela.
Souvent à court d’argent, son ménage devait être assez mal tenu et sa façon de vivre eût sans doute déconcerté la cuisinière la plus dévouée. Il se couchait le soir à l’heure où les gourmets en sont à peine au rôti, vers huit heures, n’ayant pris qu’une légère collation et, quittant son lit à quatre heures du matin, il revenait à sa table de travail où il demeurait jusqu’à midi, se soutenant de nombreuses tasses de café qu’il buvait sans sucre.
Son déjeuner, au milieu de la journée, se composait d’un œuf ou d’une côtelette, de fruits, d’un verre d’eau et encore de café.
Nous savons par Léon Gozlan la recette de ce dernier. Balzac allait acheter lui-même le Bourbon rue du Mont-Blanc, le Martinique rue des Vieilles Haudriettes au Marais, et le Moka chez un épicier de la rue de l’Université.
Le thé qu’il aimait aussi beaucoup était, à l’en croire, une chose merveilleuse qui avait sa légende. On le cultivait dans une sorte de domaine enchanté, uniquement pour l’Empereur du Céleste Empire ; des filles de mandarins à boutons de cristal et de corail, belles et vierges, le cueillaient à l’aurore et l’ambassadeur du Czar à Paris en offrait quelques poignées au romancier dont on ne peut pas sourire et qu’il faut croire en tout, car il était de la même étoffe que ses songes, selon le mot de Shakespeare.
A la fin du vieux monde qui n’en avait plus que pour quatre ans, en 1936, Grandgousier publia une photographie, celle de la cafetière de Balzac qui doit être toujours rue Raynouard, à Passy, dans la maison à peu près vide où les fidèles du maître gardent pieusement quelques objets qui lui ont appartenu.
Elle porte sur sa porcelaine deux lettres gothiques :
H.B.
et une couronne de comte ou de marquis. Peut-être le pauvre grand homme avait-il fini par croire à sa noblesse héréditaire !
Sa sœur, Mme Laure Surville, y croyait bien ! J’ai acheté autrefois sur les quais un roman, Le Compagnon du Foyer, qu’elle publia en 1854, non pas pour le lire mais parce qu’elle écrivit sur la page de faux-titre une dédicace : Hommage de l’auteur L. Surville, née de Balzac.
Le même bouquiniste me laissa pour quelques sous un petit in-12 qui contenait La Meilleure Complainte Sur Le Licenciement de la Garde Nationale, par deux tambours, qu’on vendait trente centimes en 1827.
Je le pris parce qu’on y lisait au bas de la deuxième page en caractères minuscules : Imprimerie de M. Balzac, rue des Marais-Saint-Germain.
A cette époque, Balzac ne faisait pas encore timbrer d’une couronne sa cafetière, et sans doute vivait-il comme tous les petits bourgeois de son quartier qui, à la fin du règne de Charles X, déjeunaient à onze heures, dînaient à six et se couchaient à dix…
A cause de sa carrure et de sa bedaine, certains l’ont imaginé à peu près pareil au gourmand que Boilly peignit sur l’enseigne de Corcellet.
Un caricaturiste le représentait même en train de fumer un de ces gros cigares qui parfument de Havane la fin des bons repas commençant par une bisque d’écrevisses, finissant pas un foie gras truffé de Tivolier de Toulouse et arrosé généreusement de Vouvray, de Chambertin et de Champagne. En réalité, il abominait le tabac et il ne fuma jamais qu’un cigare que lui offrit Eugène Süe et qui le rendit fort malade.
La Vérité n’est pas souvent l’amie de l’Histoire.
Balzac était un buveur d’eau, un amateur de café et il ne mettait rien au-dessus d’une poire du Doyenné ; seulement, après des semaines de travail nocturne, de sobriété, de fruits, de verres d’eau et de tasses de moka, il avait de temps en temps de magnifiques fringales qu’il allait satisfaire chez un traiteur en renom. On le voyait alors attablé au Palais-Royal, chez » Véry, chez Véfour, ou aux Frères Provençaux, dans ce paradis de la noce, de la bombance, des tripots et de l’amour qu’était ce coin de Paris.
On conte qu’un jour, après s’être ouvert l’appétit par six ou sept douzaines d’huîtres, il vint à bout d’une sole normande, d’un caneton aux navets, d’un perdreau rôti, et Léon Gozlan parle d’une déjeuner qu’ils firent ensemble dans un cabaret de Saint-Cloud.
Balzac demanda du gigot braisé !
— On vient de servir la dernière tranche à une Anglaise, répondit-on, et comme il ne restait ni fricassée de poulet ni rien de ce qui était sur la carte du menu, Léon Gozlan réclama du sphinx.
— Je vais voir à la cuisine s’il en reste encore, dit le garçon.
Il revint en s’excusant :
— Monsieur, il n’y en a plus.
« Je vois encore, dit Gozlan, le visage de Balzac, comprimé d’abord par l’étonnement, se détendre tout à coup et atteindre aux proportions lunaires d’un épanouissement produit par une irrésistible hilarité… »
Le garçon avait ordre de répondre toujours aux clients :
— « Il n’y en a plus », et jamais « Il n’y en a pas ».
Que ne servit-il aux deux amis une escalope de veau en affirmant que c’était du sphinx ? Balzac eût été ravi. Aux Jardies, il écrivait au charbon, sur ses murs vides : Ici un revêtement en marbre de Paros, là une tapisserie d’Aubusson, et dans un cadre vide : ici une peinture de Rembrandt ! Il se meublait à bon compte, mais les trésors qu’il imaginait prenaient corps pour l’éternité humaine.
A quelqu’un qui lui contait ses malheurs et qui avait perdu sa femme, sa belle-mère et son gendre, il répondit, naturellement : « Revenons à la réalité… Rastignac… » Ce héros du roman était plus vivant pour lui que ses voisins de Passy, et à part les belles poires, l’eau pure et le café très fort, le sorcier de la Comédie Humaine n’a probablement aimé que les côtelettes de Sphinx, le pot-au-feu de Phœnix et les ragoûts de Chimère qu’aucun traiteur ne pouvait lui servir.
 
Léo Larguier
in : Grandgousier, Avril-Mai 1949