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jeudi 23 mai 2019

Sur les gros bouquins

Le Tenancier est un enfant de la science-fiction. Malgré un éloignement ostensible du genre, il lui arrive toutefois de relire quelques textes appréciés de lui, à moins que cela soit un auteur. Il achève en ce moment un roman en deux volumes qui représentent près de 700 pages. Le copyright, même si l’on peut émettre des doutes sur leur justesse, parfois, indique qu’il fût publié au début des années 1990 dans son pays d'origine. L’auteur est intéressant (forcément, puisque le Tenancier le relit !) Ce qu’en a fait le traducteur laisse dubitatif tant on reconnaît le style de celui-ci d’une traduction à l’autre, au point qu’un test à l’aveugle risquerait de dénoncer cette ingérence… Le plus ennuyeux dans cette lecture réside principalement dans sa longueur et, sous cet angle, cette production illustre une tendance extrêmement présente à la charnière des années 1990 et correspond à une innovation dans la création littéraire qui se remarque surtout dans la littérature populaire. Il s’agit de l’utilisation du traitement de texte. L’auteur en question avait, dix années plus tôt, publié un roman fondateur de son univers qui allait se décliner en plusieurs nouvelles que le lecteur français allait découvrir au long de la décennie suivante. Ce roman-là, court, condensé, portait en lui un train de novations qui allait devenir une rente pour cet univers. En effet, certains aspects de ces idées sont ensuite développés dans des nouvelles, processus habituel dans cette sphère littéraire, mais mené avec grande acuité par cet auteur. Seulement, celui-ci ne sembla pas avoir mis à profit les défauts inhérents à certaines novations(1). Ainsi l’arrivé de l’informatique et du traitement de texte supprimait certes quelques étapes de la rédaction, autorisant la révision à même le "manuscrit", éliminant la recopie au propre, etc. L’envers de la médaille aboutit à la facilité procurée par le traitement de texte, qui permettait de s’étendre plus que de raison dans des récits pachydermiques. Ainsi, ce roman de 700 pages, rédigé près de douze ans après le premier roman, devenait une sorte de catalogue ennuyeux doté d’épisodes et de digressions inutiles (aggravés par la traduction dont on a fait allusion plus haut). Pourtant, ces 700 pages se révèlent ridicules à côté de ce qui sortit à cette période. Une histoire qui aurait pu se raconter en 300 pages devenait un truc emmerdant parce que ni l’auteur ni son éditeur n’avaient su réfréner l’incontinence textuelle. Un bref coup d’œil dans la production littéraire de l’époque permet d’identifier à coup sûr le nouvel adepte du traitement de texte par la boursouflure subite des livres. Le phénomène était observable à cette fameuse charnière des années 1980 où quelques auteurs se sont perdu corps et bien. Les choses se sont tout de même calmées depuis, sans doute par quelques éditeurs inquiets de la baisse de qualité littéraire, consubstantielle à l’accroissement des pages. La lecture de ce roman, délaissé à l’époque par votre Tenancier, est venue comme un rappel du phénomène, discret auprès du public, mais qui s’est révélé un véritable problème pour le critique devant rendre compte des parutions et qui voyait débouler une dizaine de livres de plus de 1000 pages…
Il serait intéressant qu’une étude statistique soit établie sur la production littéraire à l’apparition du traitement de texte : un travail de longue haleine, effectué auprès des auteurs et des éditeurs. Un autre aspect de cette étude mènerait sans doute à un constat, celui de la disparition du manuscrit intermédiaire, témoin du processus créatif.
 
(1) : Sur la novation et toutes ces sortes de choses, se reporter à l’ancien et passionnant essai : « Pour une poétique de la science-fiction », de Darko Suvin (1977)

jeudi 28 février 2019

Raconter le processus

Certes, l’auteur ne doit pas interpréter. Mais il peut raconter pourquoi et comment il a écrit. Les essais de poétique ne servent pas toujours à comprendre l’œuvre qui les a inspirés, mais ils servent à comprendre comment on résout ce problème technique qu’est la production d’une œuvre.
Poe, dans sa Genèse d’un poème raconte comment il écrit Le Corbeau. Il ne nous dit pas comment nous devons le lire, mais quels problèmes il s’est posé pour réaliser un effet poétique. Et je définirais l’effet poétique comme la capacité, exhibée par un texte, de générer des lectures toujours différentes, sans que jamais on en épuise les possibilités.
L’écrivain (ou le peintre ou le sculpteur ou le compositeur) sait toujours ce qu’il fait et ce que cela lui coûte. Il sait qu’il doit résoudre un problème. Les données de départ sont peut-être obscures, pulsionnelles, obsédantes, ce n’est souvent rien de plus qu’une envie ou un souvenir. Mais ensuite, le problème se résout sur le papier, en interrogeant la matière sur laquelle on travaille — matière qui exhibe ses propres lois naturelles mais qui en même temps amène avec elle le souvenir de la culture dont elle est chargée (l’écho de l’intertextualité).
Quand l’auteur nous dit qu’il a travaillé sous le coup de l’inspiration, il ment. Genius is twenty per cent inspiration and eighty per cent perspiration.
Lamartine écrivit à propos d’un de ses célèbres poèmes dont j’ai oublié le titre qu’il était né en lui d’un seul jet, par une nuit de tempête, dans un bois. À sa mort, on retrouva les manuscrits avec les corrections et les variantes : c’étaient le poème le plus « travaillé » de toute la littérature française !
Quand l’écrivain (ou l’artiste en général) dit qu’il a travaillé sans penser aux règles du processus il veut seulement dire qu’il travaillait sans savoir qu’il connaissait la règle.  Un enfant parle très bien sa langue maternelle et pourtant il ne saurait en écrire la grammaire. Mais le grammairien n’est pas le seul à connaître les règles de la langue parce que l’enfant, sans le savoir, les connaît très bien lui aussi : le grammairien sait pourquoi et comment l’enfant connaît la langue.
Raconter comment on écrit ne signifie pas prouver que l’on a « bien » écrit. Poe disait que « l’effet de l’œuvre est une chose et la connaissance du processus en une autre ». Quand Kandinsky ou Klee nous racontent comment ils peignent, ils ne nous disent pas si l’un des deux est meilleur que l’autre. Quand Michel-Ange nous dit que sculpter signifie libérer de son oppression la figure déjà inscrite dans la pierre, il ne nous dit pas si la Pietà du Vatican est plus belle que la Pietà Rondanini. Il arrive que les pages les plus lumineuses sur les processus artistiques aient été écrites par des artistes mineurs qui réalisaient des effets modestes mais savaient bien réfléchir sur leur propre processus : Vasari, Horatio Greenough, Aaron Copland…

Umberto Eco : Apostille au Nom de la rose

lundi 15 février 2016

Le « voir » de l'écrivain
(Comme un air de manifeste)

[…] Les théologiens francs en tout cas, à Francfort d’abord, puis à Paris, semblent avoir tenu à distance l’un et l’autre partis. Le moine Dungal en particulier, de l’abbaye de Saint-Denis, réfute toutes les outrances iconoclastes de Claude, évêque de Turin, dans son Responsio contra perversas Claudii Tautinensio episcopi sentensias, que les thèses qui tendent à attribuer une primauté excessive à l’image. Un autre moine aussi, Philippe Duadan de Groix, tranche dans le débat avec à la fois un aplomb et un art du paradoxe qui laisse perplexe. Il soutient que la vision ne précède nullement sa transcription mais qu’elle procède plutôt de celle-ci, suscitée qu’elle est par l’unique agencement des lettres sur le papier. Avec une audace dans la comparaison, qui ne trouve aucun équivalent pour l’époque, et dont on s’étonne même qu’elle n’ait pas eu de suites, il avance que si « l’Écrit engendre la vision », ce ne peut être que « dans une pure simultanéité », comme on dit que le Père donne naissance au Fils sans lui être en rien ni antérieur ni supérieur. Les prophètes, puisque c’est d’eux dont il vient d’être question, ne peut-on pas dire qu’ils s’exaltent par la parole et que, transportés par celle-ci, ils se mettent alors dans les conditions de « voir » enfin, qu’ils s’y prédisposent ?
Cette argumentation cependant ne semble pas lui apporter toute satisfaction. Ce qui conduit Duadan de Groix, à partir d’une distinction déjà établie par Socrate, à s’interroger sur les rapports entre la parole et l’écrit ; et d’en déduire que l’écrit possède le privilège de conjuguer dans le même espace les pouvoirs de la parole et ceux de la vue, puisqu’il « donne corps » sous forme de lettres à la première, en une opération qui ne peut s’accomplir que sous le contrôle de la seconde. Mais si l’écrit participe en effet des deux, il n’a bientôt plus rien en commun avec elles. Sans plus s’embarrasser de détails, et toujours sur le modèle de la Sainte Trinité, ce moine affirme que « si l’Écrit a partie liée avec la Parole et la Vision, il ne leur est en rien identifiable ni subordonné puisque se découvrant à lui-même sa propre cause ». En vertu du principe énoncé à cet instant qu’« avant tout chose était l’Écrit », dans cette nouvelle configuration, celui-ci tiendrait alors la place du Père ; et la Parole celle du Fils (le Christ par sa parole étant venu « réaliser et accomplir les Écritures ») ; à l’égal du Saint-Esprit, la Vision enfin découlerait de l’interaction des deux premiers, la parfaite adéquation de la Parole à l’Écrit ayant permis à Dieu de se rendre à ce moment « visible » aux hommes.
Voilà donc, et non sans une certaine confusion, la définition que Duadan de Groix donne de l’imaginaire, qui est « une des puissances supérieures de l’âme ». Certes, poursuit-il dans une sorte d’appendice, il a pu y avoir de grands prophètes qui ont perdu la vue comme il a pu y avoir, tel Homère, des poètes aveugles, mais c’est parce que les uns comme les autres restaient cantonnés dans la sphère (« l’orbe ») de la parole. Or chanter ou dicter, dit-il, n’est point écrire. Un écrivain d’ailleurs cesse d’être tel dès qu’il perd l’usage de ses yeux : l’univers auquel il est susceptible de donner naissance ne subsiste ni ne préexiste en lui, et même n’a nulle consistance, en dehors de cette contingence purement matérielle qui consiste à commencer de traces des mots sur une feuille. L’incandescence où se fomente la vision ne tient, hélas, qu’à cela. Et son corps, lui-même pur instrument, n’est que le lieu de cette « nouvelle incarnation », là où toutes les puissances de l’imaginaire fondent à l’instant sur lui. Parfois, cela le « transfigure », le plus souvent — mais c’est peut être la même chose — cela le rend comme transparent, indifférent à toute réalité. Le « voir » de l’écrivain apparaît donc d’un autre ordre que celui du peintre en ce sens qu’étant au centre de son propre éblouissement il récuse les contours de la vision commune, qui n’est pas pour lui circonscriptible , comme peut l’être n’importe quelle image. Les formes de ce qui se diffuse et de ce qu’il perçoit à travers lui restent flottantes parce qu’il n’a jamais affaire qu’à l’indéterminé du langage. Cette vision « autre », immanente même à la pratique qui la provoque, n’est pas pour autant dépendante de la nature des mots qu’il trace ni non plus de leur sens, mais de la réalité de leur tracé, ce cette façon tout autonome qu’ils ont de s’appeler et de surgir, bref, de percer son corps de part en part comme le feraient les stigmates.
 
Alain Nadaud : L’iconoclaste (1989)
Ed. Quai Voltaire, pp. 371-373

jeudi 19 novembre 2015

Un traitement du texte

[…] Précisons, avant de commencer, que nous sommes pleinement autorisés à interroger Restif sur l’enjeu de la pratique de l’italique : venu en effet à la littérature par la typographie (ce fut un ouvrier imprimeur qui ne devint écrivain que sur le tard), Restif imprima lui-même plusieurs de ses œuvres. La typographie ne pouvait donc être pour lui transparente. Elle entretenait même dans son esprit d’étranges rapports avec l’écriture : Restif allait jusqu’à ne pas préparer de manuscrit pour se lancer parfois directement, sans copie, dans d’étonnantes improvisations typographiques. Nous seulement il pense en termes d’imprimerie mais il « écrit typographie » comme on parle anglais *.
 
* « Les endroits faits à la casse sont toujours les mieux écrits » dit-il dans la Revue des ouvrages de l’Auteur. S’il semble presque confondre écriture et impression, Restif sais aussi se montrer attentif à leur différence : « on sent que, dans l’impression, les lettres accentuées ne coûtent pas plus à mettre que les autres ; au lieu que dans l’écriture, tout ce qui retarde la course rapide est très gênant » (Les Nuits de Paris). Claire conscience donc des lois corrélatives de rapidité et d’économie qui régissent la pratique scripturale. Mais ces lois propres à l’écriture, Restif les reverse sur sa typographie, reconfusion, par un mouvement de retour, du manuscrit et de l’impression : quand il composait à la casse, il était tellement « pressé » qu’il économisait des signes en éliminant les doubles lettres et en utilisant de constantes abréviations. Écriture, typographie : circularité d’où Restif ne sort pas.
 
Philippe Dubois : L’italique et la ruse de l’oblique — Le tour et le détour
in : Cahiers Jussieu / 3 (1977)

jeudi 11 décembre 2014

Dans lequel le Tenancier a des affres et finit par un sentiment de relieur.

— « Alors, Tenancier, comment ça va, ces temps-ci ?
— Petitement, je l’avoue. L’hiver, sans doute…
— Le manque de lumière, je pense. Il vous faudrait une de ces lampes qu’utilisent les Finlandais pour soigner leur déprime.
— Un bon bouquin ferait le même effet, mais comme j’ai le goût à rien, ça risque de tomber à plat.
— Comment ça ? Je viens de voir que vous avez fait l’acquisition de livres de Jacques Abeille et que vous n’avez pas encore lu le Gracq inédit qui est sorti il y a peu !
— C’est une partie de mon problème : j’ai très envie de les lire. Encore une fois je vais devoir vous expliquer les choses. Je me suis mis dans la tête de rédiger une histoire assez longue, achevée il y a peu et je viens d’enquiller sur une nouvelle dont je ne sais pas trop vers quoi elle m’emmène. Je veux dire que je sais bien ce que je vais écrire, l’histoire existe même si elle n’est pas rédigée, mais je ne sais pas vers quelle satisfaction je vais aboutir. Et c’est important, ça, la satisfaction…
— Les affres de la création…
— Non, ça j’ai l’habitude d’en baver. Je suis un tâcheron. C’est plutôt le résultat qui est déprimant, parfois, parce qu’on s’est bridé ou que l’on est incapable de traduire ce que l’on a voulu raconter. Et puis persiste une hantise, se laisser phagocyter par ses lectures. Imaginez ça : vous retrouvez des vrais morceaux d’un autre dans ce que vous avez fait. Ça m’est arrivé une fois, un pastiche involontaire, très désagréable.
— C’est la raison pour laquelle vous ne lisez pas vos auteurs préférés ?
— Tout juste ! Je les garde pour les périodes de sécheresse. Mais ce n’est pas si simple non plus. Vous savez que j’ai assisté à la lecture de Jacques Abeille, il y a peu ? Eh bien, cela m’a donné l’envie d’infléchir le cours de la nouvelle que je suis en train de faire parce que j’ai découvert que je manquais d’amplitude et d’audace. Tout à coup, cela m’a donné un autre paradigme pour aborder mon sujet. Fort heureusement, je n’ai pas tout à réécrire…
— Donc, vous ne devriez pas être perturbé par vos lectures, en fin de compte…
— Si, malheureusement, cela ne change rien à ce que je viens de dire et je me retrouve donc dans une contradiction.
— Vous ne lisez pas, alors.
— Des petits romans qui ne pissent pas loin, des choses qui ne sont pas dans mon registre. Je lis des essais, sinon, des textes théoriques. Je fais comme Simenon (là s’arrête la comparaison, hein !)
— Qu’est-ce qu’il faisait, Simenon ?
— Il paraît qu’il ne lisait pas ses confrères en période d’écriture.
— Histoire de ne pas être contaminé, je vois.
— Oui. Je ne veux pas paraître trop élitiste — surtout quand on voit ce que j’écris — mais ça me laisse pas mal de lectures de disponibles. Et puis, je relis, je deviens ludique, je papillonne. Depuis une dizaine d’années, je vis une grande liberté : je n’ai pas à lire ce qui vient de paraître et c’est avec joie que je vois des pans entiers de littérature m’échapper. Déjà que l’autofiction, au départ, ça m’atterrait…
— Ce n’est pas un peu dommage de se mettre en dehors de la Littérature ?
— Je n’ai franchement pas l’impression d’en faire partie. Je m’en fous. Je raconte mes histoires pour le plaisir pas pour un plan de carrière. Ce serait malheureux, à mon âge. Et puis comme la Lithérathüre devient un distributeur à mouchoirs jetables, mieux vaut rester entre soi, non ?
— Et c’est cela qui vous déprime ? Vous devriez être content.
— C’est que vous oubliez une chose importante…
— Laquelle ?
— Je suis un esprit chagrin. »