Toujours est-il qu’Archibald Rapoport lorsqu’il entre dans
sa trente-sixième année vit seul, occupe ses loisirs à philosopher,
exerce le
métier de malfaiteur, pratique le vol à main armée. Il aime, dans sa
condition
de voyou, qu’elle ne soit pas conforme à sa nature, qu’elle y soit
étrangère.
Je hais la violence, pense-t-il et les humiliations que j’inflige
m’écorchent
et me bouleversent. Je suis fait pour l’étude et le silence, la
science, et
j’ai passé ma vie à violer, à meurtrir en moi les intimes tendances qui
me
poussent aux plaisirs paisibles du savoir et du bonheur, j’en ai
constamment
étranglé les nostalgiques sursauts. Mais il jouit du contraste incongru
qui
oppose ses inquiétudes philosophiques et les préoccupations criminelles
attachées à son existence de bandit professionnel : il est dans
une
absurdité palpable, un déchirement concret qui l’extasie d’une
voluptueuse
amertume. Mais il advint qu’un jour il fut saisi d’une frayeur profonde, métaphysique : il désira qu’on sût ce qu’il avait été. Il désira qu’on le connût, enfin, après sa mort : il fallait qu’il meure pour que cette connaissance publique ne le violât point. Il forma le projet d’écrire, et de périr pour que le récit de sa vie pût être publié. L’écriture regarde la mort, pensait-il, l’idée de la mort, sa vision, la pénètre et transperce de toutes part, et le nom des écrivains sur la couverture des livres, préfigure leur pierre tombale : je donnerai un sens à cette image. Il avait toujours connu le désir endeuillé d’écrire et, parmi les raisons qui avaient empêché qu’il le fit, il y avait surtout la sensation qu’écrire était une lâcheté, une façon d’assouvir désirs, fantasmes et rêves dans une fiction susbtitutive, au lieu de les accomplir. « J’aime trop vivre, disait-il, pour pouvoir écrire. » (« J’écrirai quand je ne banderai plus », disait-il aussi.) Et la publicité de l’écriture, qui abolit l’anonymat, supposait, lui semblait-il, le désir terrifié d’échapper aux signes funèbres de la solitude. Mais il n’écrirait qu’au moment où il serait dans une confrontation inévitable et cristalline avec la mort — qui inclurait une contemplation constante —, il écrirait quand sa vie consisterait exclusivement à mourir, il ferait seulement le récit de sa vie et son livre ne paraîtrait qu’il eût, lui, disparu : il avait décidé qu’en vertu des multiples articles du Code pénal relatifs au châtiment du meurtre, il serait condamné à mort et exécuté. (Ainsi il n’aurait pas sépulcre manifeste et son corps scindé pourrait, dans une fosse commune, au carré des suppliciés de quelque cimetière parisien, pourrir. Et il éviterait ainsi l’insupportable attente de la mort naturelle qui, telle un fondamental cancer, le dévorait.) Je tuerai un policier, chaque jour, six jours durant, avait-il résolu et pensé un matin, les yeux figés sur le suave roulement de hanche d’une capiteuse courtisane qu’il avait séduite. Alors commence vraiment l’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport, l’aventure cassée d’un penseur qui tue pour écrire, meurt pour être lu et défini. Il va pourtant de soi qu’Archibald possédait quelques autres raisons diverses, de vouloir mourir et d’œuvrer en faveur de cette mort. |
Pierre Goldman : L’ordinaire mésaventure d’Archibald Rapoport (1977)
(Réédition en 2019, éditions Séguier)
Et mais il avait une belle plume, le demi-frère amateur de pharmacies.
RépondreSupprimerMon cher Jules, le roman est remarquable et constitue une manière magistrale de couper les ponts ou de larguer les amarres...
SupprimerEntièrement d'accord, cher Tenancier. D'ailleurs il s'est fait buter peu après.
RépondreSupprimerChapeau à Séguier d'avoir réédité ce brûlot littéraire !
Et, Jules, sa belle plume incandescait déjà dans Souvenirs obscurs…
L'affaire du boulevard Richard-Lenoir n'a cependant jamais été vidée de son sac, que je sache.