Il me manquait une base. Je m’installai donc dans un hôtel
dépourvu d’ascenseur, situé dans les Quarantièmes Rues Ouest, à proximité de
Times Square. Dans la chambre voisine logeait une fille à la beauté déchirante.
Lush Life était le nom qu’elle avait pris, mais sur les chèques de l’aide
sociale elle s’appelait Geraldo Cruz.
C’est Sasha qui la vit le premier. Ou bien elle qui le vit lui. Nous venions de garer le taxi à carreaux. Assise sur le perron de l’hôtel, Lush Life peignait ses ongles en rose passion. Elle portait une robe de soie jaune, brodée de dragons rampant, moulante comme une seconde peau et fendue jusqu’au haut de la cuisse, une allure piratée chez Suzie Wong. Mais son visage (de hautes pommettes à l’espagnole, des yeux noirs dévorants, des cheveux tourbillonnants d’un noir bleuté aussi luisants que l’aile du corbeau) était exactement celui d’Ava Gardner. Et ses jambes, celles de Cyd Charisse.
Sasha fut perdu dès le premier regard. Avant même qu’il soit descendu du taxi, Lush Life avait posé son flacon et traversé la rue en ondulant des hanches comme une danseuse de hula-hoop. Les lèvres rouges encadrées dans sa vitre ouverte elle souffla sur lui, une seule fois, un parfum de cannelle et de clou de girofle.
— Un petit dévergondage ?
Au bout de dix minutes, Saha revint seul. Sur sa joue, la tache en forme de cimeterre était si incandescente qu’elle semblait prête à prendre feu en une combustion spontanée.
— Joli carton ? demandai-je.
— Yob Tvoyou Mat ! Révisionniste ! siffla-t-il.
Et, déchargeant toutes mes affaires, il les abandonna en tas sur le trottoir et s’éloigna sans dire au revoir.
L’hôtel était tenu par deux frères grecs, Mike et Petros Kassimatis, tous deux trapus, larges et chauves, des bouches d’incendie sur pieds, dans le style Tony Galento Deux-Tonnes. Tous les poils qui leur manquaient au sommet du crâne poussaient ailleurs en quantité incroyable, comme pour se faire pardonner. D’impénétrables jungles noires jaillissaient de leurs poignets et de leur cou, s’échappaient à la taille de sous leurs sweat-shirts et, comme les vrilles de la vigne, remontaient même sur les jambes de leur pantalon. Mike portait des lunettes et un tas de chaînes en or, Petros avait une verrue sur le nez. Autrement, ils ressemblaient à deux travailleurs à la chaîne.
— Deux pisses dans un même pot, comme disait Sasha.
En remplissant ma fiche, Mike m’examina des pieds à la tête puis de la tête aux pieds et cracha par terre. Mais quand il vit ma machine à écrire, il recula comme le comte Dracula devant un crucifix.
— Vous êtes écrivain ? gronda-t-il. Vous allez écrire des choses sur l’hôtel ?
Je répondis par un grognement prudent.
— Je vous préviens, ne dites pas de mal de l’hôtel, parce que si vous dites du mal de l’hôtel, vous écrirez les mains cassées.
— Non, corrigea Petros. Il n’écrira pas les mains cassées, il n’aura plus de mains du tout.
Comparée au voisinage, ils tenaient un maison impeccable : il y avait un évier et des couvertures dans toutes les chambres, on changeait les serviettes chaque semaine, fumer du crack était laissé à la discrétion de chacun et tout client pris en train de dessiner des graffitis dans les couloirs sortait aussitôt les pieds devant. Cinq étages, vingt-sept chambres, un seul téléphone. CHAMBRES INTIMES POUR LES CONNAISSEURS, disait la note effacée, ronéotée, punaisée contre ma porte.
La mienne, un cellule de deux mètres cinquante sur trois, ne manquait pas de charme. Sous l’ampoule nue, il y avait des fleurs, de petits bouquets bleus et roses s’épanouissaient sur le papier peint et des marguerites montraient timidement le bout de leurs pétales sous les taches du couvre-lit. Certes, ma fenêtre donnait sur une colonne d’aération, un mur de béton et des tuyauteries. Mais en avançant la tête assez loin et en tendant le cou, je parvenais, à force de contorsions, à apercevoir un morceau de ciel.
Dans la mythologie de Times Square, cet endroit était connu sous le nom d’hôtel Moose (Élan). Personne ne savait pourquoi, sinon qu’il y avait aussi un hôtel Elk (Cerf) sur la Huitième Avenue. « Et c’est pas ici. »
C’est Sasha qui la vit le premier. Ou bien elle qui le vit lui. Nous venions de garer le taxi à carreaux. Assise sur le perron de l’hôtel, Lush Life peignait ses ongles en rose passion. Elle portait une robe de soie jaune, brodée de dragons rampant, moulante comme une seconde peau et fendue jusqu’au haut de la cuisse, une allure piratée chez Suzie Wong. Mais son visage (de hautes pommettes à l’espagnole, des yeux noirs dévorants, des cheveux tourbillonnants d’un noir bleuté aussi luisants que l’aile du corbeau) était exactement celui d’Ava Gardner. Et ses jambes, celles de Cyd Charisse.
Sasha fut perdu dès le premier regard. Avant même qu’il soit descendu du taxi, Lush Life avait posé son flacon et traversé la rue en ondulant des hanches comme une danseuse de hula-hoop. Les lèvres rouges encadrées dans sa vitre ouverte elle souffla sur lui, une seule fois, un parfum de cannelle et de clou de girofle.
— Un petit dévergondage ?
Au bout de dix minutes, Saha revint seul. Sur sa joue, la tache en forme de cimeterre était si incandescente qu’elle semblait prête à prendre feu en une combustion spontanée.
— Joli carton ? demandai-je.
— Yob Tvoyou Mat ! Révisionniste ! siffla-t-il.
Et, déchargeant toutes mes affaires, il les abandonna en tas sur le trottoir et s’éloigna sans dire au revoir.
L’hôtel était tenu par deux frères grecs, Mike et Petros Kassimatis, tous deux trapus, larges et chauves, des bouches d’incendie sur pieds, dans le style Tony Galento Deux-Tonnes. Tous les poils qui leur manquaient au sommet du crâne poussaient ailleurs en quantité incroyable, comme pour se faire pardonner. D’impénétrables jungles noires jaillissaient de leurs poignets et de leur cou, s’échappaient à la taille de sous leurs sweat-shirts et, comme les vrilles de la vigne, remontaient même sur les jambes de leur pantalon. Mike portait des lunettes et un tas de chaînes en or, Petros avait une verrue sur le nez. Autrement, ils ressemblaient à deux travailleurs à la chaîne.
— Deux pisses dans un même pot, comme disait Sasha.
En remplissant ma fiche, Mike m’examina des pieds à la tête puis de la tête aux pieds et cracha par terre. Mais quand il vit ma machine à écrire, il recula comme le comte Dracula devant un crucifix.
— Vous êtes écrivain ? gronda-t-il. Vous allez écrire des choses sur l’hôtel ?
Je répondis par un grognement prudent.
— Je vous préviens, ne dites pas de mal de l’hôtel, parce que si vous dites du mal de l’hôtel, vous écrirez les mains cassées.
— Non, corrigea Petros. Il n’écrira pas les mains cassées, il n’aura plus de mains du tout.
Comparée au voisinage, ils tenaient un maison impeccable : il y avait un évier et des couvertures dans toutes les chambres, on changeait les serviettes chaque semaine, fumer du crack était laissé à la discrétion de chacun et tout client pris en train de dessiner des graffitis dans les couloirs sortait aussitôt les pieds devant. Cinq étages, vingt-sept chambres, un seul téléphone. CHAMBRES INTIMES POUR LES CONNAISSEURS, disait la note effacée, ronéotée, punaisée contre ma porte.
La mienne, un cellule de deux mètres cinquante sur trois, ne manquait pas de charme. Sous l’ampoule nue, il y avait des fleurs, de petits bouquets bleus et roses s’épanouissaient sur le papier peint et des marguerites montraient timidement le bout de leurs pétales sous les taches du couvre-lit. Certes, ma fenêtre donnait sur une colonne d’aération, un mur de béton et des tuyauteries. Mais en avançant la tête assez loin et en tendant le cou, je parvenais, à force de contorsions, à apercevoir un morceau de ciel.
Dans la mythologie de Times Square, cet endroit était connu sous le nom d’hôtel Moose (Élan). Personne ne savait pourquoi, sinon qu’il y avait aussi un hôtel Elk (Cerf) sur la Huitième Avenue. « Et c’est pas ici. »
Nik Cohn : Broadway, La Grande Voie Blanche – 1992
(Trad. Élisabeth Peellaert)
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