— Ma chère Éléonore lui dis-je, la folie et la vanité ont bien des traits de ressemblance et souvent les mêmes effets ; il y a des hommes assez fous pour se priver de la vie, il y en a eu d’assez vains et d’assez fous à la fois pour imaginer que les plaisirs, ces causes et ces liens de la vie, étaient des maux. Il leur a paru beau de séparer l’homme de l’homme et de le réduire à la classe des êtres insensibles. Plus un système est absurde et plus il semble divin à des yeux fanatiques ; mais ce système de destruction des plaisirs est aussi insensé que le projet de vivre sans respirer l’air qui nous environne ou qu’il le serait de défendre à un corps sonore de résonner quand il reçoit des vibrations. L’auteur de notre être nous a donné des besoins à satisfaire, notre conservation en dépend, il a attaché des plaisirs à remplir nos besoins ; s’il trouvait mauvais que nos cœurs se livrassent à ces plaisirs nécessaires, il voudrait en même temps que nous fussions et que nous ne fussions pas ; il renverserait les lois de notre existence, il condamnerait dans nos désirs des flammes qu’il a lui-même allumées. Aussi voyons-nous que les idées contraires, empruntées du stoïcisme, ont très peu cours. Nous avons toujours les mêmes organes et les mêmes passions, le monde n’a point changé ; preuve certaine qu’il ne devait point changer. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les défenseurs de ces chimères morales sont inutiles et même à charge de la société : fourbes, avares, méchants, vindicatifs, mille fois plus imparfaits que ceux dont ils font des censures amères ; et pour comble d’imposture, en fait de plaisirs de tous les genres et de raffinements étudiés, ils démentent en secret leurs opinions fastueuses par une pratique constamment opposée. |
Guillard de Servigné : Les Sonnettes, ou les mémoires de Monsieur le Marquis d*** (1749)
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