J’avais dix ou onze ans, je traversais alors un monde neuf
dans lequel mon meilleur ami d’enfance, Vincent, venait de faire son intrusion
en s’installant dans le bâtiment d’à côté. Je sautais par la fenêtre du rez-de-chaussée pour cavaler à en perdre haleine entre l’odeur de l’herbe coupée, celle
des feuilles mortes encloses dans du grillage et dans lesquels nous prenions
nos bains de saveurs sèches. L’automne lui-même vivifiait nos aventures ;
il n’y avait nulle saison qui tenait notre perpétuelle mobilité. Seule une
maladie de gosse, Zorro à la téloche le jeudi après-midi et la lecture savaient
suspendre nos va-et-viens en biclou et nos écorchages de genoux. Et
l’école ? L’école n’existait pas, c’était un hiatus fâcheux, une sorte de
stase entre deux aventures, comme pour des astronautes dans un coma artificiel
qui vivraient un rêve épouvantablement chiatique. La livraison de nos journaux
de mômes suspendait également la frénésie. Vincent était abonné à Mickey. Je
n’aimais pas trop, même si Guy Léclair m’aurait enchanté... mais le moyen de se
plonger dans l’enchantement sur deux planches qui s’arrêtaient net. Le tourné
de la page avait autant d’importance que maintenant. Vincent fut à l’école de
la patience, il lisait assidûment et hebdomadairement ces aventures-là,
progressant pas à pas. Non loin, Onc’ Picsou nageait sempiternellement dans sa
réserve d’or sur plusieurs pages. J’étais sans doute assez cancre pour ne pas savoir
attendre. Mon père rapportait un numéro de Pilote pratiquement toute les
semaines, tout cela traînait au large de ma curiosité que je n’hésitais pas à
rassasier... mais pour moi, c’était Pif gadget, évidemment pour le gadget
d’abord, mais ceci est une autre histoire. J’y trouvais des aventures
complètes, des histoires de guerre et puis les
Pionniers de l’Espérance, qui ne finissait pas au bout de deux
planches, et puis d’autres trucs encore qu’on se racontait à l’heure de la
récré au même titre que le feuilleton qui passait la veille et que certains —
dont moi — avaient pu regarder. Crevé le lendemain, rêveur près de la fenêtre,
dans la forme des nuages... Et puis un jour déboula sous mes yeux
Mystérieuse, matin midi et soir de
Jean-Claude Forest. J’avais dix ou onze ans. J’appris par la suite que
l’histoire était adaptée de l’
Île mystérieuse, de Verne. J’avais été captivé
par l’étrange atmosphère de ce récit de naufragés résidant dans un arbre géant.
La suite n’est pas venue. Je sus bien plus tard que la rédaction de Pif en avait
arrêté la publication. Restait cet inachèvement, longtemps, jusqu’à maintenant,
à vrai dire. Verne faisait partie déjà de mes lectures. En fait je vivais une
liberté totale dans mes choix. Pas de sourcilleux pédagogue pour me dicter ce
que je devais lire, pas d’écrivains pour la jeunesse ou pour ado ! Alors
Verne, malgré mes dix ans et puis
l’Étoile
du néant de Pierre Barbet dans un volume « à la fusée » de la
collection Anticipation et puis des lectures de mômes et d’un peu moins môme
que je ne lisais même pas en cachette, des livres oubliés, ou que je croise encore
du coin de l’œil... Tout m’allait. Ce qui m’importait, c’était que l’histoire
se termine, c’était d’arriver à bout autant qu’au bout du récit, de l’épuiser
sous moi, comme un canasson rétif, comme pour racheter les remords de ne jamais
avoir pu achever cette île mystérieuse et dont le roman original paraissait un
succédané. Pourtant j’aimais Verne, j’aime Verne, mais le dessin de Forest,
mais la magie du trait...
Le temps passa. Dix ans plus tard, à peu près, animant une
émission de radio sur la SF, je rencontrai André Ruellan. Nous nous
fréquentâmes ensuite de loin en loin... Et puis, à la librairie où je
travaillais, qui, avant internet, recherchait des livres épuisés, je croisai Jean-Claude
Forest, client de passage. Je fus sans doute trop timide et puis il y avait
la crainte de proférer une niaiserie, je ne parlai pas de cela, de cette île
inachevée. Dix ans s'écoulèrent encore et voici qu’André au détour d’une
conversation me révèla que le titre était de lui : une prescription de
toubib, en somme — ce qu’il avait été — :
Mystérieuse,
matin, midi et soir...
Et puis en 1997, j’édite du Jean-Claude Forest grâce à André :
une autre histoire que celle qui me l’avait fait connaître, mais avec le texte
d’André Ruellan. Ce fut un moment exceptionnel pour moi, détaché des
contingences de l’enfance, pourtant. L’île s’estompait, curieusement, comme si
au contact des deux hommes, toute espèce de nostalgie était bannie.
La
photo d’un billet récent ne montre rien que quatre personnes attablées à une
besogne assez sommaire. C’était pourtant un moment heureux. En évoquant ce
passage fugace revient à la pratique fuligineuse de cette nostalgie qui avait
semblé me fuir lorsque je la vivais. L’enfance et puis ce moment-là... et je
réalise que je ne lui avais jamais parlé de cette lecture inachevée, alors
que peu à peu, au cours de ces années, les faits et les livres convergeaient à
cette rencontre, à partir de quelques planches publiées en 1971. J’avais dix ou onze ans... Je suis nettement plus
vieux, maintenant, et je sais que je ne pourrai pas revenir en arrière, prendre
le temps de dire à André, ou à Jean-Claude tout ce que j’aurais dû dire, comme
il arrive pour tous ceux que l’on regrette. Qu’importe, les regrets valent
mieux que les remords.
Et puis, j’ai lu, j’ai lu encore et toujours. Et, bien
évidemment, je n’ai jamais repris la lecture de
Mystérieuse matin, midi et soir.
Il y a bien des façons d’avoir dix ou onze ans...