La
sollicitude de
quelques voisins pousse votre Tenancier à renoncer à sa ligne de
conduite. En
effet, on a reçu quelques ouvrages ces derniers temps qu’il serait
dommage de
ne pas signaler. D’ordinaire, votre Tenancier ne tient pas plus que
cela à
jouer le rôle de critique. Alors, au plus, on mentionnera notre plaisir
et une
brève notule…
Ce récit existe certainement : au gré du hasard, un
personnage croise à plusieurs reprises les traces d’une ville réelle
qui se
transforme en cité fantasmée, puisqu’il n’y a jamais mis les
pieds. Le
pressentiment tenace d’une issue fatale, ou d’un événement
extraordinaire, si
jamais le personnage s’y déplaçait, l’obséderait. Arrive le moment où,
volontairement, ou par accident, il s’y retrouve, la menace au-dessus
de lui.
Qu’arriverait-il ? Pour ma part, je souhaiterais qu’il ne se passe
rien, non
par superstition personnelle, mais parce que le désenchantement, la
déception,
le lâche soulagement demeurent des sentiments intéressants à explorer
bien plus,
à mon gré, que l’événement extraordinaire qui reste à la portée de tout
littérateur moyen ? Moi qui ne suis qu’un écrivaillon — et qui l’assume
allégrement — je ne peux que confier cela à plus doué, me doutant bien
par
ailleurs que le sujet a été traité cinquante-douze-mille fois, au
moins. Ceux
qui suivent le blogue savent d’où vient cette idée, qui tourne autour
de
Trieste depuis pas mal de temps. C’est dans une de ses évocations que
j’appris
récemment par un ami (qu’il me permette cette familiarité !) la parution d'une livre de Patrick Boman sur le sujet. Non seulement j’étais
avisé de l’existence
de cet ouvrage, mais je le recevais anonymement. Trieste
en sa lumière rassemble les notes de plusieurs séjours dans
les murs de la ville, ponctués de promenades érudites et des stations
dans les
cafés fort nombreux. Évidemment, les écrivains de Trieste se profilent
dans ces
pages, comme Roberto Bazlen ou Umberto Saba et ceux qui s’y sont
arrêtés comme,
bien sûr, James Joyce, dont Boman aborde malicieusement le versant
alcoolique,
souvent négligé de la part des thuriféraires. Mais Trieste apparaît
aussi comme
une curiosité géographique, un vestige de l’Empire austro-hongrois, un
port
méditerranéen, une frontière évanescente et pourtant disputée autour
d’un
rideau de fer qui semble ici plus fusible qu’ailleurs. Combien de fois
Trieste
a-t-elle changé de drapeau et de fonctionnaires (les représentants de
l’Empire se
montraient, paraît-il, incorruptibles et sourcilleux !) et combien de
langues y
parle-t-on ? Combien de plats différents, également, retenant le
gastronome
Boman (son Palais des saveurs
accumulées
est un opuscule remarquable sur la cuisine chinoise !), et qu’y
boirions-nous ?
Les morts s’invitent aussi dans cette flânerie, et leurs traces portent
témoignage de l’intrication de tous ces univers. Trieste possède la
qualité de
certains écrivains situés sur des limites, plus exactement sur les limes de l’Empire. Ici, l’empire
est
géographique, là, il sera littéraire. Il demeure toutefois un endroit
privilégié pour voir passer les hommes, les événements, les navires et
les
drames. Patrick Boman se place idéalement à cheval sur toutes ces
perspectives
et ses notes de voyage dispensent le soussigné de se hâter d’aller
vérifier par
lui-même. Ce faisant, Patrick Boman aura peut-être sauvé la vie du
Tenancier…
Patrick Boman Trieste en sa lumière Ginkgo éditeur (2017) |