Publié
en deux partie en juin 2009 sur le blog Feuilles d'automne, ce colloque
reste encore valable à l’heure actuelle, même si quelques références
paraissent déjà vieillottes... Nous avons pris le parti de le présenter
en un seul billet.
La
librairie a son université d'été. Le Tenancier s'est déplacé récemment
dans la région toulousaine et a rencontré Otto Naume pour deviser sur le
livre et le métier de libraire. Le travail fut pénible et harassant et à
ce titre les images qui accompagnent de loin en loin cette discussion
peuvent choquer un public délicat.
Le Tenancier
: Cher Otto, je vous ai accompagné avant mon séjour toulousain à une
librairie de neuf. Vous deviez y faire quelques emplettes. Vous aviez
sur vous une liste d'ouvrages que l'on vous avait conseillés. Ce qui m'a
un peu intrigué, c'est que vous sembliez entrer dans cet endroit avec
la certitude que vous alliez trouver ce que vous cherchiez. C'est
peut-être une impression que vous infirmerez volontiers... En tout cas,
vous m'avez semblé dépité en sortant de la libraire : deux ouvrages
fournis sur la liste, sur cinq. Par ailleurs vous avez acheté d'autres
ouvrages.
Otto : Vous
avez bien vu, cher ami Tenancier. Vous m'amenâtes dans une librairie
située sur le Bld Saint-Germain, de grandes dimensions, apparemment bien
approvisionnée. Dès lors, pour moi, il était presque évident que je
trouverai assez facilement mon bonheur en ces lieux. Disons qu'un petit 4
trouvés sur 5 cherchés m'aurait semblé normal, d'autant que les livres
que j'avais sur ma liste avaient été chroniqués les semaines précédentes
dans diverses revues et n'étaient donc pas, a priori, d'obscurs écrits
totalement improbables. Et, effectivement, j'étais un peu déçu en
sortant de n'avoir trouvé que deux des cinq ouvrages cherchés. Dépité
également, je vous l'avais dit sur le moment, de l'attitude des
libraires rencontrées : aimables, certes, mais visiblement peu au fait
de certaines choses littéraires (je ne pensais pas que Lucien de
Samosate était si peu connu…) et, surtout, bien peu commerçantes. Ni
l'une ni l'autre des libraires consultées ne m'a proposé de commander
les ouvrages cherchés ! Ou proposé des ouvrages similaires à ceux que je
cherchais. Alors, oui, j'ai acheté d'autres ouvrages, certains parce
qu'ils m'ont tenté (il ne faut pas que j'entre dans une librairie…),
d'autres parce que vous me les avez conseillés, et que j'écoute souvent
vos conseils. Mais, quelque part, une petite voix me disait « t'as vu,
tous ces bouquins, t'as pu les repérer sur un site de vente en ligne y'a
deux heures, t'aurais pu les commander sans te taper les bouchons et en
plus un peu moins cher » (les fameux 5%). Bon, je ne vais pas agir de la
sorte, je vais plutôt aller commander mes bouquins à ma librairie
favorite de Toulouse (plutôt spécialisée polar, SF, mangas et BD, mais
ils sont pas « exclusifs »). Mais pour un qui agira comme moi, combien se
reporteront sur Alazone ou sur Amapag ?
Otto Naume (a g.), le Tenancier, (a dr.) en plein travaux
Le Tenancier
: Cher Otto, vous cédez ici à un fantasme bien courant, ce qui m’étonne
de vous. En effet, on a toujours tendance à penser qu’une bonne
librairie vous fournira tout ce que vous désirez. On est forcément loin
du compte si, de plus, l’on y entre avec une liste. C’est que, de plus
en plus, la librairie est considérée comme un lieu de stockage et non un
lieu de découverte. Votre liste, en partie le démontre. Il y a, de
prime, un obstacle. Si grande soit-elle, la librairie ne peut héberger
tous les ouvrages parus. Rappelons qu’il y en a au bas mot 3000 par
mois, tous genres confondus, certes, mais aussi un fonds d’ouvrage
disponibles en France qui est énorme. Deux ouvrages ? Estimez-vous
heureux, presque. Je ne pense pas que vous auriez fait un meilleur score
ailleurs.
Ensuite, je suis bien d’accord avec vous. Si l’accueil fut
on ne peut plus correct, il semble que ces vendeuses étaient
découragées à l’avance sur le fait de commander les ouvrages. Ce
pourrait sans doute être le fruit d’une certaine incompétence. Je crois
qu’il faut considérer également le fait que les gros distributeurs sur
le net font une concurrence sévère sur ce plan. En effet, même si la
transmission des commandes se fait électroniquement, désormais, il y a
des délais incompressibles, que sont le traitement des commandes par le
distributeur et l’acheminement jusqu’à la librairie. Ces délais sont
considérablement raccourcis chez les prestataires du net qui ont là une
logique industrielle dans la chaîne de traitement des commandes. Le pli a
sans doute été pris sous la menace d’une réplique attendue : « Ça ira
plus vite sur le net ». Je nuancerai moins, en revanche, votre
appréciation sur le manque de ressort de ces deux vendeuses qui, si
elles ont su vous orienter efficacement vers certains rayons, n’ont pas
paru très dégourdies pour vous orienter vers des ouvrages de votre goût,
voire de vous sonder à ce propos. Ce qui devrait encore faire la force
des quelques librairies de neuf qui existent encore, réside dans le fait
qu’elle est occupée par des êtres humains qui ont dû lire quelques
ouvrages dans leur vie. Je vous sais assez curieux pour vagabonder
ailleurs que dans votre liste. Le fait même que, devant elles, vous
regardiez autre chose eût pu les stimuler. Ce ne fut pas le cas. Aucun
dialogue n’a été entamé. Au lieu de vous entraîner devant les rayons
pour chercher les livres que vous désiriez, elles se sont plantées
devant un ordinateur. Cela démontre le manque endémique de formation de
la plupart des libraires en matière de vente. En réalité, il me semblait
avoir affaire à deux bibliothécaires. On rentre tout à fait dans la
perspective de la librairie française actuelle : le manque de vendeurs
réellement qualifiés à cause d’une sous-rémunération due à une activité
de peu de rapport. Pourtant, c’est bel et bien là que se trouverait la
solution pour les libraires de neuf : garder des vendeurs expérimentés
et avec de la bouteille. Cher Otto, avez-vous souvent rencontré des
vendeurs en librairie qui ont plus de 40 ans qui ne soient pas à la tête
du magasin ?
Pour votre librairie spécialisée, ce ne devrait pas
être une gêne de vous commander des livres hors de sa spécialité : elle a
accès aux mêmes réseaux que tout le monde.
Otto
: Cher Tenancier, j'entends bien vos remarques, je ne confonds pas
librairie et entrepôt, ni ne demande à l'une d'elles, aussi importante
soit-elle, de ressembler aux rayons présumés quasi-exhaustifs (on peut
toujours présumer, hein…) de certaines chaînes de distribution
auto-proclamées « agitatrices » (c'est à la mode, de s'agiter. Agir, en
revanche…). Mais l'on en revient à ce qui semblerait devoir être la
vocation, je dirais même la justification, d'une librairie de neuf ayant
pignon sur rue de nos jours : le conseil. Ce qui passe, en premier
lieu, par le fait de lire, pas forcément tous les livres, il y a
évidemment impossibilité, mais au moins les chroniques des quelques
magazines et pages de journaux pouvant encore prétendre au rang de
référence en matière de critique littéraire. Si Machin parle en bien de
l'ouvrage Truc, cela devrait titiller l'œil du libraire et le pousser à
commander la chose. Mais il semble que le seul ouvrage commandé ces
derniers temps soit La princesse de Clèves, ce qui, malgré les probables
charmes de l'ouvrage (jamais lu), n'augure rien de bon pour la
littérature actuelle. Et permet de comprendre le niveau des aimables
boutiquiers à qui l'on peut s'adresser. Et il est vrai qu'à ce niveau,
comme à bien d'autres, c'est d'avoir des vendeurs quelque peu
expérimentés qui apparaît comme la solution. Pour en revenir à ma
librairie toulousaine (Album pour la nommer), l'on m'y suggère
régulièrement des auteurs que je ne connais pas – certes, je suis bon
public, et bon acheteur, donc plus intéressant que le mec qui achète son
polar à 12 euros et se barre. Et l'on s'aperçoit vite que les divers
vendeurs (qui sont les mêmes depuis que je fréquente l'endroit, 3 ans
environ) ont des connaissances sur ce qu'ils vendent, qu'ils ont des
passions et qu'ils les font partager. L'humain, quoi. Et cela donne
forcément plus envie d'aller acheter chez eux qu'ailleurs. Mais c'est
vrai qu'en province, on prend plus le temps de discuter. Et que la
personne derrière vous dans la queue ne se met pas à râler parce que le
vendeur est en train de parler avec vous. Au pire, il viendra même
partager ses connaissances sur la discussion.
Quant à acheter un
livre sur le Net, cela ne me viendrait pas à l'idée. D'abord parce que
je trouve la totalité des sites de ce type mal foutus et plutôt
décourageants pour l'acheteur. Ensuite parce que je n'ai que foutre de
leurs suggestions à la noix de type « les autres lecteurs qui ont acheté
cet ouvrage ont aussi aimé… » : l'avis du libraire peut m'intéresser,
celui des autres acheteurs, ben… Rien d'élitiste là-dedans, mais je vois
mal comment un programme informatique peut voir quoi que ce soit de qui
je suis, de ce qui m'intéresse dans un ouvrage, des affinités que je
peux avoir. D'autant que ces « suggestions » sont très limitatives. J'aime
le rigolard Westlake et le très sombre Jim Thompson. Avec ça, il me
suggère quoi, le programme ?
Par ailleurs, une boutique en ligne ne
peut pas remplacer un vrai magasin, avec tous ses trésors entassés dans
des rayons, que l'on prend plaisir à sortir de leur cachette pour les
découvrir, souvent les rejeter après lecture de la quatrième de
couverture, parfois les garder. Parce que le titre ou la couverture vous
a attiré (comme celle de ce récit d'un aventurier capturé par les
indiens Patagon sur lequel j'ai craqué lors de cette incursion
germanopratine), parce que l'argumentaire au dos vous a séduit, bref
parce que vous venez de faire une trouvaille. Que vous n'auriez jamais
faite sur le Ouèbe : sur le Net, tous les livres de la Terre sont
présents mais vous ne les voyez pas ; dans une librairie, les x milliers
d'ouvrages présents sont là, sous vos yeux, attendant d'être
découverts. Une histoire de sentiers battus, en quelque sorte…
Le Tenancier : Effectivement le
travail de conseil est crucial. Ce qui est particulièrement curieux,
c’est que le libraire met de plus en plus d’obstacles entre son conseil
et le client qui vient lui rendre visite. Il semble qu’il y ait une
étrange rupture de dialogue entre les deux. Ainsi, on voit des papillons
manuscrits égayer les rayonnages et les étals, prétendant constituer
une accroche pour le chaland. La parodie serait facile qui commenterait «
Ainsi parlait Zarathoustra » de la même façon. On imagine : «
Philosophe un peu difficile mais qui dit des choses justes ». Plus
anciennement, et j’y ai déjà fait allusion sur ce blog, il y avait les
Tables Apostrophes, qui mettaient en évidence les livres passés à
l’émission dans la semaine. Imaginez que c’était plutôt la cata quand le
sujet de l’émission n’était pas vendeur… Par ailleurs, énormément de
clients, la majorité, en fait, n’ose plus en passer par le libraire,
sûrement jugé comme « intellectuel » et donc incapable de se mettre à
niveau. En réalité, ce métier a tellement été sacralisé que l’on en a
oublié qu’il était assuré par des gens normaux qui avaient pour mission
de satisfaire des clients. Cet abandon, volontaire ou non, du rôle de
prescripteur a des effets en retour catastrophiques. On entre dans une
librairie parce que l’on a parlé de ce livre à la téloche, et l’on
vitupère si l’on ne le trouve pas parce qu’un présentateur a déclaré
qu’on pouvait le trouver dans TOUTES
les librairies. De là, une image faussée et perverse de la librairie de
neuf : dépôt de livre qui fait vivre une bande d’intellectuels ratés
qui n’ont pas su faire autre chose de leur vie, et qui sont infoutus de
faire correctement leur travail. Et cette description, entendue parfois,
est à peine une caricature. Il semble bien, au final que tout le monde a
peur de dialoguer, de se tromper, alors on remet cette compétence à
d’autres : presse, télévision (qui selon moi tient du spectacle et non
de l’information…) ou même publicité. La faute en incombe
essentiellement au libraire qui – je l’ai vu parfois – se retenait de
défaire quelques illusions sur son activité et en a renforcé d’autres
par paresse et même par mégalomanie personnelle. Il faut que vous
sachiez, Otto, que nombre de libraires ont inventé ce métier et qu’ils
sont à l’origine de rééditions cruciales, de redécouvertes d’auteurs
indispensables… et autres fariboles émises par des personnes aimables au
demeurant mais qui n’ont jamais quitté leur comptoir.
Attention,
tous ne sont pas comme ça. Il reste également des amateurs de librairie
qui viennent discuter avec les vendeurs. Il reste encore des libraires
qui savent lire et qui se mettent au courant de ce qu’il paraît. Mais la
manifestation de ce fait devient rare. Quand cela arrive, une relation
spéciale se développe, connaissant vos goûts, le bon pro saura aller
dans votre sens mais également vous fera déraper parfois vers des choses
que vous ne soupçonniez pas. En retour, le client fera de même. Je dois
une partie de ma bibliothèque à toutes les personnes avec qui j’ai
dialogué lors de l’exercice de mon travail. Détruisons un mythe : un bon
libraire n’a pas le temps de lire pendant son travail. Trop occupé à
autre chose. Mais il emporte du travail à la maison. Et il a de la
mémoire. Celle-ci se bonifie avec le temps. Et il la met à votre
disposition.
Il reste, Otto, que votre recherche de livres partait
d’un autre type de prescription : le conseil amical, il est parfois
difficile à satisfaire s’il concerne un livre épuisé…
Otto préparant son intervention...
Otto
: Certes, je suis et resterai toujours difficile à satisfaire, même par
les mains calleuses d'un libraire qui a « pour mission de satisfaire des
clients ». Pour ce qui concerne l'aspect « dialogue », il y a du vrai dans
ce que vous dites, l'on cherche – et pas seulement en librairie – à
s'affranchir de cette horrible perte de temps que constitue l'échange
d'idées avec l'impétrant qui a l'audace de vouloir réfléchir plutôt que
de dégainer sa carte bancaire avec la grâce du pistolero de bande
dessinée. Il est vrai que dans mes lointaines contrées, ce travers est,
heureusement, moins marqué. L'on peut échanger des idées sur la
littérature dans sa librairie préférée comme papoter de la pluie et du
beau temps avec la caissière du supermarché sans se faire insulter par
ceux qui vous suivent dans la queue. Mais, en ville, il faut aller vite.
Et c'est aussi pour cela que vendeurs comme acquéreurs potentiels
foncent à ce qu'ils considèrent comme l'essentiel. Et inclinent vers le
pré mâché, voire le prédigéré. Que ce soient ces fameux papillons dont
vous parlez (et effectivement d'une incommensurable vacuité) ou ces
ouvrages « recommandés » au JT ou à une quelconque émission littéraire,
ils sont, entre autres, la convergence vers le « fast book », qui conduira
forcément à ce que l'acheteur s'affranchisse du libraire : pourquoi
s'emm… à se déplacer alors qu'on obtient strictement le même non-service
sur Internet ?
Ayant été moi-même libraire il y a fort longtemps et pendant un court
laps de temps (j'emmenai du travail à la maison, comme vous dites, mais
oubliais un peu souvent de le ramener… Mais ce n'est pas cela qui m'a
amené à quitter l'établissement, je le précise…), j'ai vu une sorte de
résumé de ces divers aspects : les petites dames très gentilles et très
âgées qui se ruaient sur l'étal des Harleq… le jour de leur sortie,
prenant les six nouveaux titres du mois sans même en lire la
couverture, réflexe conditionné ; les fameuses et si vraies tables
Apostrophe, avec leur public tout aussi pavlovien ; leur équivalent «
nécro » : incroyable ce qu'un mort peut vendre mieux que de son vivant,
surtout si c'est tout frais ; les amateurs qui viennent parce qu'ils
savent qu'ils trouveront ce qui les intéresse et que vous pourrez leur
donner des conseils.
En parlant de conseil, il est vrai que celui des
amis n'est pas forcément le plus opportun, le risque n'étant pas nul
qu'un ouvrage soit épuisé. Mais l'avantage de l'amitié, c'est que l'on
peut prêter l'œuvre en question. Et qu'un peu de frustration n'est pas
forcément mauvais pour le teint. Et, cher Tenancier, quelle autre source
de conseil pourrait-on accréditer ?
Le Tenancier
: Mon Otto, toute personne sachant lire est une source de conseil, bien
sûr ! Je ne botte pas particulièrement en touche en vous annonçant
cela. J’estime que le livre est encore le véhicule d’une certaine
convivialité. Si un livre est épuisé, c’est là qu’interviennent plus
efficacement les libraires d’occasion dont je fais partie et dont
j’espère dire deux mots un peu plus tard.
Pour ce qui est du
prescripteur spécialisé, il est évident que nombre de libraires de neuf
ont renoncé à ce rôle par la force des choses ou par désillusion, comme
nous venons de l’entrevoir. Il existe par ailleurs tout un réseau
élaboré de promotion du livre… mais est-ce encore en rapport avec le
fameux conseil que vous semblez tant solliciter ? Le Critique Littéraire
fait partie de ce réseau. Comme le journalisme dont il fait partie, il
est désormais difficile de faire la part de son indépendance et de la
sujétion dont il peut être parfois victime, ou acteur consentant.
Comment faire des critiques dans un journal qui fait partie d’un grand
groupe de communication et qui englobe à la fois les secteurs de la
presse et de l’édition ? Comment ne pas se poser la question de la
mansuétude de rubriqueurs devant les merdes épouvantables qui paraissent
à un rythme régulier dans l’édition française ? On passera sur les
complicités et les renvois d’ascenseur systématiques qui ne défrayent
même plus les chroniques (car ce style de dénonciation est tout aussi
parfaitement intégré à cette même machinerie) pour se poser la question
de l’enjeu économique de la publication d’un livre.
En effet, publier un « best-seller » est un enjeu industriel considérable.
Tout
commence avec la commande du papier, son acheminement à l’imprimeur
qui, lui, veille à ce que ses machines tournent vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. Le livre, une fois imprimé, est acheminé dans les
différents centres régionaux du distributeur. En amont de tout cela,
alors que le livre est encore à l’état d’épreuve, l’éditeur, ou son
diffuseur, envoi ses représentant vers tous les points de vente du livre
pour engranger les « mises en place ». En réalité, il s’agit de faire
parvenir un certain nombre d’ouvrages sur les points de vente le jour
officiel de la parution avec un léger stock qui permettrait de faire le
pont avec une éventuelle réimpression sans qu’il y ait réelle rupture.
Comment, à partir de ces colossales manœuvres, les sommes investies, ne
pas comprendre que l’éditeur ne fera pas tout pour que la promotion de
son livre réussisse ? Et, à partir de ce constat, comment ne pas estimer
que le critique littéraire est considéré comment un élément du plan de
promotion de ce dit éditeur ? Le sont-ils tous ? Certes non. Vous avez
le droit et même le devoir de vous interroger sur les raisons que la
critique d’un journal féminin s’extasie sur le dernier Musso ou le
dernier Marc Lévy, vous avez raison de ne pas être dupe du chroniqueur
de ce newsmagazine qui entre en
pâmoison à propos du récent BHL ou de « l’essai » d’Alain Minc. Leur
point commun ? Pas besoin de lire ces critiques, on pourrait les écrire
soi-même. Mais, dans un autre sens, les articles que je lis dans des
journaux comme La Quinzaine Littéraire m’ont fait découvrir des choses
considérables… C’est que l’on assiste désormais à une course à deux
vitesse qui différencie certaines catégories de vendeurs de livres,
d’éditeurs, d’écrivains (Les Annuels,
comme j’appelle ces derniers : ceux qui sont tenus contractuellement à
écrire un livre par an : Pennac et Picouly, par exemple… mais il y en a
d’autres types) et puis les autres pour qui ses considérations sont
inenvisageables, faute de moyens et également par goût. Parce qu’un
éditeur de poésie ou de sciences humaines – par exemple - ne fait pas du
livre-kleenex en général…
Je parlais de la mise en place des livres
chez les libraires, entre autres. Il faut que je vous remémore une chose
à propos de votre déconvenue dans cette librairie. Si vous ne trouvez
pas forcément un endroit qui correspond à vos critères littéraires, il
faut que vous vous rappeliez que le fonds d’une librairie de neuf
contemporaine est la résultante d’un choix dont le libraire n’est
presque plus du tout maître, fait qui renforce le phénomène promotionnel
dont je vous parlais à l’instant.
Depuis très longtemps, une
pratique a cours dans la librairie de neuf, pratique sollicitée par le
libraire lui-même à l’origine. Il s’agit de l’Office.
A l’origine, le
commerce de la libraire était relativement simple. Maître à bord, le
libraire commandait ses livres en fonction de ses espérances de vente et
de ses goûts, bref, de ceux qu’il estimait pouvoir défendre sans
problèmes aucun. Seulement, beaucoup de nouveautés échappaient ainsi au
professionnel, incapable d’investir dans le flot de nouveautés
croissantes au sortir de la guerre. La solution résida dans un accord
passé avec les distributeurs du livre. Tous les mois – ou dans un
intervalle plus rapproché – le libraire recevrait d’office – d’où le nom
– une certaine quantité de livres nouveaux selon une grille préétablie
entre le libraire et le représentant. Avec le temps, ces grilles
s’affinèrent, les conditions financières s’ajustèrent en fonction de la
nature de la libraire, des livres, etc. Mais, cet arrangement n’a
strictement rien à voir avec le dépôt. Cette dernière disposition permet
au libraire de payer l’éditeur une fois que le livre a été vendu. Dans
le système de l’Office, le libraire paye le colis qu’il vient de
recevoir… Quel intérêt alors ?
Eh bien, vous avez la possibilité de
retourner ces ouvrages en cas de mévente jusqu’à une échéance d’un an.
Dans ce cas, ils ne vous sont pas remboursés mais crédités sur votre
compte chez le distributeur ou l’éditeur. Ce système ingénieux avait
tout pour plaire au départ… Seulement, les temps ont changé.
L’arrivée
de l’édition-kleenex a accéléré la mise en place des offices avec des
contenus dont la finalité est non de vendre des nouveautés mais de faire
de la trésorerie au profit des producteurs du livre (Dans les colis, il
y a eu souvent du n’importe quoi ! J’ai connu des libraires qui avaient
un employé qui ne s’occupait que de confectionner les retours vers
l’éditeur…) La masse financière immobilisée ne se dirige plus vers les
petites structures, qui sont incapables de gérer le monstrueux mécanisme
des offices (certains petits distributeurs ont sombré corps et bien
face à un taux de retour phénoménal et des éditeurs incapables de faire
face à celui-ci…) Enfin, le choix à la disposition de la clientèle de la
librairie se standardise : 90% du fonds de la majorité des librairies –
et c’est une évaluation optimiste – est issu de ce système des Offices.
Cela veut dire que vous allez retrouver grosso modo les mêmes ouvrages
partout. Cela veut dire que si un éditeur met le paquet sur un auteur
dont il est assuré de la vente, vous retrouverez ce livre PARTOUT
! Cela veut dire encore que le libraire – parfois à son corps défendant
– n’est plus qu’un élément impersonnel de ce dispositif de production
du livre. Rien de plus. Certes, certains s’expriment sur d’autres
ouvrages. Mais se sont souvent des nouveautés qui sont également
inscrites dans la grille d’Office. En réalité, nombre de ces confrères
sont enferrés dans un système dont il est extrêmement délicat de sortir.
Ayant abandonné par ailleurs leur rôle de prescripteurs, comment
peuvent-il s’abstraire de ce mécanisme pervers sans risquer la survie de
leur entreprise ?
Il en résulte également que le libraire est de
plus en plus vu comme un relais incommode de la distribution finale du
livre. Internet est la panacée pour les grands groupes, en attendant la
dématérialisation du livre. Ce que les thuriféraires de cette
dématérialisation (quelqu’un comme François Bon, par exemple) n’ont pas
l’air de percevoir, c’est que tout ceci n’est guère que l’illustration
d’une doctrine économique post-industrielle et non une révolution
technologique. Le libraire de neuf, certains critiques littéraires – je
veux parler des vrais, cette fois-ci – appartiennent au vieux monde.
C’est à eux de réagir et de créer les conditions de leur pérennité en
prenant la tangente. En tout cas, il y a une sévère remise en question
d’une certaine économie du livre à faire.
Et c’est urgent.