L'alter ego de Pierre Rayan
projette son ombre entre les rayonnages de livres tandis que son moi réel
s'enchaîne au clavier dans la rédaction de romans noir au clacissisme trompeur.
Guettez, bonnes gens, sa désoccultation !
— Où est-ce que tu as bien pu voir ça ? Fais-un effort…
Concentre-toi, fouille au plus profond de ta mémoire, il n’y a pas trente-six
endroits où tu as pu le voir. Essaye de te souvenir.
— Non ! Non ! Je n’y arrive pas. J'ai beau me creuser le
cigare, pas moyen. C’est flou… Pas certain. Je crois que c’était…Mais !
Non ! Aucune chance. À moins que…C’était peut-être…Même pas….
— Rappelle-toi. Tu devais
avoir une dizaine d’années, guère plus.
— Oui je vois bien. Je visualise
bien cette couverture rouge, ce dos sur lequel est écrit le nom en lettres
dorées, cette sorte de globe terrestre dans le bas. Mais cela ne me dit pas où
j’ai bien pu consulter cette encyclopédie.
Essayer de rassembler ses
souvenirs !. Pas simple quand votre mémoire foutait le camp.
Depuis...depuis quoi déjà ? On me l'avait pourtant dit. Je crois même
qu'on avait « fêté » mon arrivée ici. Quinze berges que je végétais
ici. Quinze piges que mes hémisphères se renvoyaient mes questionnements, que
mes synapses couraient dans tous les sens pour ramener quelques bribes de souvenance,
avec l'aide de mon infirmière. Chaque jour, elle me présentait des
photos…Des…des…Bref elle m’aidait, elle faisait de son mieux. Le truc dont elle
me parlait, je m'en souvenais, oui ! De l’avoir feuilletée, d’avoir
cherché dedans…Mais alors de savoir si c’était chez ma grand-mère, chez mes
parents ou à la bibliothèque…j’en étais bien incapable. Il me semblait que
c’était vendu en magazine, des revues pas très chères pour l’époque. Ce que je
voyais, c’était plutôt un recueil, un gros volume qui regroupait je ne sais
combien de numéros, sur tous les sujets.
Mon infirmière revint à la charge
le lendemain. Elle était comme ça, toujours à rabâcher pour que là-haut cela se
débloque. Elle ne faisait pas les choses à moitié, elle avait carrément ramené
un volume de « Tout l’Univers ». Elle me le donna à consulter, des
pages au hasard. Sur les volcans. Des photos, un encart d’un jaune
criard…J’étais subjugué. Je parcourus le volume et je retombai en enfance. Une
certaine nostalgie m’envahit, j’en avais presque les larmes aux yeux. Mais
toujours ce blocage. Je levai mon visage vers elle, les lèvres pincées. Je
hochai la tête de droite à gauche. Elle me sourit et me laissa l’ouvrage pour
la soirée. Ce que je ne savais pas, c’était pourquoi elle voulait que je me
souvienne de ce machin. Pourquoi voulait-elle que je lui en parle ? Demain
je lui poserai la question, ou pas. On verra.
Ce matin pas d’infirmière. Ni de personnel soignant. Devant moi un type. Un
jeune gars, un gamin. Qui était-ce ? Il me parlait comme si on se
connaissait, comme si on était des familiers. Son visage me disait vaguement
quelque chose. Je ne faisais même plus d’effort pour me souvenir. Je gardais le
volume que mon infirmière m’avait offert serré contre ma poitrine. L’inconnu
n’arrêtait pas de parler. Je l’écoutais par politesse. Il rabâchait plus qu'il
ne parlait. La même phrase encore et encore. Et puis tout me revint ! Le
gus en face de moi n'était autre que moi-même à dix piges! Je me souvenais
maintenant où j’avais lu cette encyclopédie, chez ma grand-mère
paternelle ! Au milieu des Cousteau et autres Reader’s Digest. L’odeur qui
se dégageait de cette pièce, mélange de vieux papiers et d’autre chose. Il m’en
avait fallu du temps pour me défaire de ce blocage.
Mon infirmière revint le lendemain.
Elle fut heureuse de savoir que j'avais retrouvé la mémoire. Elle sautait
presque de joie. Elle me fit une demande un peu particulière à laquelle je ne
m'attendais absolument pas. « Maintenant que vous avez retrouvé la
mémoire, et si vous m'écriviez un petit texte sur vos souvenirs concernant
cette encyclopédie ? »
Pierre Rayan