samedi 10 janvier 2015

Je ne suis pas Charlie

Sans avoir pu le contacter, je m'autorise tout de même à reproduire l'article de Claude Guillon à partir de son site, puisqu'il a été repris au moins six fois par d'autres blogs. Je ne me doutais pas qu'en lisant La Terrorisation démocratique dont il est l'auteur, je me retrouverais à en éprouver rapidement les effets qu'il y décrit si bien. 


Je ne doute pas qu’il existe des « Charlie » sympathiques et plein(e)s de bonnes intentions. Je suis inondé, comme tout le monde, de leurs courriels indignés. Je n’en suis pas.
Je ne suis pas Charlie, parce que je sais que l’immense majorité de ces Charlie n’ont jamais été ni Mohamed ni Zouad, autrement dit aucun de ces centaines de jeunes assassinés dans les banlieues par « nos » policiers (de toutes confessions, les flics !) payés avec « nos » impôts. Si je recours aux outils du sociologue, je comprends pourquoi il est plus immédiatement facile pour des petits bourgeois blancs de s’identifier avec un dessinateur connu, intellectuel et blanc, qu’avec un enfant d’immigrés ouvriers du Maghreb. Comprendre n’est ni excuser ni adhérer.

Je ne suis pas Charlie, parce que je refuse de me « rassembler », sur l’injonction du locataire de l’Élysée, avec des politicards, des flics et des militants d’extrême droite. Je ne parle pas en l’air : une connaissance m’explique que sur son lieu de travail, ce sont des militants cathos homophobes de la dite « Manif pour tous » qui s’impliquent dans l’organisation d’une minute de silence pour l’équipe de Charlie Hebdo.

Je ne suis pas Charlie, parce que je refuse de pleurer sur les cadavres de Charlie Hebdo avec un François Hollande qui vient d’annoncer que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes sera construit, autrement dit qu’il y aura d’autres blessé(e)s graves par balles en caoutchouc, et sans doute d’autres Rémi Fraisse.

Je ne suis pas Charlie, parce que je suis viscéralement — et culturellement — hostile à toute espèce d’ « Union sacrée ». Même les plus sots des journalistes du Monde ont compris qu’il s’agit bien de cela ; ils se demandent simplement combien de temps cette « union » peut durer. Se « rassembler » derrière François Hollande contre la « barbarie islamiste » n’est pas moins stupide que de faire l’union sacrée contre la « barbarie allemande » en 1914. Quelques anarchistes s’y sont laissés prendre à l’époque ; ça va bien comme ça, on a donné !

Je ne suis pas Charlie, parce que le « rassemblement » est l’appellation néo-libérale de la collaboration de classes. Certain(e)s d’entre vous s’imaginent peut-être qu’il n’existe plus de classes et moins encore de lutte entre elles. Si vous êtes patron ou chef de quelque chose (bureau, atelier…), il est normal que vous prétendiez ça (et encore ! il y a des exceptions) ou que vous puissiez le croire. Si vous êtes ouvrier, ouvrière, contraint(e) à des tâches d’exécution ou chômeur/chômeuse, je vous conseille de vous renseigner.

Je ne suis pas Charlie, parce que si je partage la peine des proches des personnes assassinées, je ne me reconnais en aucune façon dans ce qu’était devenu, et depuis quelques dizaines d’années, le journal Charlie Hebdo. Après avoir commencé comme brûlot anarchisant, ce journal s’était retourné — notamment sous la direction de Philippe Val — contre son public des débuts. Il demeurait anticlérical. Est-ce que ça compte ? Oui. Est-ce que ça suffit ? Certainement pas. J’apprends que Houellebecq et Bernard Maris s’étaient pris d’une grande amitié, et que le premier a « suspendu » la promotion de son livre Soumission (ça ne lui coûtera rien) en hommage au second. Cela prouve que même dans les pires situations, il reste des occasions de rigoler.

Je ne suis pas Charlie, parce que je suis un militant révolutionnaire qui essaie de se tenir au courant de la marche du monde capitaliste dans lequel il vit. De ce fait, je n’ignore pas que le pays dont je suis ressortissant est en guerre, certes sur des « théâtres d’opération » lointains et changeants. De la pire manière qui soit, puisque partout dans le monde et jusque dans mon quartier, des ennemis de la France peuvent me considérer comme leur ennemi. Ce qui est parfois exact, et parfois non. Au moins, sachant que la France est en guerre, je n’éprouve pas le même étonnement que beaucoup de Charlie à apprendre qu’un acte de guerre a été commis en plein Paris contre des humoristes irrespectueux envers les religions.

Je ne suis pas Charlie, parce que faute de précisions, et du fait même de l’anonymisation que produit la formule « Je suis Charlie », cette formule s’entend nécessairement, et au-delà des positions sans doute différentes de tel ou telle, comme un unanimisme « antiterroriste ». Autrement dit : comme un plébiscite de l’appareil législatif dit « antiterroriste », instrument de ce que j’ai appelé terrorisation démocratique.

Je ne suis pas Charlie. Je suis Claude. Révolutionnaire anarchiste, anticapitaliste, partisan du projet communiste libertaire, ennemi mortel de tous les monothéismes — mais je sacrifie à Aphrodite ! — et de tout État. Cela suffit à faire de moi une cible pour les fanatiques religieux et pour les flics (j’ai payé pour le savoir).

Je suis disposé à débattre avec celles et ceux pour qui la tuerie de Charlie Hebdo est une des horreurs de ce monde, auxquelles il est inutile d’ajouter encore de la confusion, à forme d’émotion grégaire.

Claude Guillon.
C'est la dernière fois avant longtemps que j'aborde le sujet sur ce blog, ne voulant pas participer à l’obscénité générale ni à la validation de ce que je réprouve : la guerre, la répression et le racisme entre autres. Mais la date du 7 janvier 2015 sera un marqueur, celui qui consacrera le retour d'un esprit critique que j'avais un peu trop tendance à mettre sous le boisseau, et sans doute, aussi, un engagement que j'ai trop différé par le passé.

7 commentaires:

  1. Je contresigne évidemment de mes vingt doigts, même si la phrase "Je suis Claude" m'évoque irrésistiblement ceci (pardon, Claude…)

    Ravi en tout cas de constater, cher Tenancier, que la réflexion a pris le pas sur l'émotion…

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  2. Je sais que vous en doutiez, mon cher George... Lorsque j'ai mi le bandeau "Je suis Charlie" sur ce blog c'était en partie, effectivement, de façon émotionnelle mais également en signe de solidarité envers les victimes et rien que cela et non un soutien à ce journal dont le fond me dérangeait depuis pas mal de temps, depuis l'arrivée de Philippe Val, en fait.
    Je me demande, à l'heure actuelle, combien nous somme à refuser de marcher au pas et sous sommation. De nombreuses personnes semble-t-il, sans doute feront-ils partie de cette tarte à la crème des "ennemis intérieurs" rapidement évoqué par Vals hier. Tant mieux, S'il y a un journal qui marque ça, ce sera encore meilleur et s'il était vraiment subversif (ce qui n'était plus le cas de Charlie depuis un bail) ça nous rafraîchirait.

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  3. Ajoutons ceci encore :
    http://nato-glob.blogspot.fr/2015/01/ou-est-charlie.html

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    1. Anonyme16:57

      Et peut-etre aussi cela: http://laurentdeheppe.blogspot.fr/2015/01/je-suis-parker.html

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  4. Combien ?
    Un certain nombre, semble-t-il, d'après ce billet et celui-ci, par exemple.

    Mais le vieux borgne aussi refuse d'être Charlie.

    Ne surtout pas confondre deux refus de solidarité : celui envers un canard qui était devenu un torchon (rappelez-vous que mercredi soir je parlais de Minute !) et celui envers l'abject appel à l'Union Sacrée. Sur cette dernière, Willem s'est enfin exprimé aujourd'hui.
    Pour ma part, les choses sont très claires, et penser un instant que ceux qui refusent de communier dans l'unité nationale insultent les victimes (dont trois au moins n'ont pas peu contribué à façonner notre imaginaire depuis des décennies) serait vraiment dégueulasse.

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  5. Anonyme22:49

    Je suis charpie.

    ArD

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  6. Magnifique, chère ArD !

    Voilà qui aurait pu faire la une du Charlie de demain.

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