« Puis-je vous raconter une histoire, Miss Lamb ? Il y
a un mois, j’étais installé dans un café de Maiden Lane. Voyez-vous celui que
je veux dire ? Celui qui a un superbe comptoir en acajou. J’avais emporté
une très belle édition ancienne en écriture gothique des Contes de Canterbury de Chaucer, que je venais d’acheter à un
client de Long Acre. J’en tournais les pages lorsque j’entendis une voix qui
manifestement s’adressait à moi. “Connaissez-vous la vertu des livres,
monsieur ?”
« C’était une femme d’âge mûr, assise à un guéridon juste derrière moi. Elle était vêtue en noir de la tête aux pieds, elle portait un chapeau noir, un châle noir, et un parapluie noir était posé contre sa table. Il n’est pas habituel de voir une femme assise seule dans un café, même à Maiden Lane, et, bien sûr, je fus un peu gêné. Ce n’était manifestement pas une prostituée. Pardonnez-moi, Miss Lamb, d’être aussi indélicat. Son âge et sa tenue excluaient cette hypothèse. Je supposai qu’elle était soit soûle, soit folle. “Des vertus, madame ? — Comprenez-vous ces choses…? Les archives, les documents, les livres…? — C’est ma profession. — Je ne fais pas confiance aux hommes de loi. ” Je remarquai alors qu’elle buvait une tasse de sassafras, une boisson que je déteste ardemment. “Ainsi que vous pouvez le voir, je suis veuve. — Vous m’en voyez navré. — Il n’y a pas de quoi. Mon époux était une brute. Mais il m’a laissé quantité de documents.” Bien sûr, cette remarque éveilla mon intérêt. “Je n’y connais rien dans ce domaine. J’ai besoin de quelqu’un de compétent.” J’avais cru un instant que cette femme appartenait à la cohorte des faibles d’esprit qu’on croise en grand nombre dans les rues de Londres. Cependant, elle faisait preuve d’une telle circonspection, d’une telle assurance, que je compris qu’il n’en était rien. “Vous trouvez sans doute étrange, monsieur, que je vous entretienne de tout cela, mais, comme je l’ai déjà dit, j’abhorre les avoués, les chicaneurs et autres avocassiers. Il y a plusieurs semaines que je n’arrête pas de me répéter : si je tombe sur quelqu’un qui s’y connaît en études et en déchiffrage, je lui fonce dessus.” Je ne pus m’empêcher de sourire. “Vous voyez bien, monsieur, que le langage fleuri, ce n’est pas mon genre. Auriez-vous l’obligeance de me révéler votre nom ?” Elle ouvrit sa bourse en soie noire et je sentis, très nettement, une odeur de violettes. C’est un parfum exquis, ne trouvez-vous pas ? “Je n’ai pas de carte, déclara-t-elle. Que celle de mon défunt mari… mais l’adresse est la même.” Je remarquai que son époux, Valentine Strafford, avait été importateur de thés et qu’il vivait à une bonne adresse… Great Tichfield Street… dans la paroisse de Marylebone. Je donnai donc mon nom à cette personne et lui promis de venir lui rendre visite. Ainsi l’exigeait la plus élémentaire politesse. « Tout à fait par hasard, le surlendemain, je passai devant sa demeure en me rendant chez un relieur de Clipstone Street. Connaissez-vous ce quartier-là, Miss Lamb ? Quoique pas très ancien, il n’en est pas moins plein d’intérêt. Je n’avais pas alors, à vrai dire, l’intention de lui rendre visite, mais je dois avouer qu’elle m’avait passablement intrigué. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre du rez-de-chaussée et là, sur une longue table, qu’avisai-je sinon des montagnes de manuscrits et de parchemins ! Il y avait également des liasses de documents, des boîtes et des papiers roulé ensemble et retenus avec de la ficelle ou du ruban. L’inconnue n’avait donc dit que la stricte vérité en parlant de documents que son mari lui avait laissés. Je n’hésitai pas un instant et, sur l’impulsion du moment, gravis les marches et tirai sur la sonnette ; à ma grande surprise, c’est elle-même qui ouvrit la porte. “J’espérais bien que vous viendriez, Mr Ireland, je vous attendais.” « Elle m’emmena dans la pièce du rez-de-chaussée où j’avais vu les documents. En chemin, j’aperçus un long jardin étroit à l’arrière, ou l’on avait érigé une de ces folies en forme de rocaille. Elles sont très à la mode de nos jours. “Je ne suis pas certain, Mrs Strafford, d’être en mesure de vous aider. — Ne soyez pas bête. J’ai remarqué comment vous avez écarquillé les yeux en entrant dans cette pièce. Vous raffolez des vieux papiers, je le vois bien.” Elle me proposa du sassafras mais je déclinai. De toute évidence, elle n’aimait pas le thé qui avait fait la fortune de son mari. “Naturellement, je vous rémunérerai. — Avant d’évoquer une quelconque rémunération, laissez-moi jeter un coup d’œil à ces papiers. — Ça ne représente peut-être rien du tout. — Ou au contraire, beaucoup. Laissez-moi donc d’abord examiner tout ça.” » |
Peter Ackroyd : William et Cie (2004)
Editions Philippe Rey, traduit de l'anglais par Bernard Turle
merci merci merci
RépondreSupprimeranonyme = Judith
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