lundi 3 mai 2021

Une enfance et un paradoxe temporel...

Patrick Denieul écrit des romans, Patrick Denieul chronique dans 813, Patrick Denieul rêve, Patrick Denieul enseigne, Patrick Denieul reste jovial, Patrick Denieul imagine (et cela déborde !), Patrick Denieul se promène dans la vie avec des ailes minuscules dans le dos.

  Si nous passons de vie en vie pour apprendre des choses, alors c’est toujours Mozart qui me fait renaître. Dans tous les cas, j’essaie de boire le moins possible l’eau du Léthé. J’ai quatre ans. Je suis allongé sur cet affreux canapé marron en cuir, strié comme si un chat fabuleux avait fait ses griffes, ou comme si l’artisan l’avait collé par erreur, puis déplié dans un ultime geste pathétique. Sur la vieille platine disque, il y a ce 45 tours, « la petite musique de nuit », Mozart donc. Et je me réveille de mon sommeil éternel. La moquette est grisâtre, les murs sont peints en une sorte de vert débile et, dans mon dos, je le sais, je le sens, il y a une collection intégrale de grands livres rouges, avec un planète sur le dos. Je me lève, je vais changer le disque, je suis très fort ou mes parents totalement inconscients et absents, plus sûrement la deuxième hypothèse. Les Tout L’univers — quand je saurai lire, je l’apprendrai — sont les seuls livres de la maison. Bien des années plus tard, ma mère achètera les volumes, rouges encore, de « l’Aventure Mystérieuse », par quel cheminement, voilà ce qui m’intrigue à rebours, mais dans mes enfances, il n’en est rien. Si je veux lire, j’ai les Tintin et les Astérix, offerts à mes sœurs à chaque Noël et anniversaire, et les petits livres d’images des années 60. C’est tout. Et donc, les Tout l’Univers.
  Pour les attraper, il faut se hisser sur le canapé, puis tirer fortement sur le volume que l’on veut lire. Pas simple, je suis jeune, gros, pas tellement costaud, tout le contraire d’aujourd’hui où je suis vieux, toujours gros et nettement plus imposant. Mais j’y arrive. J’aime caresser leur couverture granuleuse avant de les ouvrir et de plonger dedans. Les dessins, les schémas me fascinent. Je me souviens d’une page double où j’apprenais que si on tuait son père jeune en remontant dans le temps, cela pouvait créer un paradoxe. On pouvait ne pas se rencontrer plus tard. Je ne voulais pas tuer mon père. Il est d’ailleurs mort tout seul comme un grand. Mais cela m’intriguait. Quel type avait pu écrire ça ? Et c’était qui, ce Einstein, qui avait eu cette idée débile ? Dans la même page, on apprenait aussi qu’un astronaute dans l’espace vieillissait moins vite qu’un type resté sur Terre, preuve à l’appui. Moi, je voulais rester jeune, pas trop à cette époque, je comptais les demis entre deux anniversaires. Mais quand même, je le trouvais tarte, le gus enfermé dans sa capsule. Tout ça pour gagner des années et être plus jeune que son fils. Il y a des gens bien compliqués.
  Je me souviens aussi de la page des dinosaures, bien sûr. De celle des Aztèques, qui avaient mis les bouts mystérieusement après avoir assassiné des tas de jolies filles dans des temples mal fichus. À bien y réfléchir, il y avait quand même de sacrés tarés dans les pages de Tout l’Univers. Des Goths, des Huns, des Empereurs Romains qui en trucidaient d’autres, des Papes. Même Napoléon. Pas de quoi pavoiser. La Vie s’annonçait rude.
  Mais mon chat Nouchka et moi, on s’en fichait, en fin de compte. J’avais sept ans, je jouais de la flûte traversière parce qu’un connard avait jugé que j’avais les doigts trop courts pour faire de la guitare ou du piano comme tout le monde. Mon prof polonais parlait mal le français et mon chat détestait la flûte dans ses oreilles, mais comme il m’aimait bien, il restait sur mes genoux par sympathie. On buvait des laits-fraises et pendant que Papa matait le Tour de France, j’épluchais systématiquement de A à Z, les volumes, même les plus abscons, la liste des addendas, par exemple. Je savais tout de la Troisième République, du Congo Belge, de Nostradamus, du Phylloxera et du Commerce du Bois d’Ébène. Si le Tout L’Univers était un virus, alors je l’ai attrapé. Ça m’a donné une culture générale de malade. J’en souffre encore aujourd’hui quand personne ne comprend ce que je raconte.
  Nouchka a fini par mourir, sans doute écrasé par la bagnole de mon père et ma mère, toujours prévenante, m’a assuré avoir vu un type le ramasser pour vendre sa peau, car il avait une fourrure duveteuse et sombre. Ce salaud-là, je l’ai longtemps guetté dans la chambre de ma sœur, la seule chambre qui donnait sur la rue, en vain. Puis je suis tombé sur les disques discos de ma sœur, j’ai découvert que je pouvais aller à la Bibliothèque du Château, j’ai mis les pieds dans le premier bibliobus de ma vie, j’ai lu « Pas de bisous pour maman » de Tomi Ungerer, premier choc esthétique, je suis tombé amoureux d’Agnès, puis de Marie-Lise, puis de Marie-Pierre, puis de Mathilde, puis d’Ingrid, mais ça n’a pas duré, puis de Catherine, puis de Muriel, puis de Vin-Tran, mais je me la suis faite souffler, puis de Stéphanie, à nouveau de Stéphanie, encore de Stéphanie, jamais la même, toujours une autre, puis j’ai eu mon bac, j’ai quitté la maison, j’ai oublié que j’avais lu autrefois Tout L’Univers, et l’Univers s’est vengé : un matin, ça avait disparu. La colonne de gauche était vide. Le tableau de biches dans le sous-bois rapporté d’Algérie par un oncle traumatisé avait été jeté. On avait changé le canapé, et plus encore, il n’y avait plus de cloison entre le salon et ma chambre. Ma chambre d’enfant s’était volatilisée. À la place, une vieille commode à côté de la fenêtre qui donnait sur le mur de la maison d’à-côté, où j’avais tant fantasmé. Les choses avaient repris leur place. La cloison montée à la va-vite, si sonore que je pouvais suivre de mon lit les émissions de télé comme à la radio, avait été abattue. L’espace précaire où on avait logé mon existence imprévue s’était démantelé, exactement comme le type resté sur Terre, face à son père astronaute qui se baladait dans le ciel. Et quand le mien a disparu, j’y ai vu une drôle de coïncidence. Comme si toute chose était vouée au changement. Ma mère a vendu la maison, j’ai soldé mon souvenir de l’encyclopédie mythique, le canapé vert, mon chat Nouchka, mais jamais, jamais je n’ai oublié la petite musique de nuit obsédante de Mozart. Tome 12, page 584. Entre Michel-Ange et le Mozambique.


Patrick Denieul


 

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