On
conçoit pourquoi le néologisme naît au fur et à mesure de
la durée d’une langue. Sans parler des altérations et des corruptions
qui
proviennent de la négligence des hommes et de la méconnaissance des
vraies
formes et des vraies significations, il est impossible, on doit en
convenir,
qu’une langue parvenue à un point quelconque y demeure et s’y fixe. En
effet,
l’état social change : des institutions s’en vont, d’autres
viennent ; les sciences font des
découvertes ; les
peuples, se mêlant, mêlent leurs idiomes : de là l’inévitable
création
d’une foule de termes. D’autre part, tandis que le fond même se
modifie,
arrivant à la désuétude de certains mots par la désuétude de certaines
choses,
et gagnant de nouveaux mots pour satisfaire à des choses nouvelles, le
sens
esthétique, qui ne fait défaut à aucune génération d’âge en âge,
sollicite, de
son côté, l’esprit à des combinaisons qui n’aient pas encore été
essayées. Les
belles expressions, les tournures élégantes, les locutions marquées à
fleur de
coin, tout cela qui fut trouvé par nos devanciers s’use promptement, ou
du
moins ne peut pas être répété sans s’user rapidement et fatiguer celui
qui
redit et celui qui entend. L’aurore aux
doigts de rose fut une image gracieuse que le riant esprit de la
poésie
primitive rencontra et que la Grèce accueillit ;
mais, hors de ces chants antiques, ce n’est plus qu’une banalité. Il
faut donc,
par une juste nécessité, que les poètes et les prosateurs innovent.
Ceux qui,
pour me servir du langage antique, sont aimés des cieux, jettent dans
le monde
de la pensée et de l’art, des combinaisons qui ont leur fleur à leur
tour, et qui
demeurent comme les dignes échantillons d’une époque et de sa manière
de sentir
et de dire.
Le contre-poids de cette tendance est dans l’archaïsme. L’un est aussi nécessaire à une langue que l’autre. D’abord, on remarquera que, dans la réalité, l’archaïsme a une domination aussi étendue que profonde, dont rien ne peut dégager une langue. On a beau se renfermer aussi étroitement qu’on voudra dans le présent, il n’en est pas moins certain que la masse des mots et des formes provient du passé, est perpétuée par la tradition et fait partie du domaine de l’histoire. Ce que chaque siècle produit en fait de néologisme est peu de chose à côté de ce trésor héréditaire. Le fond du langage que nous parlons présentement appartient aux âges les plus reculés de notre existence nationale. Quand une langue, et c’est le cas de la langue française, a été écrite depuis au moins sept cents ans, son passé ne peut pas ne point peser d’un grand poids sur son présent, qui est en comparaison si court. Cette influence réelle et considérable ne doit pas rester purement instinctive et, par conséquent, capricieuse et fortuite. En examinant de près les changements qui se sont opérés depuis le dix-septième siècle et, pour ainsi dire, sous nos yeux, on remarque qu’il s’en faut qu’ils aient toujours été judicieux et heureux. On condamné des formes, rejeté des mots, élagué au hasard, sans aucun souci de l’archaïsme, dont la connaissance et le respect auraient pourtant épargné des erreurs et prévenu des dommages. L’archaïsme, sainement interprété, est une sanction et une garantie. |
Émile Littré, texte pioché dans La littérature française par le Colonel Staff (1877)
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