Les habitués de céans le savent, le Tenancier et Otto Naumme
se connaissent depuis fort longtemps et n’était l’éloignement ils se
gobergeraient plus souvent sur les terrasses conjecturales autour d’un single
malt. La tendre affection qui les unit les incitent à s’offrir mutuellement
quelques cadeaux lors de visites en leurs principautés…
C’est pas le tout, mais Otto a d’étranges manies.
Depuis trente ans que le Tenancier et Otto se fréquentent,
ce dernier a adopté une constante dans le choix de ses présents qui préoccupe.
Elle aboutit à cette question : Otto Naumme, cher et vaillant ami, est-il
un adepte farouche du marxisme-léninisme, voire du maoïsme ? Pas mal de
cadeaux pourraient y faire penser. Ainsi, alors que votre serviteur n’avait pas
atteint le stade du trentenaire, il se voyait offrir un exemplaire du Petit
Livre Rouge, avec un supplément du même tonneau, tous deux de petit format
comme il se doit. Il ne fait pas de doute qu’Otto soit un visionnaire. A une
époque ou une telle littérature était à verser au domaine de la kitcherie
rétrograde, Otto par un volontarisme digne d’éloges transforma l’objet en
manifeste camp. Ainsi il en est des
vulgates comme il en est pour l’art contemporain : rien dans la nature
mais beaucoup dans la désignation détermine la fonction profonde de l’artefact.
« Qui t’a fait critique, homoncule ? » aurait pu être la réponse
à la présomption d’Otto. En réalité la désignation devait plus au goût qu’à la
posture. Otto n’étant pas du genre à appliquer les préceptes du Grand Timonier
(surtout parce que le whisky chinois doit être dégueu) et vraiment pas du genre
à embarquer ses amis dans un telle galère, il fallait se résoudre à l’idée que l’index
judicieux de notre ami avait transmis un message esthétique certain. Hélas,
cette production digne de l’urinoir de Duchamp disparut de l’environnement du
Tenancier au cours d’un déménagement. Nous sommes quiet à ce sujet : la
personne qui en a hérité involontairement est une conne. La perte n’est donc
pas galvaudée par une possession étrangère qui susciterait la jalousie sachant
que les cons ne constituent pas une concurrence. N’empêche, on regrette ce
Petit Livre Rouge, merde.
Récemment, votre serviteur fit l’acquisition d’une version Jean de Bonnot de ce Livre des Morts.
Tentative kitsch qui n’atteint pas sa valorisation, scorie d’une prétention à
vouloir suivre Otto. On est bien peu de chose.
Le deuxième item remarquable s’affranchit un peu plus de
l’orthodoxie instaurée par le ready-made
pour aborder une sorte de relativisme figuratif qui fait un retour de la
contestation picturale des années quatre-vingt, mais avec une distanciation
dialectique/critique qui interroge au niveau du vécu (si si). A l’instar du
héros du roman de Philippe Goy (Faire le
mur, 1980), Otto s’est-il transformé en gardien farouche de l’orthodoxie révolutionnaire après avoir passé la
frontière ? Car signalons-le, contrairement à l’item précédent, çui-là
fut cueilli sur place. Que nenni, cette apparente allégeance fait retour sur
l’altérité et même la dualité de sa démarche. Notons en incise ici que, de
même, Otto ne revint pas les yeux bridés, enfin pas plus que son ascendance
gasconne ne lui permet, ce n'est pas le Monocle. Il n’en demeure pas moins que le roman de Goy — faut suivre ! — demeure
pertinent, hein. Bref, l’objet offert est une photographie d’un potentat local
(entendons par là : d’un dignitaire provincial) dont le portrait se
transmue selon l’angle de vue en portrait de Mao Zedong jeune — enfin, disons
plus frais que vers la fin où, tout de même, il ressemblait à une pâtisserie
ayant souffert de la chaleur (nos amis de la Chine populaire nous excuseront
volontiers, l’homme demeure toujours sous la chair devenue triste, d’ailleurs si
je vous parlais de mon cas… enfin bon). Otto, par ce nouvel avatar kitsch interroge de façon
cruciale l’héritage et les implications régressives de la
transmission. On voit ici que notre cher donateur pose une question à laquelle
il doit répondre dans sa vie personnelle : que devenir après ce que l’on
est ? Le cadeau fut accepté avec joie et trône dans nos cabinets peints en
rouge comme il se doit.
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Ce ne fut pas le seul présent. Deux répliques d’affiches de
la Révolution culturelle l’accompagnaient. Cela fera l’objet d’un autre
billet, ne soyons pas gourmands.
Otto allait-il continuer dans la veine maoïste ?
Certes, il demeurait encore beaucoup de matière à explorer, ne serait-ce que l’imagerie
qui nous est chère de ces jeunes filles membres des gardes rouges en short dans
les rizières et dont la présence, la prestance et la compétences renvoient
Silvana Mangano à un putatif poster (je n’ai pas dit postère, hein !) pour la maison Taureau Ailé. Las, Otto n’est
point pékinois comme on fut « moscoutaire » au siècle dernier (et
comme on l’est maintenant quand on est facho). Fi de la Grande Muraille, foin
de la Chine, d’autres horizons, je dirais même d’autres Shangri-La attendaient
avec impatience le débarquement de notre ami.
Nous ne fûmes pas déçus de notre attente.
Alors que nous l’attendions dans un cheminement dialectique,
toujours adepte de la distanciation critique, mêlant les prodromes du
formalisme à un déterminisme idéologique tempéré par une contestation formelle,
Otto nous révéla son génie en revenant aux sources de l’art par une technique
fresquiste… non : à une chanson de geste tapissière ! Avec ce cadeau
exceptionnel, nous étions confrontés à une forme moderne (et en rupture avec la
contemporanéité) de l’expression graphique appliqué à l’historicité du
signifiant et du signifié. Jamais le collage n’avait atteint avant le cas
présent un tel degré de pertinence. Avec cet album nous étions à Bayeux sur
Caraïbes ! Que l’on imagine un volume à l’italienne de trente-deux pages
relatant les grandes heures de la Révolution cubaine avec des vignettes
contrecollées ! Otto — dont nous sommes a peu près certains qu’il avait dû
posséder des albums Panini dans sa jeunesse — magnifiait la rupture avec un
continent et une culture par un bain de jouvence, une reprise de contact avec
la ferveur populaire, un enthousiasme qui semble le rapprocher de plus en plus
des prises de position en faveur de l’action-art
— concept opportuniste de notre cru, certes, mais révélateur dans notre
cas de la dévolution d’Otto. L’album Revolucion
Cubana est une réponse au formalisme glacé d’un Lichtenstein par une
ferveur latine qui lui est quasi contemporaine. La qualité incertaine de
l’impression, à l’instar des sérigraphie warholiennes donne à chaque exemplaire
une unicité dominée par l’aléatoire, non redevable au passage manuel de l’encre
sur la soie mais tout à l’imperfection des presses. Le procédé réduit encore
l’intervention humaine et rejoint le système de représentation anonyme de
l’iconographie marxiste-léniniste au service du culte de la personnalité. Otto,
après des années de quêtes esthétiques quittait enfin l’obsédante recherche de la
pensée conceptuelle pour arriver à l’émotion pure de la construction iconographique.
Il faut signaler que ce fut également à cette époque qu’il changea de paire de
lunettes. Ce lapsus est du reste révélateur : chez Otto tout est affaire
désormais de vision et de ressenti… En tout cas ses prises de position
esthétiques en rapport avec la marxisme-léninisme orthodoxe ne sont que pur
hasard.
Nous attendons avec impatience un futur voyage au Vietnam de
notre ami.
En attendant voici quelques images de l’album.