La langue verte
7
mai 1874
Nous recevons
la lettre suivante :
« Monsieur
Bernadille,
« Je suis
étranger. J’ai appris le français sous un maître excellent, ancien
professeur
au lycée de Tours, auteur de livres de grammaire qui font autorité. Je
me suis
perfectionné en lisant Bossuet, Corneille, Racine, Boileau, madame de
Sévigné
et tous vos auteurs classiques ; puis on m’a conseillé de venir
passer six
mois à paris, centre du beau langage, pour compléter mon éducation.
« J’y
suis depuis le mois de novembre. Je cause avec mon coiffeur, les
garçons de
l’hôtel et les cochers de fiacre ; j’écoute tout ce qu’on dit dans
la
rue ; j’assiste à toute vos premières représentations et à toutes
vos
reprises. J’étais hier à la Vie de bohème,
avant-hier à Orphée aux enfers ;
il y a trois jours, au Carnaval d’un
merle blanc ; il y a quatre jours, à la Petite
Marquise, comme au Magot
et aux Merveilleuses il y a trois
semaines. Le matin, je partage mon temps entre la lecture assidue des
bons
auteurs et celles des quelques journaux qu’on m’a désignés comme
parlant
français. Je ne manque pas un feuilleton de M. Paul de Saint-Victor. Je
me suis
essayé, la sueur au front, à MM. Leconte de Lisle et Théodore de
Banville. J’ai
acheté tous les dictionnaires, l’Académie, Littré, Bescherelle, Dochez,
Dupiney
de Vorepierre, Larousse, Boiste, Richelet, Trévoux, Furetière, etc.,
etc., sans
compter les vocabulaires spéciaux et techniques, pour comprendre les
oeuvres de
M. Théophile Gautier. Je viens de louer au cabinet de lecture le Quatre-vingt-treize de M. Victor
Hugo ; je n’en suis qu’à la page 20 : « par exemple, la
momignarde qui tette fameusement gouliafre », et je me sens déjà
devenir
fou.
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« Partout il en est ainsi.
Chaque mot que j’entends me plonge dans
des perplexités terribles. Je
n’ose plus causer avec mon cocher. J’ai d’abord
cru qu’il me parlait une langue inconnue ; on m’a assuré que
c’était le
plus pur parisien. Je m’en suis
bien aperçu d’ailleurs. Ainsi, au moment où je remontais en voiture
après la
première représentation de Jean de
Thommeray, mon cocher m’a dit en clignant de l’oeil :
« Eh bien,
monsieur, ils viennent de remporter une rude veste ! »
Comme je levais la tête d’un air interrogateur,
deux hommes décorés sortaient derrière moi en échangeant leurs
impressions : « C’est un fameux four,
disait le premier au second. — Une veste,
vous voyez bien », fit triomphalement mon cocher. Et il m’apprit
que ces
messieurs étaient deux illustres critiques. Il paraît que les cochers
disent veste et les critiques disent four.
« Décidément,
monsieur, mon professeur m’a-t-il trompé ? Dois-je croire qu’il ne
m’a pas
appris le français ? Cependant j’entends à merveille Racine et
Boileau. Je
suis les séances de réception à l’Académie, et j’ai compris d’un bout à
l’autre
les discours de M. Saint-René Taillandier et de M. Nisard. Ou bien y
a-t-il
deux langues françaises ? Éclairez-moi, je vous prie, monsieur, et
veuillez me croire, etc. »
Courte réponse
du chroniqueur au noble étranger :
Monsieur,
votre candeur m’étonne, me désarme et me ravit. Vous ne me dites pas
quelle est
votre nationalité, mais vous devez être d’un pays grave et naïf, où
l’on n’a
point l’habitude de plaisanter avec les choses sérieuses, où l’on
pratique peu
l’argot, et où l’on ignore complètement
ce que le Figaro, en vrai journal
d’avant-garde, dont le rôle est d’aller toujours au delà, appelle des fumisteries, et ce que nous avons
l’habitude d’appeler plus simplement des farces
de fumiste. Croyez bien que je suis loin de vous en blâmer.
Oui, il y a
deux langues françaises ; il y en a même plus de deux. Il y a la
langue de
Bossuet, qui ne change pas, et la langue de Commerson, qui change tous
les six
mois, — heureusement. Il y a la langue de Racine, faite avec les
grammaires et
les dictionnaires, et celle de Victor Hugo, — le Hugo
des Misérables, de l’Homme qui rit, de
Quatre-vingt-treize, — qui refait les
dictionnaires et les
grammaires. Il y a la langue de l’Académie et la langue de la
rue ; la
langue du salon et celle de l’antichambre ; la langue des
classiques et
celle des journaux. Il ne suffit pas d’avoir étudié l’une pour
connaître
l’autre. Votre professeur et vos livres vous ont appris la
première ; la
fréquentation des cochers de fiacre, des garçons d’hôtel, du Tintammarre, des vaudevillistes et même
des chroniqueurs pourra seule vous apprendre la dernière, si vous avez
la
faiblesse d’y tenir.
Votre étonnement, mon cher étranger, me rappelle
l’histoire bien connue de ce fils d’Albion qui écrivait de paris à sa
femme : « Ma bonne amie, je me perfectionne beaucoup dans la
langue
française. J’apprends maintenant les verbes irréguliers, qui sont
très-nombreux
et très-difficiles. Ainsi, pour vous en donner un exemple,
croiriez-vous que le
verbe s’en aller se conjugue ainsi à
l’indicatif présent : « Je m’en vas, — tu pars, — il file, — nous
nous poussons
de l’air, — vous vous esbignez, — ils se la cassent. »
Ce brave Anglais eût pu ajouter divers autres
spécimens non moins caractéristiques : « J’ai de l’argent, — tu as
de la
braise, — il a le sac, — nous avons des monarques, — vous avez des
balles, —
ils ont des roues du derrière. Imparfait :
J’avais du quibus, — tu avais de l’os, — il avait des monacos, — nous
avions de
la mitraille, — vous aviez de la douille (que les lecteurs délicats me
pardonnent !), — ils avaient des noyaux. » Ou bien tout le
contraire : « Je suis dans la débine, — tu es dans la panne,
— il est
dans la dèche... « Ou encore : Je suis ivre, — tu es gris, — il
est dans
les vignes... » Je m’arrête. Celui-là pourrait se conjuguer
aisément ainsi
à tous les temps et à toutes les personnes. Mais les académiciens qui
me lisent
ne me pardonneraient pas d’aller jusqu’à l’infinitif.
Le Mont-de-Piété, particulièrement, a donné
naissance à une foule de ces locutions familières. Le peuple ne hait
pas le
Mont-de-Piété. Au contraire, ce temple de la Reconnaissance,
comme l’appelait Roger de Beauvoir, obtient celle des
gens qu’il gruge légalement,
mais qui le trouve commode. On a pour lui des égards du dissipateur
pour
l’usurier qui lui permet de se ruiner joyeusement. On a inventé à son
usage
toute une série de gais synonymes, de petits mots d’amitié, de
pseudonymes
ingénieux : mettre en plan,
mettre au clou (avec les dérivés clouer,
surclouer, déclouer), porter
chez ma tante... Le poëte a dit un vers
célèbre :
Un oncle est un
caissier donné par la nature.
Je comprendrais donc qu’on appelât le
Mont-de-Piété mon oncle, puisqu’il
est du genre masculin. Pourquoi ma
tante ?... Mystère ! A moins que ce ne soit pour exprimer
une
nuance plus affectueuse encore. En tout cas, le mot prouve bien que
l’homme du
peuple considère cet ami dangereux de ses mauvais jours comme étant de
la
famille.
Il existe encore d’autres locutions non moins
pittoresques :
— Quelle heure as-tu ? dit un étudiant à son
ami.
— Ne me le demande pas, répond celui-ci en tirant
de son gousset un cordon veuf de toute espèce de savonnette. Ma montre
retarde
de vingt-cinq francs.
Vous ne trouverez pas cela non plus dans Bossuet.
Que voulez-vous ? Une langue est une matière
toujours en mouvement, toujours en formation, en transformation et en
déformation. Il se produit sans cesse des bouillonnement, des écumes et
des
scories à la surface. Ou, si vous voulez changer de métaphore, sur ce
vieux
tronc immuable poussent des multitudes de branches folles, des
végétations
bizarres, des excroissances parasites. Les idées nouvelles ; moins
que
cela : les besoins nouveaux ; moins que cela encore :
les
habitudes, les caprices, les modes créent des images, des tournures,
des mots
qui naissent et meurent avec eux. Chacun greffe à l’envi et fait sa
petite
bouture sur le tronc. A l’automne, tout cela tombe, s’envole ou
s’entasse au
pied de l’arbre comme des couches de feuilles mortes. Le gommeux
succède au petit
crevé, qui avait succédé au gandin,
qui avait succédé au fashionable, qui
avait succédé au lion, qui avait
succédé au dandy, qui avait succédé
au freluquet, qui avait succédé au merveilleux,
à l’incroyable, au muscadin,
qui avait succédé au petit maître,
etc., etc. S’il fallait vous expliquer l’étymologie et les procédés de
formation de ces mots naissant comme des champignons dans le ruisseau,
poussant
comme des moisissures sur la muraille ou comme des fleurs sur le
fumier,
grouillant comme des myriades d’insectes éclos en vertu d’une
génération plus
ou moins spontanée dans un liquide en fermentation, nous n’en finirions
pas, et
cette réponse, mon cher étranger, se changerait en in-folio.
Le peuple est pour beaucoup dans cette continuelle
éruption de la langue qui se couvre à la surface de boutons, de
rougeurs et
de pustules ; les journalistes y sont bien pour quelque chose
aussi,
étant, hélas ! des gens pressés, qui n’ont pas toujours le temps
d’être
suffisamment difficiles en fait de beau langage, et condamnés
d’ailleurs, par
état, à parler la langue du jour à des lecteurs d’un jour. les
meilleurs
s’efforcent, tout en suivant le courant, de ne pas se laisser
entraîner, et
même de le remonter quelquefois pour se retremper à la source ;
les autres
vont en avant, travaillent des pieds et des mains pour en élargir le
lit, et y
vident de pleins tonneaux de termes frelatés pour en grossir le cours.
En
dehors des journalistes, les grands écrivains eux-mêmes se mettent de
la
partie, non pas seulement par l’argot, mais par l’emphase, la
boursouflure,
l’envie d’éblouir, le besoin de créer ; Vous vous êtes arrêté à la
momignarde de Victor Hugo, page
20 ; poursuivez jusqu’à la page 62, vous aurez la colère
de l’inanimé, l’inattendu
de la houle, les coups de coude de
l’éclair, le combliau, la braque fixe,
le vaigrage, et cette chose
farouche, terrasser la colère, colleter
l’éclair. Argot pour argot,
quel est le pire ? Vous voyez qu’on peut être un homme de génie et
parler
argot.
Tout ceci, mon cher étranger, sans même en
excepter peut-être « le fragile se colletant avec
l’invulnérable »,
appartient à la langue verte, — encore un terme d’argot que vous ne
comprenez
pas, bien qu’il s’explique de soi. La langue verte, c’est la langue en
décomposition, — mais une décomposition qui s’épanouit en fleurs, comme
celle
qu’a chantée le poëte Baudelaire. C’est à la fois une corruption et un
raffinement : une langue faisandée et bourrée de truffes, —
pareille à ces
perdreaux qui soulèvent l’estomac des hommes de la nature, mais qui
réveillent
les palais blasés. Heureux ceux qui ne le comprennent ni ne la
parlent !
Tenez-vous-en, mon cher étranger, à la langue de Bossuet : c’est
la
meilleure. Seulement, retournez chez vous, renoncez aux boulevards et
ne lisez
plus (on peut vivre sans cela) ni Quatre-vingt-treize, ni M. Commerson,
ni même
les chroniques de Bernadille.
Esquisses et croquis parisiens — Petite chronique du temps présent, par Bernadille
E. Plon et Cie — 1876
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