L’autre jour, le Tenancier, alors qu’il se
dirigeait vers le cagibi où il consigne les ustensiles et matériaux
utilisés pour réaliser les paquets qu’il devait expédier
l’avant-veille, leva les yeux dans le couloir. Ses yeux captèrent
furtivement l’affiche qui ornait l'emboîtage, au-dessus de l’étagère à
dévédés. Il contenait le film Top Hat
: Fred Astaire, Ginger Rogers. Le Tenancier est cinéphile à ses heures
mais fredonne également pour lui-même quelques chansons, dont celle du
film. Vous savez, « Heaven, I’m in heaven… », etc.
La chanson s’intitule Cheek to Cheek.
Irving Berlin, tout de même.
Il la chantonna donc, tout en rassemblant son matériel. Chanter, c’est
bien, écouter de la musique, c’est plus mélodieux, surtout si l’on a
déjà entendu le Tenancier. Il alluma alors la radio, France Musique en
l’occurrence, ce samedi matin, pour écouter… six ou sept versions de la
chanson qu’il fredonnait il y a à peine cinq minutes.
Avec toute la rigueur requise dans ce genre de circonstances, en toute
objectivité, on est en droit de déclarer que le Tenancier de ce présent
blog est un mutant. Un « précog », selon le jargon en vigueur dans la
littérature conjecturale.
Et vous-mêmes, êtes-vous mutant ?
N’avez-vous parfois pas ressenti fortement une coïncidence dans la
sourcilleuse succession de vos lectures et d’autre événement plus ou
moins fortuits ?
Récemment, la lecture consécutive de La
boîte en os d’Antoinette Peské (livre doté d’une préface
boursouflée et inepte dans l’édition que j’avais entre les mains, qui
n’est pas celle de Mac Orlan), de Titus
d’Enfer de Mervyn Peake, le visionnage d’une émission sur ce
mystérieux producteur, écrivain et mentor de Jacques Tourneur que fut
Val Lewton, et le souvenir encore très vivace de La Féline, de ce même duo, avaient
fait germé l’idée en moi que les années 40, avec leur cortège de
destructions et d’horreurs, étaient également une époque
mélancoliquement rêveuse et qui empruntait les éléments de sa rêverie à
l’arsenal du Romantisme. Rappelons également que Le Seigneur des Anneaux fut rédigé
durant cette décennie et en emprunte parfois les mêmes accents. D’une
façon surprenante, ce monde fermé et voué à la destruction s’enfermait
dans des récits qui faisaient appel à un effroi paradoxal, feutré, ou
en proie à une étrange fièvre obsidionale. L’amateur de Romantisme
fantastique n’y trouverait peut-être pas tout à fait son compte : pas
de ces burgs ténébreux ou de ces enceintes sadiennes en forme de
labyrinthe concentrique. Non, plutôt un univers traversé les yeux
mi-clos sur des murailles hautement verticales, comme des somnambules
sur le faîte d’un toit. Le monde d’alors rêvait dangereusement, en
déséquilibre au-dessus du gouffre. Ainsi, fortuitement, j'avais lu ou
rencontré une somme d'ouvrages qui formaient une collection
d'impressions, comme si j'avais capté une rumeur dispersée, quelques
fragments de l'inconscient d'une époque.
Bien sûr, cet inconscient ne traversait pas toute la littérature ou
tout le cinéma, mais cette mélancolie aux relents fantastiques semble
avoir pris une place importante. Peu à peu, en réfléchissant à ces
sensations, on se prend à regarder les prémisses et les séquelles de
l'époque avec un autre esprit.
Il est parfois intrigant de retrouver une série heureuse dans les
lectures ou les visionnages, comme si le hasard vous menait par le bout
du nez d’un coin à l’autre de votre bibliothèque pour vous insinuer des
parfums. Parfums d’époque ou saveurs littéraires plus épicées,
coïncidences, précognitions, conjectures et surtout rêveries dans une
barque qui vous mène dans des bras secondaires et inattendus.
Quel lecteur n’a pas eu ce sentiment de suivre une voie impalpable,
dictée par des caprices extérieurs à sa volonté propre ? Et, qui n’a
pas eu la sensation diffuse d’être possédé par un étrange pouvoir de
prolonger une saveur d’un livre à l’autre en ayant malgré tout abdiqué
toute volonté dans leur choix ? Ainsi, le soupçon que le dieu Pan n’est
pas mort nous vient à l’esprit. Thamus n’était donc qu’un gros menteur.
Le Tenancier, attentif aux augures et, après ce raisonnement, doute du
pouvoir qu’il s’était hâtivement attribué.
Les cieux étant toujours cléments à ceux qui obéissent à leurs signes,
par précaution, tout de même, il va apprendre à faire des claquettes.
Ce texte publié
en janvier 2009 sur le blog Feuilles d'automne trouve une curieuse
résonnance avec ce qui est récemment arrivé au Tenancier. La récurrence
de la présence de Trieste dans sa vie intellectuelle (et même jusque
dans son cercle familial) suscitait de nouveau quelques interrogations.
Mais après tout, cette ville semble une contrée onirique aussi
proche géographiquement que le Farghestan ou The Shire...
Toujours est-il que votre Tenancier n'a toujours pas appris à faire des
claquettes, mais n'est plus libraire — sans savoir si cela a un rapport.