« Il se résolut, en fin de compte, à
faire relier ses murs comme des livres, avec du maroquin, à gros grains
écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par de fortes plaques d'acier,
sous une puissante presse.
Les lambris une fois parés, il fit peindre
les baguettes et les hautes plinthes en un indigo foncé, en un indigo
laqué, semblable à celui que les carrossiers emploient pour les panneaux
des voitures, et le plafond, un peu arrondi, également tendu de
maroquin, ouvrit tel qu'un immense oeil-de-boeuf, enchâssé dans sa peau
d'orange, un cercle de firmament en soie bleu de roi, au milieu duquel
montaient, à tire-d'ailes, des séraphins d'argent, naguère brodés par la
confrérie des tisserands de Cologne, pour une ancienne chape.
Après
que la mise en place fut effectuée, le soir, tout cela se concilia, se
tempéra, s'assit: les boiseries immobilisèrent leur bleu soutenu et
comme échauffé par les oranges qui se maintinrent, à leur tour, sans
s'adultérer, appuyés et, en quelque sorte, attisés qu'ils furent par le
souffle pressant des bleus.
En fait de meubles, des Esseintes n'eut
pas de longues recherches à opérer, le seul luxe de cette pièce devant
consister en des livres et des fleurs rares; il se borna, se réservant
d'orner plus tard, de quelques dessins ou de quelques tableaux, les
cloisons demeurées nues, à établir sur la majeure partie de ses murs des
rayons et des casiers de bibliothèque en bois d'ébène, à joncher le
parquet de peaux de bêtes fauves et de fourrures de renards bleus, à
installer près d'une massive table de changeur du XVe siècle, de
profonds fauteuils à oreillettes et un vieux pupitre de chapelle, en fer
forgé, un de ces antiques lutrins sur lesquels le diacre plaçait jadis
l'antiphonaire et qui supportait maintenant l'un des pesants in-folios
du Glossarium mediae et infimae latinitatis de du Cange.
Les
croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres, parsemées de culs de
bouteille aux bosses piquetées d'or, interceptaient la vue de la
campagne et ne laissaient pénétrer qu'une lumière feinte, se vêtirent, à
leur tour, de rideaux taillés dans de vieilles étoles, dont l'or
assombri et quasi sauré, s'éteignait dans la trame d'un roux presque
mort.
Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi, découpée
dans la somptueuse étoffe d'une dalmatique florentine, entre deux
ostensoirs, en cuivre doré, de style byzantin, provenant de l'ancienne
Abbaye-au-Bois de Bièvre, un merveilleux canon d'église, aux trois
compartiments séparés, ouvragés comme une dentelle, contint, sous le
verre de son cadre, copiées sur un authentique vélin, avec d'admirables
lettres de missel et de splendides enluminures: trois pièces de
Baudelaire: à droite et à gauche, les sonnets portant ces titres « la
Mort des Amants » - « l'Ennemi »; - au milieu, le poème en prose
intitulé: « Anywhere out of the world. - N'importe où, hors du monde ».
J.-K. Huysmans : A Rebours
Frontispice d'Odilon Redon
Merci à Phil, lecteur
de l'ancien blog Feuilles d'automne et qui avait fourni la piste vers ce
texte, publié là en mai 2009. A ce billet, suivait un bref dialogue, dans
les commentaires entre icelui et votre Tenancier. On s'autorise ici à
le reproduire, même si nous avons perdu la trace de Phil depuis
longtemps, hélas...
Phil : Oh...ô tenancier..voir ce dimanche mes quatre lettres imparfaites
voisiner avec les puissances de Huysmans, quel doux venin vous
m'infligez là !
De l'or qui saure aux oranges qui s'adultèrent, la
première rencontre avec Huysmans ("hoïssmannss" dit-on dans les pays
d'en-deçà à digues fracturées..où je recherche encore quel paysage
flamando-hollandais corrompu a bien pu lui inoculer ce goût de la
corruption des chair(e)s... mais il est né en France, à Paris !) donc la
première décharge de ce Karl-Joris de Paris oblige à faire péter le
dictionnaire de la charogne parfumée... édité par Montesquiou, bien sûr.
Ensuite,
avaler plusieurs siècles de littérature. Désordre indispensable et
passer de Céline à Huysamns aide à saisir Chateaubriand. A rebours,
donc. La préface de Fumaroli chez folio m'a aidé aussi... et ce n'est pas
fini. Mais aucun critique ne nous explique ce qu'est une reliure en
"peau du Cap"... rassurez-nous, Tenancier, et dites-nous qu'il ne s'agit
point de citoyens d'Afrique du Sud tannés par ces gros colons de bataves,
aussi en avance sur leurs temps tragiques à venir que l'auteur le fut
sur ses contemporains en littérature...
Le Tenancier : Il semble, cher Phil (quel plaisir de vous relire ici !) que la peau du
Cap soit un maroquin à grain long. Le maroquin est fait d'après la peau
de chèvre. J'espère que celle-ci était bien préparée, car la
bibliothèque de Des Esseintes risquait d'avoir une saveur odorante
prononcée ! Mais après tout, n'est-ce pas un rappel encore une fois de
la corruption ? [...]